Ndlr : AlterPresse reproduit ici les conclusions de la table ronde, organisée par la branche en Haïti de l’organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) et International Media support (Ims) à la Baz Lanbi, le lundi 3 mai 2010 (Journée mondiale de la liberté de la presse), autour du thème « Le rôle des médias haïtiens dans la reconstruction ».
Par Mehdi Benchelah [1]
Soumis à AlterPresse le 3 mai 2010
Port-au-Prince, le 3 mai 2010
Avant de commencer mon allocution sur le thème de cette rencontre, je voudrais rappeler un point important.
En réalité, les médias haïtiens ont commencé, dès le 13 janvier, à jouer leur rôle dans le redressement du pays. Le lendemain du séisme, qui a fait entre 250.000 et 300,000 victimes, les professionnels des médias ont su relever le défi et participer aux efforts de secours avec leurs propres armes : un stylo, un enregistreur, une caméra ou un ordinateur pour les plus chanceux.
Leur travail a contribué à sauver de très nombreuses vies. On ne saura jamais le nombre exact.
Mais une chose est certaine : quand survient un événement aussi dramatique, l’information est vitale. Presque aussi vitale que l’eau et la nourriture.
Malgré d’immenses difficultés, en particulier sur le plan matériel, les journalistes haïtiens ont participé, de manière active, à l’immense effort de solidarité, mis en place pour aider Haïti à se relever du drame du 12 janvier.
Tant d’informations vitales ont déjà été véhiculées par les médias haïtiens. Je voudrais en rappeler quelque unes.
Ils ont transmis des informations sur l’ouverture de centres de santé, sur la localisation des services pour obtenir une aide médicale, sur les questions d’hygiène ou de sécurité, sur la disponibilité de camps d’hébergement, sur la dangerosité de certains lieux, sur la possibilité de trouver un emploi temporaire…
Les médias ont permis aux survivants d’exprimer leur désarroi, de réaliser qu’ils n’étaient pas seuls, puisque le reste de la nation était solidaire de leur douleur et les écoutait. En interviewant les gens, les journalistes ont participé à un travail de thérapie collective, nécessaire au processus de deuil qui prendra probablement des années.
Les journalistes et les médias ont fait leur part aux lendemains de cette tragédie.
Mais maintenant, l’œuvre de reconstruction dans la durée a véritablement commencé, et les médias haïtiens doivent définir plus précisément leur contribution et la mettre en œuvre.
Comme vous le savez, nous sommes ici pour célébrer trois événements en même temps : la Journée mondiale de la liberté de la presse qui tombe le 3 mai, comme chaque année, l’inauguration du local « Baz Lanbi » qui va accueillir trois associations de journalistes haïtiens, l’Association des Journalistes Haïtiens (Ajh), SOS Journalistes, le Groupe Médialternatif (GM). Et surtout, nous sommes ensemble pour débattre du rôle des médias haïtiens dans le processus de reconstruction du pays.
Autour de ces trois événements, il y avait la volonté de l’Unesco de réunir la famille des journalistes haïtiens.
Nous pensons qu’il est important que les journalistes se retrouvent afin qu’ils puissent échanger entre eux de manière informelle et qu’ils se rappellent qu’un lien particulier les unit.
Car la famille des journalistes est liée par des valeurs et par le souvenir de ses morts – je pense à tous les journalistes haïtiens qui ont été tués aux cours de ces dernières années et à ceux qui ont été forcés à l’exil parce qu’ils jugeaient que leur pays avait droit à la vérité. Ces journalistes jugeaient que la vérité était plus importante que tout, plus importante que leur propre vie.
On ne devient pas journaliste par goût de l’argent.
On exerce ce métier par passion. On le choisit parce que l’on estime qu’une société mieux informée est le meilleur gage contre l’injustice et l’autoritarisme, sous toutes ses formes.
Il y a quelque chose d’éminemment noble dans la profession de journaliste, un métier fondé sur une quête de vérité et un idéal de justice. Évidemment, nous ne sommes pas toujours à la hauteur de cet idéal, c’est d’ailleurs le propre des idéaux de nous pousser à toujours dépasser nos limitations pour tenter de nous élever jusqu’à eux.
Mais il est fondamental que les journalistes s’efforcent de définir des règles éthiques et professionnelles et qu’ils cherchent à les respecter pour se rapprocher du monde des Idées où demeure l’archétypique du journalisme authentique.
On dit parfois qu’un journaliste n’a pour unique possession que sa crédibilité.
Cette crédibilité ne se bâtit pas en un jour. Elle est le fruit d’années de travail et de rigueur, de refus de la facilité. Sa crédibilité, c’est sa protection, c’est son talisman, elle forme son bien le plus précieux.
C’est pourquoi les médias, qui décident, au final, de ce qui sera diffusé ou non, doivent éviter de faire des choix de courte vue.
Si un média fait le choix de la crédibilité, d’une vision à long terme, il pourra devenir un jour une institution dans le sens le plus noble du terme. C’est-à-dire une organisation humaine qui survit à ses créateurs, qui traverse les générations et imprime, dans la psyché et le destin d’une nation, une marque durable.
Mais pour cela, il faut accepter de sacrifier les calculs financiers ou politiques de court terme. C’est le prix à payer pour devenir une source d’information incontestable qui jouit de la confiance de la population et des autres journalistes.
À mes yeux, le journalisme est probablement un des plus beaux métiers du monde. Il vous permet de relater différents points de vue. Il nourrit votre curiosité intellectuelle. C’est un métier qui vous engage à dénoncer les injustices et les dysfonctionnements, et, par là même, qui aide à les combattre.
C’est enfin une profession qui a une fonction sociale évidente, car, sans information de qualité, il est extrêmement difficile pour la population ou pour les décideurs de faire de bons choix.
J’ai moi-même exercé le métier de reporter pendant près de 12 ans.
Entre autres, j’ai travaillé dans les Balkans, puis en Algérie pendant les sombres années du terrorisme, en Palestine avant et pendant la Seconde Intifada et en Irak après l’invasion américaine.
Au cours de ces années, j’ai réalisé que les journalistes les plus importants, ceux qui, au final, avaient le plus le pouvoir de modifier le destin d’un pays, étaient les journalistes locaux.
Bien plus que les journalistes étrangers, les journalistes locaux sont des vecteurs fondamentaux pour faire évoluer leur pays vers plus de démocratie.
Je vais prendre l’exemple de l’Algérie, un pays que je connais bien.
Tout d’abord, parce que c’est celui de mon père et ensuite parce que j’y ai travaillé comme jeune journaliste pendant les années de la décennie noire dans les années 1990.
En Algérie, plus de 90 journalistes ont été assassinés, principalement par les groupes islamistes. Pourtant, c’est grâce à leur courage qu’il existe aujourd’hui une presse algérienne qui continue de se battre et de dénoncer. Malgré le prix extrêmement élevé qu’ont dû payer les professionnels de la presse, l’espace de liberté d’expression s’est élargi.
Aujourd’hui, la presse algérienne combat pour survivre chaque jour, mais elle est l’une des plus libres du monde arabe. La presse locale forme l’un des acteurs les plus dynamiques œuvrant pour que ce pays évolue vers plus de liberté et de démocratie.
De son côté, Haïti a fait un chemin considérable.
De la125e place en 2004 sur la liste de Reporters Sans Frontières, elle a gagné aujourd’hui la 58e place. Et ce chemin parcouru, Haïti le doit en grande partie au courage de ses journalistes.
Je ne vais pas m’exprimer plus avant sur le rôle des médias haïtiens dans le processus de reconstruction pour une simple raison : c’est aux professionnels des médias haïtiens qu’il revient de le faire, je ne pense pas que ce soit à l’Unesco de le définir.
La seule chose que nous avons souhaitée, avec l’IMS, c’était offrir un cadre de discussions, dans lequel les différentes perspectives sur le rôle des médias s’exprimeraient.
Car, au final, c’est une réflexion qui appartient aux Haïtiens.
La table ronde d’aujourd’hui aura permis, je l’espère, d’explorer les perspectives de nombreux acteurs des médias, mais aussi celles des autorités administratives et politiques haïtiennes sur le rôle des médias dans le processus de redressement du pays. L’Unesco va produire, très prochainement, un rapport qui synthétisera les interventions des personnes qui ont participé à ce débat.
Ce document sera prochainement mis à la disposition des professionnels des médias et du ministère de la culture et de la communication, pour que les échanges d’aujourd’hui puissent avoir un impact sur le long terme et contribuent au renouveau d’Haïti.
Je voudrais conclure cette table ronde en relayant une partie du message de Mme Irina Bokova, la Directrice générale de l’Unesco, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse :
« Cette Journée mondiale de la liberté de la presse, qui a pour thème la liberté d’information, vient nous rappeler l’importance de notre droit de savoir.
La liberté d’information est le principe, selon lequel les organisations et les gouvernements ont le devoir de communiquer ou de rendre facilement accessibles les informations qu’ils détiennent à quiconque souhaite en prendre connaissance, en vertu du droit du public d’être informé.
Le droit de savoir est la clé d’autres droits fondamentaux, et le gage de plus de transparence, de justice et de développement. Avec la liberté d’expression, qui lui est complémentaire, il est l’assise même de la démocratie. (...)
J’appelle les gouvernements, la société civile, les médias et chacun à se mobiliser aux côtés de l’Unesco pour promouvoir la liberté d’information dans le monde entier. »
Pour finir, je voudrais remercier tous ceux qui ont travaillé à l’organisation de cette table ronde et à tous les participants d’avoir accepté de venir aujourd’hui.
Mehdi Benchelah
[1] Chargé de la communication et responsable des programmes d’appui aux médias haïtiens
Unesco, Port-au-Prince.