Español English French Kwéyol

Haiti : Pour un "historien tardif"

In Memoriam Roger Gaillard (10 avril 1923 – 25 mai 2000)

Par Yves Michel Thomas*

Soumis à AlterPresse le 23 mai 2010

Dix années ont déjà passé. Si les blessures de cette décennie pouvaient cicatriser aussi vite que le temps s’est écoulé ! Il y a dix ans disparaissait l’historien Roger Gaillard. Ce départ m’avait stupéfié d’autant plus que j’avais eu un long entretien avec lui sept semaines plus tôt. Chez lui, à la rue Camille Léon, le matin du vendredi 14 avril 2000. Grâce à sa fille, Gusti-Klara qui fut mon professeur d’histoire à l’École normale supérieure de Port-au-Prince, j’avais pu facilement obtenir un rendez-vous pour enregistrer une entrevue. Je me souviens encore, à ma grande surprise, de la modestie du lieu, en harmonie avec celle de cette personnalité de la vie intellectuelle de ce pays d’Haïti. J’ai en mémoire cette étonnante accessibilité, cette prudence dans l’expression de son point de vue. Je me rappelle surtout de sa réponse quand je lui avais demandé comment il était arrivé à embrasser le métier d’historien – je cherchais un lien de causalité entre l’influence de son oncle Félix Viard, opposant résolu à l’occupation américaine (1915-1934), et le choix de l’histoire : « Non, non pas du tout (…), je suis un historien tardif ». Par cette belle formule, historien tardif, Roger Gaillard avait simplement voulu signifier qu’il n’était venu que très tard à l’histoire. Au début, à la fin de ses études classiques, sa passion était les belles-lettres. Durant ces deux heures d’entretien Roger Gaillard n’avait raté aucune occasion pour me rappeler qu’il n’était pas historien mais un « chroniqueur du passé ».

Entré à l’École normale supérieure de Port-au-Prince (ENS) en janvier 1995, j’avais très vite appris que Gaillard faisait de l’histoire événementielle. À l’époque je n’avais pas assez de modestie pour rétorquer quelle histoire on fait à l’ENS ? J’avais gobé ! Au cours de ces trois années au Département des Sciences sociales, la promotion 1994-1997, Les écoles historiques d’Hervé Martin et de Guy Bourdé, et les Combats pour l’histoire de Lucien Febvre étaient les indiscutables. On ne lisait presque pas, ou très mal, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien de Marc Bloch. Je ne pouvais même pas apprécier la valeur du cadeau que Bérard Cénatus m’avait gracieusement offert : Sur la "crise " de l’histoire de Gérard Noiriel. On préférait le ton polémique et la charge de L. Febvre contre les représentants de l’école méthodique française, Langlois et Seignobos. On avait un cours d’introduction à la sociologie. À propos de Max Weber on avait surtout évoqué protestantisme, capitalisme, désenchantement du monde, et immanquablement monopole de la violence physique légitime. Pas un mot sur le 2e Essai des Études critiques pour servir à la logique des sciences de la "culture" de Max Weber. Or il aurait été tellement intéressant pour nous, qui prétendions disposer de suffisamment de compétences pour qualifier les publications de Roger Gaillard, de lire attentivement « Les éléments pour une discussion des idées d’Édouard Meyer » et « Possibilité objective et causalité adéquate en histoire ». Finalement, les difficultés de la pratique historienne en Haïti nous étaient très lointaines. Néanmoins, je ne regrette pas ces belles années à l’ENS, elles ont été intellectuellement très fructueuses, tellement stimulantes.

Les séries historiques de R. Gaillard, Les Blancs débarquent et La République exterminatrice, souffrent d’évidentes lacunes. Je retiens, par exemple dans la première, l’embastillement chronologique dans la mesure où, ne posant pas un problème à résoudre, la chronologie constitue l’unique fil conducteur du récit. En schématisant, on peut dire qu’il a été davantage proche des historiens du 19e siècle que de son contemporain Hénock Trouillot. Toutefois, R. Gaillard témoignait de ce que l’historienne Arlette Farge appelle le goût de l’archive. En effet, l’histoire, comme connaissance indirecte des sociétés grâce aux traces vestigiales, n’est possible que par la recherche, la collecte et le traitement des sources disponibles et accessibles. Les œuvres de tous les historiens de métier sont également le fruit de ce travail sur les sources. Celles d’Hénock Trouillot, de Jean Fouchard, de Benoît Brennus Joachim, de Leslie Manigat, de Georges Corvington, de Vertus Saint-Louis, de Georges-Eddy Lucien (thèse de doctorat en cours d’édition), et de bien d’autres. C’est le fondement empirique de l’œuvre l’historienne [1]. Faire de l’histoire ne consiste pas à tenir un discours sur le passé. Elle n’est pas non plus, même en ayant recours à des documents d’époque, une convocation du passé dans le prétoire pour développer un réquisitoire de ministère public. Indépendamment de la valeur éthique, morale et politique de la cause entendue. Pour le philosophe Hegel, l’histoire est le tribunal du monde. Pour l’historien Marc Bloch, elle est la connaissance des hommes dans le temps. On ne fera certainement pas progresser les sciences historiques en Haïti en répétant à tout va que Roger Gaillard a fait de l’histoire événementielle. Il est urgent de poser les questions essentielles notamment celles relatives aux conditions concrètes de la production historiographique : la formation disciplinaire, l’état des fonds d’archives et leur accessibilité, le cadre institutionnel de la recherche, l’élaboration de projets de recherche, et autres. Il est préférable d’aborder l’œuvre de R. Gaillard en ayant ces considérations à l’esprit, afin de comprendre l’immensité de la tâche de tout historien en Haïti. Et surtout la nécessité d’une entreprise collective, laquelle seule permettra, éventuellement, de parler de « communauté scientifique » de praticiens et de praticiennes de l’histoire.

Pour conclure, étant donné le faible développement de la discipline historique et sa précarité institutionnelle (c’est d’ailleurs un euphémisme !) en Haïti, une définition consensuelle de l’historien, acceptable d’un point de vue pragmatique, serait : est historien, aujourd’hui en Haïti, le chercheur qui s’efforce de connaître les hommes dans le temps grâce au labeur patient sur les sources en respectant les règles méthodologiques minimales du métier ; et qui publie le fruit de ses recherches sous forme d’articles ou d’ouvrages. Roger Gaillard voyait juste en me disant que « l’essentiel n’est pas de faire de la recherche, c’est d’écrire sur les résultats de sa recherche ». En effet, l’historien s’efforce d’être un médiateur entre le présent et le passé, entre les hommes d’aujourd’hui et ceux d’hier. Quand cette réponse : « Je suis un historien tardif ! », me revient en mémoire, dix ans après sa mort, je ne peux m’empêcher de penser à la nouvelle compréhension de l’Antiquité tardive qui n’est plus perçue comme décadence, mais comme période charnière pour la transmission de toutes les connaissances patiemment et difficilement accumulées par les civilisations de l’Antiquité. Avec sa simplicité, comme unique défense, Roger Gaillard se voyait en modeste passeur. Roger Gaillard fut un grand historien haïtien.

* Ancien élève de l’ENS de Port-au-Prince
_ Doctorant en Histoire à l’Université Laval, Québec.
_ [myvitch@gmail.com


[1« Ensemble d’assertions dont la vérité ou la fausseté ne peut être tranchée sans recourir à l’observation du monde empirique ».
« Les sciences empiriques sont des langages de description du monde qui doivent de produire un type particulier de connaissance aux épreuves empiriques que la structure de ces langages rend possibles et nécessaires pour faire preuve logique ».

Voir respectivement : Le raisonnement sociologue. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel (1991), p. 398 et Le raisonnement sociologique. Un espace non-poppérien de l’argumentation, (2006), p. 544.