Débat
Par Roger Pereira *
Soumis à AlterPresse le 6 août 2010
Aujourd’hui, nombre de gens poussent des cris d’orfraie devant la possible élection à la présidence de Wyclef Jean, dans un pays en ruine – physiquement et mentalement délabré – et qu’il incombe urgemment de rebâtir tant sur le plan physique que celui des manières de faire et de voir, mais aussi, et fort probablement avant tout, des mentalités.
On s’en inquiète en arguant de son inexpérience politique, de son peu de prestige intellectuel, associé d’ordinaire en Haïti à la possession de diplômes prestigieux et à la renommée des universités qui les ont délivrés.
Ce faisant, on semble oublier qu’un pays est plus qu’une société de gens de lettres et de savants, et que les formes d’intelligences sont plus vastes que supposées et qu’elles comprennent, selon, du moins, le point de vue de Howard Gardner, ces types d’intelligences ayant un rapport avec les dimensions sociales, existentielles, mais aussi morales, de l’endroit où l’on vit. De ce point de vue, l’intelligence politique ne se conçoit pas sans la relation que l’on a avec le peuple et sans l’attention que l’on accorde aux conditions concrètes qui lui sont faites.
Or, à cet égard, l’histoire politique et sociale d’Haïti a tout d’une monumentale faillite, de 1804 à nos jours. La ruine physique du pays s’est ajoutée à sa débâcle sociale.
De 1804 à nos jours, ceux qui ont pris la direction du pays et qui se sont succédé, selon les mêmes schèmes et les mêmes modèles, ont pris, à la manière d’un système, la place et les avantages des anciens esclavagistes.
Aujourd’hui, la bourgeoisie, les élites intellectuelles et économiques, les têtes de file du monde politique constituent une caste de privilégiés qui, à part les mots, ne change rien à la réalité du pays.
Le peuple est de plus en plus pauvre et eux, les bien-nantis, les bien-pensants, de plus en plus riches. Le peuple, l’objet de leur superbe et de leur mépris, sert de prétexte et de matière première à leur ambition, à leur insolence, et à leur quête gloutonne et quasi sensuelle du pouvoir. Il s’est créé, entre eux et ceux que l’on qualifie de peuple, une ligne de fracture et de démarcation, à la fois idéologique et réelle, servant à isoler et à séparer ceux,- qui ont et qui sont de ceux qui n’ont rien et qui ne sont pas – des structures immobiles, tout le contraire d’une histoire vivante et constructive.
Cette situation, d’une vie en vase clos des uns et d’ostracisme de tout un peuple à l’intérieur d’un même pays, ne pouvait qu’aboutir à cette tragédie économique, sociale, et politique qui, en définitive, fait le malheur de tous.
À cette nuance près que, dans cette négativité tenant lieu d’atmosphère au pays, dans ce climat de gêne et d’encombrement, ceux qui se trouvent du bon côté de la barrière ont toutes les commodités de le quitter, alors que ceux - que le poids de la misère accable - n’ont d’autre issue que la désespérance, vécue comme une malédiction.
Une situation à ce point intolérable que les miséreux de ce monde, au demeurant inqualifiable, nourrissent, dans une désolation proche du néant, l’attente d’un monde meilleur – après une vie qui n’en est pas une – dans une perspective à la fois religieuse et symbolique de l’ordre messianique et eschatologique.
Cela leur tient lieu de culture : ils attendent un sauveur qui n’en finit pas d’arriver.
Cette sotériologie, quand elle se traduit dans la sphère politique, est à la source des ambiguïtés, à bien des égards dangereuses, dans la relation du politique et des attentes sociales que suscite l’extrême pauvreté.
Si bien des intellectuels et des politiques redoutent, comme la peste, les mouvements dits populistes et les égarements qui pourraient s’ensuivre, il convient de reconnaître, à moins de cynisme et d’hypocrisie, que ce sont justement le comportement des élites et leur peu de souci de la misère du peuple qui ont fini par créer ces courants populistes qu’ils dénoncent par toute sorte d’arguments pour que rien – en définitive et tout comme avant – ne change.
* Professeur retraité, Canada
Roger.pereira@videotron.ca