Par l’Association Nationale des Spécialistes en Population et Développement (ANASPOD)
Soumis à AlterPresse le 2 septembre 2010
À la base des préoccupations les plus urgentes auxquelles est confrontée l’humanité, on retrouve la population. Aujourd’hui, les réflexions sur ce sujet se posent avec acuité en raison de l’évolution inverse des éléments en présence : d’une part, l’accélération sans précédent de la population mondiale du fait principalement de la forte croissance démographique enregistrée dans les pays en développement depuis le début des années 1970 ; d’autre part, la tendance à l’épuisement dans un proche avenir de certaines ressources non renouvelables, du fait de la dégradation de l’environnement liées à un niveau élevé de la consommation et, surtout, de l’industrialisation effrénée des pays développés.
Dans le cas d’Haïti, la problématique liée au binôme population-développement est doublement inquiétante. D’abord, le pays subit les effets directs du déséquilibre croissant existant entre le nombre d’individus relativement important et la faible quantité des ressources disponibles. Ensuite, il vient d’être frappé par le tremblement de terre le plus dévastateur de ce siècle. C’est à la fois dans ce contexte international et national particulièrement difficile, que la communauté internationale de manière générale et Haïti en particulier ont commémoré la journée mondiale de la population le 11 juillet passé.
Malgré cette situation combien inquiétante, on doit avouer que cette journée a offert une opportunité particulière dans le contexte de la reconstruction du pays, puisqu’elle a précédé un important sommet sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) qui sera tenu en septembre 2010, au siège des Nations Unies, à New York, où sont attendus l’ensemble des pays membres de l’Organisation, dont Haïti. Et, forcément, les questions sur la population seront à l’honneur. Ne parlons pas de l’opportunité des différents forums et ateliers qui se font ici et ailleurs, relativement à la « reconstruction » d’Haïti, où il y a lieu aussi d’introduire des réflexions sur la thématique population. Toutes ces préoccupations signifient que le vocable « population » devrait être inscrit dans une approche scientifique. Dire par exemple que le taux de mortalité maternelle en Haïti est de 630 pour 100,000 naissances vivantes (Enquête Mortalité Morbidité et Utilisation des Services, EMMUS 2006) va au delà d’une simple donnée statistique. Cela traduit l’état de la santé maternelle de la population, en tant que conséquence des effets de politique de santé maternelle adoptée par les Responsables.
Les origines de l’analyse démographique
Les préoccupations démographiques sont anciennes. Plus de cinq mille ans : la Chine, l’Egypte ou l’Assyrie réalisaient des recensements. C’est le deuxième recensement de l’Empire romain, ordonné par l’empereur Auguste, qui a permis de connaitre les circonstances exactes de la naissance de Jésus-Christ.
Les historiens ont également trouvé des preuves que les Incas procédaient à des recensements. Selon les spécialistes de la civilisation inca, c’est même le système de recueil des statistiques et de recensement qu’ils avaient mis au point qui serait une des raisons de la domination de cet empire très centralisé. Ce système c’est celui des « quipus », fils de laine, de coton, de fibre d’agave, voire de cheveu, sur lesquels on faisait des nœuds. La position et la forme de ceux-ci donnaient des indications sur l’élément répertorié et la quantité. La grosseur et la couleur du brin étaient aussi des éléments de classification. Toutes ces cordelettes étaient réunies entre elles dans un grand ensemble formant un faisceau. Par cette méthode, les administrateurs de l’Empire inca disposaient d’une base de données. On connait ainsi le nombre d’habitants par sexe et par âge, mais on a aussi des informations sur leur état de santé.
Trois motivations différentes fondent généralement les discours sur la population : motivation économique, motivation politique et motivation religieuse. D’abord, le fondement religieux se justifie à travers le lien de protection entre Dieu et la population. Dieu protège un ensemble de gens qui prennent place sur terre. Le fondement politique de la population, lui-même, se précise en fonction du lien existant entre le pouvoir et la fiscalité. En effet, plus la taille de population augmente, plus le chef peut étendre ses pouvoirs, plus la perception des recettes est élevée.
Maintenant, allons au fondement économique du discours sur la population qui puise son origine dans le besoin de créer des richesses. Ainsi, chaque individu peut contribuer à cet objectif et est pris en compte dans la vie économique, car il dispose d’une force de travail (A. Smith, 1776). Une fois que les gens sont mobilisés dans l’économie, il faut les protéger afin de pouvoir assurer le bon fonctionnement de celle-ci. Ainsi se justifient le discours sur la population ainsi que les politiques sociales liées à cette mobilisation économique des individus. Ceux-ci considèrent les modes d’organisation des individus dans le travail, la protection contre les risques économiques (accident, chômage, maladie, vieillesse, etc.). Donc, il faut des statistiques pour prendre des mesures, à travers des politiques publiques, en vue de réduire ou atténuer ces risques économiques à travers un renforcement des mesures de protection sociale.
Les débuts de la prise en compte de la population dans les politiques sectorielles en Haïti
En Haïti, pendant longtemps, la thématique de population a été abordée dans sa dimension démographique quantitative. Par exemple, le recensement ou l’enquête indique le nombre d’habitants, le nombre d’hommes et de femmes. Plus tard, la question a évolué, car elle rend compte des aspects médicaux, au point que des indicateurs de santé et démographiques sont présentés dans les documents officiels, notamment ceux du Ministère de la Santé Publique, devenu Ministère de la Santé Publique et de la Population. Cependant, d’autres aspects de la population sont ignorés. Citons par exemple les thématiques liées à l’environnement, à l’aménagement du territoire, aux risques et désastres, etc.
Pourtant, quelque soit le secteur de développement, il est concerné par la thématique de population ; ce qui oblige les responsables politiques et les décideurs des politiques publiques à devoir disposer de données quantitatives sur l’effectif de la population, que celles-ci soient désagrégées par commune, par section communale, de sorte à renseigner sur le nombre de ménages par commune, par section communale, et sur l’effectif par sexe. Notons que nos statistiques rendent déjà compte de certaines caractéristiques d’ordre qualitatif. C’est le cas, par exemple, du pourcentage de population par niveau d’études et aussi du nombre de médecins par habitant. Ce sont des données utiles, voire indispensables, pour la planification et la mise en œuvre des politiques, des programmes et projets de développement. C’est une telle préoccupation qui nous force à questionner le projet de la reconstruction d’Haïti, au regard des données sur la population en Haïti.
Haïti avait créé au sein du Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) en 1994, une Secrétairerie d’Etat à la Population (SEP) en lieu et place du Conseil National de Population (CONAPO). Cette entité publique avait pour mission de travailler à l’élaboration, aux modalités de mise en œuvre et de suivi d’une politique de population, adaptée à l’environnement sociopolitique du pays, axée sur le concept et les principes du développement humain durable. Dans le cadre de son mandat, la SEP, avec le support de l’UNFPA et d’autres partenaires nationaux et internationaux, et sur la base d’une large participation tant à Port-au-Prince que dans les départements, avait produit un document de Politique Nationale de Population rendu public le 11 juillet 2000.
Le Gouvernement de Transition (2004-2006), suite au départ du président Aristide du pouvoir, en février 2004, avait relégué la Secrétairerie d’Etat en Direction de Population. Le Ministère de la Santé Publique (MSP), en atteste son nouvel organigramme, vient d’éliminer la partie population de sa compétence ; ce qui oblige donc à rechercher un autre ancrage institutionnel à cette thématique. C’est une opportunité qui se présente pour débattre rationnellement de l’entité qui doit s’occuper des thèmes de population.
Les défis de la reconstruction d’Haïti au regard de la thématique population
Tout ce qui vient d’être mentionné voudrait bien dire que pour traiter les sujets liés à la population, il faut nécessairement une compréhension des enjeux démographiques et sociaux du pays. De ce fait, en plus des chiffres, il faut des mesures de politiques publiques qui prennent en compte la variable de population qui est transversale. Bien avant le séisme du 12 janvier 2010, les quelques statistiques disponibles sur Haïti montraient les éléments suivants :
1- La population d’Haïti se chiffrait à 8, 373,750 habitants au recensement de 2003 ;
2- Le taux de la couverture forestière du pays est estimé à environ 2% ;
3- 55% de la population vivaient avec moins d’un dollar en parité de pouvoir d’achat (PPA) par jour ;
4- Plus de la moitié de cette population avait moins de vingt et un (21) ans.
En plus de ces statistiques, nous savons qu’avec un rythme moyen annuel de croissance de 2.4%, la population haïtienne atteindra plus de 16 millions d’habitants en 2032. Ces indicateurs ont bien changé avec le séisme et il nous faut voir comment ce problème de population est abordé de manière directe et indirecte dans le Plan d’Action pour le Relèvement et le Développement d’Haïti. Dans ce cadre, notre réflexion s’articulera autour des quatre grandes orientations de ce document. Ce sont les quatre (4) grands chantiers : 1) la refondation territoriale ; 2) la refondation économique ; 3) la refondation sociale, 4) la refondation institutionnelle. Notons que ce document du gouvernement haïtien a été approuvé par ses partenaires internationaux, à New York le 31 mars 2010.
Par ailleurs, signalons que malgré les ambitions de ce plan, il n’a pas pu se démarquer de certains documents antérieurement élaborés par l’Etat haïtien. Citons notamment le Cadre de Coopération Intérimaire (CCI, 2004), le Document de Stratégie Nationale pour la Croissance et la Réduction de la Pauvreté (DSNCRP, 2007), bien qu’il faille admettre que les impacts du séisme du 12 janvier engendrent un contexte bien différent de celui de ces deux documents.
Restons sur le document du plan d’action lui-même. Nous pensons qu’il représente un exercice bien trop facile pour adresser la refondation de ce pays, synonyme de son développement. En allant trop vite en besogne, la conception du document à travers les quatre (4) piliers a péché quant à la manière d’aborder les vrais problèmes de la population. Par exemple, les idées dégagées dans la refondation économique sont un « classique ». Ce sont des mesures qui seront prises après que les bases de cette refondation se seront posées. Notons en passant que les idées de cette refondation économique, telles qu’exprimées, sont décriées en Haïti. Rappelons que les mesures traditionnelles pour le secteur agricole, les investissements, l’accès au crédit et le secteur privé n’ont pas encore donné de résultat. D’ailleurs, le montant total qui sera alloué aux actions de ce plan correspond au budget consacré au secteur agricole déjà extrêmement compétitif dans certains pays développés. Et, l’agriculteur dans ces pays développés, est quelqu’un disposant des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) et qui s’informe des fluctuations des prix des denrées sur le marché international.
En ce qui a trait à la refondation institutionnelle, nous avions bien l’intention de signaler nos réserves sur cet aspect du document. La façon de traiter cette question échappe à la compréhension du simple mortel. Nous n’avons rien trouvé en rapport à ce que pourrait être la refondation institutionnelle, sinon que l’évocation de la question de la relocalisation des édifices publics détruits après le tremblement de terre. En ce sens, que signifie le mot institution ? Les édifices publics ou les règles de base de la société ? Ces éléments (édifices publics) auraient pu être inscrits dans un schéma de refondation territoriale. Le même cas de figure se pose quant aux réflexions sur les questions de logement de la population, inscrites dans la refondation sociale. Il faudrait dans un premier temps prévoir la logique de disposition des logements dans un plan de développement et d’aménagement du territoire. Ce n’est qu’après qu’on pourrait enchainer avec des politiques de logement qui peuvent avoir un aspect social (refondation sociale).
Restons dans la refondation sociale où sont aussi évoqués : la création d’emplois à haute intensité de main d’œuvre, la protection sociale, l’éducation, la santé, la sécurité alimentaire et la nutrition, l’eau et l’assainissement. Nous retrouvons des éléments qui sont identifiés à la refondation économique. Ici, nous ne voulons pas citer la création d’emplois à haute intensité de main d’œuvre qui, à notre sens, ne résoudra pas le problème d’emplois. D’ailleurs, cette pratique grandissante (« cash for work ») dans le pays pose de sérieux problèmes par rapport à la dignité de l’homme, la paresse et la corruption. De plus, le contexte de la mondialisation impose la création d’emplois qui génèrent de la valeur ajoutée. En mobilisant les gens de cette façon, on a raté l’occasion de valoriser des métiers tels : maçonnerie, électricité, plomberie et bien d’autres, ces métiers qui répondent bien à la logique de reconstruction des bâtiments. Et pour effet immédiat, on aurait résolu au moins deux problèmes : la création de nouvelles écoles techniques et la création d’emplois durables. Ce qui cadre en partie avec le volet « Formation Professionnelle » que l’on retrouve dans le sigle du MENFP (Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle).
En considérant l’aspect « eau et assainissement » dans la refondation sociale, une énième erreur s’est encore glissée, à savoir celle qui consiste à adresser des problèmes qui ne sont même pas posés ou mal posés. En effet, les éléments « eau potable et assainissement », « logements », « localisation des édifices publics » sont des éléments à adresser dans un plan d’aménagement du territoire (refondation territoriale). Quitte à ce que des politiques publiques viennent donner corps à l’aspect social. Par exemple, les projets de ville dans certains pays développés prévoient à la base des infrastructures en eau potable, évacuation des ordures ménagères, recyclage des ordures ménagères, etc. Vous comprenez pourquoi il est difficile d’adresser des réponses aux problèmes de détritus dans l’Aire Métropolitaine de Port-au-Prince, lesquels doivent être pensés et intégrés dans un schéma d’aménagement du territoire dans lequel on prévoirait des dispositifs en terme d’assainissement, de déconcentration des activités économiques et bien d’autres aspects qui répondent à un schéma de ville.
Nous terminons en adressant une proposition d’ancrage institutionnel pour prendre en compte la variable population, étant donné sa transversalité (migration interne, urbanisation, aménagement du territoire, migration internationale, environnement, questions de genre, emplois, aide humanitaire, filets sociaux de sécurité, santé de la reproduction entre autres). La dite variable exige une institution qui puisse garantir sa transversalité. Cette institution devra être dotée d’une capacité de coordination des actions, de façon à tenir compte des variables de population, dans toutes leurs dimensions et aspects. Il y aurait deux possibilités :
1-La Primature qui a une vision beaucoup plus macro et une autorité institutionnelle plus importante.
2-Le Ministère de la Planification et de la Coopération Externe (MPCE), qui d’ailleurs a un point focal pour cette thématique, et qui coordonne le Réseau national en Population et Développement (RNPD), un mécanisme interinstitutionnel regroupant les institutions tant du secteur public, du secteur privé que de l’international, dont la Direction de Population qui assure le secrétariat du réseau, l’IHSI, le CTPEA, l’Université, l’UNFPA, la Faculté des Sciences Humaines, le CEPOD.
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