Débat [1]
Par Marc Léo Laroche*
Soumis à AlterPresse le 4 aout 2010
Au coeur de cet été 2010 en Haïti, il y a lieu d’être foncièrement déprimé tant en raison de ce qui se passe sur le front des prochaines élections que de ce qui ne se passe pas en vue de l’amélioration des conditions de vie des sinistrés du séisme. Pendant ce temps, les hommes du pouvoir, quand ils ne spéculent pas sur les avantages à tirer de la reconstruction, batifolent en jouant aux manœuvres les plus machiavéliques leur permettant éventuellement de se succéder à eux-mêmes. Bien entendu, ils ne manqueront pas d’évoquer et de prendre à leur compte, les machinations qui ont fait leur preuve dans les années 90 quand la source du vrai pouvoir s’était déplacée à Tabarre ! En attendant, que leur importe les cris éplorés de la canaille ? De toute façon, ils en ont l’habitude. Cela fait très longtemps qu’ils ont appris à se mettre des œillères et à se boucher les oreilles. D’ailleurs, Néron, ne s’était-il pas amusé à chanter et à jouer de la lyre pendant que Rome brûlait ?
Le drame de ce pays est sans borne. C’est une tragédie grecque en permanence sous les tropiques. S’il est vrai qu’on a les hommes politiques qu’on mérite, à cette aune, les Haïtiens doivent être très peu méritoires. Pourtant, il ne leur suffit pas de supporter continuellement la domination des margoulins et des politicards et de subir inlassablement les affres de tous les cataclysmes de la nature, il leur faut encore s’accommoder des avatars d’un événement singulier dont les répercussions ne sont pas toujours manifestes du premier coup. Ce phénomène qui n’est autre que la fracture sociale par laquelle le pays s’est trouvé vidé d’une partie de sa population par l’émigration est unique dans son genre et n’a pas fait l’objet de toute l’attention qu’il aurait méritée.
Ce qui est significatif dans cette fracture, c’est l’importance de la ponction qui a été faite dans le tissu social de la nation. Le temps de quelques décennies, le pays s’est vidé de ses professionnels et de ses cadres potentiels, une partie importante du membership de sa classe moyenne. Dans les commentaires des analystes, ce phénomène est étudié en soi ou en regard de l’apport de la diaspora à la société-mère. Il n’y a, à ma connaissance, aucune étude sur les effets de cette saignée sur l’évolution d’Haïti, particulièrement, en rapport avec la constitution de la classe moyenne.
Or, les effets sont considérables. Ils sont tels que l’équivalent dans l’ordre géophysique ou géographique aurait été perçu comme un accident géologique d’importance avec des conséquences néfastes sur cette portion de la biosphère. Mais L’événement sociologique n’avait pas amené les analyses qu’il justifiait pas plus qu’il n’avait permis de tirer les conclusions qui s’imposent pour la gouverne du pays.
Car la perte par une société de la plus grande partie de sa classe moyenne est loin d’être anodine. Dans tous les pays sous-développés, cette classe est la colonne vertébrale du développement. Elle est le moteur de l’économie par son éducation, son dynamisme et son ingéniosité. En plus de générer les industries dont le pays a besoin pour se développer, elle occupe la première place dans la consommation des produits de transformation. De sorte que, du jour au lendemain, le pays s’est trouvé privé de ce qui aurait pu être le fer de lance de son économie. La ponction faite à cette classe n’a pas rendu possible l’élaboration d’une dynamique favorable à l’éclosion des conditions du développement.
À la veille de l’an 2000, la structure de classes en Haïti était semblable à ce qu’elle était du temps de la colonie avec un poids relatif de 10 à 13% pour la classe moyenne ou celle des affranchis. Dans les deux cas, une structure pyramidale à très large base populaire qui s’effile du milieu au sommet. Avec l’extraction des éléments les plus significatifs de la population en termes éducatifs, soit les professionnels, les cadres et les entrepreneurs potentiels, c’est une situation de stagnation voire de régression qui est générée, comme si en 200 ans, aucune mobilité sociale n’a été possible. Il y a, en effet, un lien majeur entre l’importance statistique de la classe moyenne dans la structure démographique d’une société et son démarrage vers son développement. Il en est de même lorsque cette société franchit la ligne imaginaire qui l’autorise à porter le nom de société émergente. Cela vaut pour les géants comme la Chine et l’Inde comme cela vaudrait pour un lilliputien comme Haïti.
L’état de la situation d’Haïti commandait donc une réaction de la part du gouvernement. À défaut de trouver des solutions réellement adéquates, il aurait été possible d’y remédier un tant soit peu par des mesures circonstancielles compensatoires. La première de ces mesures aurait été la non-interdiction de la double nationalité. À cet égard, les constituants de 1987 ont raté une bonne opportunité d’être utiles au pays. Ils auraient été, en effet, bien avisés de tenir compte de la problématique sociologique du pays avant de maintenir le statu quo dans la nouvelle constitution. En regard des conditions sociales d’alors, ce n’était pas seulement une erreur, c’était une faute.
Bien entendu, une telle mesure n’aurait pas déclenché le retour des émigrés, mais en leur permettant de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, un premier pas aurait été fait en vue de leur intégration dans l’organisation sociale du pays, générant potentiellement par le fait même, des apports plus substantiels, à beaucoup d’égards, que les centaines de millions qu’ils libèrent annuellement dans l’économie du pays. [2] Mieux encore, cela aurait permis d’impulser les différents secteurs de la société afin, ultimement, de favoriser le démarrage vers le développement.
On peut mettre en perspective les étapes de la croissance économique ainsi que les moyens techniques pour y parvenir. Mais, on doit savoir que cette croissance est supportée par une classe sociale dont les attributs en font la plus dynamique et la plus industrieuse. D’ailleurs, même dans les sociétés bénéficiant d’une structure économique qui les classe d’emblée parmi les sociétés riches, la classe moyenne continue à jouer un rôle important. C’est sur elle que repose en grande partie l’assiette fiscale à la base des budgets gouvernementaux. Autant dire que pour l’équilibre et le développement du pays, il est de la plus haute nécessité que la fracture sociale soit comblée ou, à défaut, que des mesures gouvernementales soient prises en conséquence. La première d’entre elles pourrait être l’abolition des articles 13 et 15 de la constitution.
Corrélativement, il importe aussi que des alternatives à l’aide internationale soient envisagées. À cet égard, parallèlement aux mesures permettant aux émigrés de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, on peut être porté à souscrire à quelques-unes de celles préconisées par l’économiste Jean-Eric Paul [3]. Selon ce dernier, la création, entre autres, d’une banque nationale de développement suivie du lancement d’un grand emprunt national auprès des membres de la diaspora serait une alternative valable à la dépendance de l’aide internationale pour amorcer le développement du pays. Dans son point de vue, la réussite d’un tel projet suppose que les normes de gestion les plus rigoureuses soient éventuellement respectées.
À condition, en effet, que cette banque soit munie de tous les garde-fous de gestion nécessaires pour empêcher la corruption ou les prévarications, sans oublier bien entendu, la compétence des administrateurs au premier chef, cette idée vaut la peine d’être étudiée. Il va sans dire que les chances de mener à bonne fin un tel projet sont d’autant plus grandes que le contentieux concernant la prohibition de la double nationalité ait été réglé dans le sens des revendications populaires.
*Sociologue
3 juillet 2010
[1] Il n’est pas question de soulever la controverse entourant la notion de classe moyenne. Le but ici c’est, non pas d’y aller d’une analyse sémantique ou conceptuelle, mais de faire une observation pragmatique.
[2] On évalue à près de deux milliards les sommes libérées par la diaspora dans l’économie haïtienne annuellement sans compter les sommes dérivant des activités informelles.
[3] Jean-Eric Paul : Existe-t-il une alternative à l’aide internationale ? Le Matin nov 2008