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Haiti : Une société éducative

Par Roger Pereira *

Soumis à AlterPresse le 24 aout 2010

On ne peut parler aujourd’hui d’éducation sans tenir compte du contexte contemporain, celui d’un monde où les événements, les technologies, l’information, etc. se bousculent et s’activent à un rythme effréné. Cela explique en partie les crises successives que nous traversons. Or, dans ces contextes de crises à répétition, crises des domaines et des institutions, il convient de recourir à l’être, à son dynamisme, à sa capacité de trouver en lui les axes de solution et de renouvellement. À ce titre, l’éducation est tout sauf une chose anodine.

À l’intérieur d’un monde en expansion, nous nous trouvons, à des degrés divers, comme pris dans des vêtements trop amples pour nous ; comme si, en face d’une complexité grandissante, et en présence de bonds à la fois qualitatifs et quantitatifs, nous étions démunis et éprouvions, par la difficulté à faire naître le sens, à le libérer en quelque sorte, le sentiment amer de la frustration, de l’impuissance, et de la vacuité.

Les schémas linéaires auxquels nous nous sommes habitués ne suffisent plus. Nous nous voyons conviés à une approche globale (holistique) qui demande de notre part un effort d’imagination, une vision anticipative de grande envergure.

Il semble que, pour contrôler le mouvement brownien de l’accélération de nos sociétés, on doive revenir à l’essentiel, sans pour autant savoir d’avance et de façon exacte ce qu’est au juste l’essentiel. Pour y arriver, il faut l’effort et la réflexion de tous. Si l’on part du principe que l’essentiel n’a rien d’un postulat, et qu’il convient par un effort rigoureux d’analyse de lui trouver un contenu, cela suppose que l’on se débarrasse de l’anecdotique et du superflu, et que l’on procède à un élagage de ce qui empêche le domaine de l’éducation d’évoluer et d’aborder de façon critique la modernité.

Or, le monde actuel, de toute évidence, pose plus de questions qu’il n’offre de réponses. Dans ce climat d’incertitude, le domaine de l’éducation ne peut guère échapper au contexte sociologique contemporain ni à l’ampleur de sa problématique.

Mentionnons parmi ses aspects les plus importants : (1) la caducité des idéologies dures ; (2) le manque de leadership dans les domaines majeurs ; (3) l’effondrement des systèmes et leur remise en question ; (4) la crise des valeurs et des institutions ; (5) l’augmentation des savoirs ; (6) le mal-être des jeunes ; (6) les incertitudes des pays en quête de développement ; (7) l’omniprésence de la culture médiatique ; (8) le sentiment d’isolement à l’intérieur d’un tissu de communication technologiquement performant ; (9) les inquiétudes environnementales et l’obsession de la survie.

Il existe de par le monde des millions d’écoles pour presque 7 milliards d’habitants. Ces écoles plurielles ont certes raison d’inscrire leurs activités éducatives dans un rapport avec leurs sociétés respectives : elles ont leurs curricula, leurs objectifs, leurs finalités. Néanmoins, il ne faudrait pas perdre de vue le fait que toutes ces écoles multiples doivent s’inspirer de la mission première de l’ÉCOLE, comme telle, et mettre en œuvre dans leur habitat respectif les valeurs, la philosophie, les objectifs prioritaires, la finalité de l’École en tant qu’institution éducative.

Dans cet ordre d’idées, il existe comme un va-et-vient obligé entre la physionomie propre de chacune des écoles – son enracinement dans un milieu donné ; les réponses qu’elle apporte aux problèmes locaux – et ce qu’on pourrait appeler les valeurs universelles que chacune d’entre elles doit transmettre. C’est cet équilibre entre ce nécessaire enracinement et cet autre élément de transcendance qui fournit à l’école sa raison d’être et son efficacité.

En dépit des projets pédagogiques que se donnent à bon droit les écoles particulières, la mission propre de l’école, considérée comme un lieu institutionnel et professionnel, est de mener les enfants et les adolescents au monde adulte. L’école, vue sous cet angle, a un caractère initiatique. Par rapport à l’élève, elle fait figure de guide et sert de passage entre le milieu familial et un contexte plus large, plus complexe et plus diversifié, celui de la société dans laquelle il aura à prendre le chemin de son propre accomplissement. Pour les élèves, ce rapport intrinsèque à eux-mêmes contribue à leur donner cette distanciation, cet espace intérieur sans lesquels l’éducation ne peut rester qu’au niveau du simple modelage.

L’école n’est pas « la Cour des Miracles » où vient converger en vue d’être réglés la panoplie des problèmes sociaux dont notre époque se voit accablée. Les enseignants n’ont pas à prendre sur leurs seules épaules le poids de toutes les solutions de notre monde moderne. Leur fonction n’est pas porteuse de toutes les missions sociales et psychologiques. L’École ne doit pas à ce point se perdre dans les méandres et les labyrinthes du malaise actuel qu’elle en arrive à se détourner de sa raison d’être : la formation de la pensée au travers d’apprentissages bien maîtrisés, la formation de personnalités fortes et ouvertes, capables un jour de relever les défis auxquels elles auront à faire face.

Les qualités que l’on attend du maître répondent à des paramètres précis : (1) la maîtrise des connaissances ; (2) la compétence dans la gestion des savoirs à dispenser ; (3) une connaissance suffisante des théories de l’apprentissage, de la psychologie des enfants et des adolescents ; (4) la capacité dans le domaine relationnel à faire naître le sens.

L’enseignant n’est pas qu’un enseignant : il est aussi – et peut-être surtout – un formateur. Cela oblige à ne pas limiter la notion de curriculum au seul programme d’étude. Il faut en plus le considérer – et la nuance est majeure – comme un processus d’éducation/apprentissage organisé. En tant que formateur, l’enseignant doit se préoccuper des éléments suivants : (1) la place des processus d’apprentissage ; (2) la différence entre apprendre machinalement et comprendre ; (3) les rapports entre l’information et la formation ; (4) le lien obligé entre l’objectivité et la subjectivité – que nous relions à la notion de projet individuel et de configuration personnelle ; (5) la relativisation des programmes ; (6) les cheminements compatibles ; (7) les enseignements transformateurs.

Si l’on part de l’hypothèse que l’enseignement n’est pas qu’une pure technique, que son but n’est pas seulement d’apprendre à faire, mais aussi à être, que l’apprentissage des élèves doit s’inscrire dans une dynamique de transformation, la relation éducative ne peut éluder ou contourner la question des valeurs, sans qu’il faille pour autant tomber dans le travers de l’endoctrinement et du conformisme.

En fin de compte, l’École se trouve au carrefour d’une dissonance : la reproduction d’une société dans son état actuel et la transformation de cette société dans une perspective d’avenir.

On peut à bon droit se demander si les meilleurs professeurs ne devraient pas être dans les écoles primaires et secondaires, pour assurer la base des apprentissages nécessaires quand il s’agit d’apprendre à penser, à organiser les connaissances en de véritables savoirs ; cela ne pourrait qu’assurer la qualité de nos universités.

En dépit de son importance capitale, force est aujourd’hui de constater que l’École n’est pas la seule source de savoir ni le cerveau de toutes les idées. Il existe, en dehors d’elle, des cerveaux contextuels qui modèlent de leur influence la culture sociale et dont les finalités ne coïncident pas nécessairement avec celles qui d’ordinaire lui sont dévolues. De tels cerveaux contextuels peuvent conduire l’école à mettre en œuvre des apprentissages innovateurs – participatifs et anticipatifs – qui diffèrent des apprentissages qu’on lui connaît – adaptatifs et réactifs.

Le processus d’apprentissage doit aborder des situations nouvelles et englober l’acquisition de méthodologies nouvelles nécessaires à la vie dans un monde de changement. Au lieu de réagir sous la pression des chocs, dans le cadre de contextes restreints, il convient de voir plus loin que le présent et découvrir, absorber et créer de nouveaux contextes.

Les mouvements de la modernité obligent non seulement à des décisions originales, mais encore forcent les théories et les idéologies à se relativiser en tenant compte des changements macroscopiques de la réalité.

Dans un monde en expansion, nous devons cultiver une certaine humilité du savoir. Le rationalisme ne suffit pas à expliquer la complexité humaine. La science et ses modèles ne peuvent prétendre réduire le monde et sa réalité uniquement à ce qui en est observé, expérimenté ou scientifiquement prouvé. Il existe toujours une frange du réel qui échappe à l’objet d’étude rigoureusement circonscrit, et l’objectivité ne peut faire fi de l’apport indéniable de la subjectivité.

Le tissu des réalités auxquelles nous étions habitués craque de partout, et la stabilité se fait de plus en plus problématique, pour ne pas dire illusoire. On ne peut plus s’enfermer dans des systèmes monolithiques et clos. Les événements mondiaux constituent cet autre livre que nos élèves ont à lire sans qu’ils aient appris à le lire. Ils suscitent en eux tantôt la peur tantôt l’espoir. Le monde vient à eux et les interpelle. Dans bien des domaines, pour comprendre le monde, il est encore plus important d’apprendre à partir du futur qu’à partir du passé.

* M.A. en Histoire ; M.A. en sciences de l’éducation