Prise de position de 6 organisations et plateformes
Document soumis à AlterPresse le 5 mai 2010
Plus de trois mois après le séisme du 12 janvier 2010, nous, organisations haïtiennes signataires de cette note, constatons avec amertume et inquiétudes une absence patente de leadership et de prise de décision de la part des autorités publiques en ce qui concerne un ensemble de questions cruciales sur lesquelles la population attend des réponses claires. A travers cette note, nous lançons un appel pressant aux dirigeants de l’Etat pour qu’ils assument leurs responsabilités de manière à éviter une aggravation de la situation.
1. La problématique des déplacés-es internes et le processus de relogement
La majorité de ceux/celles qui se trouvent dans la rue, dans des espaces publics ou privés y demeurent parce qu’ils/elles n’ont plus de maisons où vivre, parce qu’ils/elles n’ont pas les moyens de réparer leurs maisons endommagées ou tout simplement parce qu’ils/elles ont peur de pénétrer sous le béton. Toutes les familles déplacées ne sont pas intéressées à être relogées dans les sites de relocalisation. Certaines souhaitent retourner à leur ancien domicile moyennant réparation et/ou déblayage de leur espace de vie et pour cela, ils ont besoin d’accompagnement. Jusqu’à quel point peuvent-ils compter sur un support de l’Etat, fut-ce à travers des prêts à conditions raisonnables, pour se redonner un toit et laisser la rue ?
Plusieurs options pour le logement des déplacées avaient été annoncées. Cependant, à date, une seule a été appliquée pour un nombre infime de personnes. En lieu et place de la mise en œuvre d’une diversité de stratégies, nous assistons au contraire, à un phénomène nouveau, irresponsable et dangereux où l’Etat laisse le soin aux privés et même à des enfants de négocier avec les déplacés-es leur retrait des espaces au risque d’affrontements. Ce qui s’est passé récemment entre lycéens désireux de retourner à l’école et des déplacés-es qui ont besoin d’un endroit pour dormir ; ou ce qui s’est produit auparavant au stade Sylvio Cator et encore dans d’autres espaces privés augurent de mauvais jours et des dérapages regrettables si rien n’est fait par les autorités pour gérer ces problèmes. Pour éviter des confrontations entre ceux qui ont besoin de satisfaire leur droit à un logement et ceux qui réclament leur droit à l’éducation, il faut le leadership de l’Etat, garant, selon toutes les conventions, de ces droits. Ce n’est pas aux enfants, ni aux directeurs d’école, ni aux privés dont les espaces sont habités par des déplacés-es de procéder au déguerpissement forcé ou négocié de ces derniers, mais à l’Etat.
2- La gestion des camps
Le manque de coordination dans la gestion des camps est source de confusion et de frustrations. Les autorités ne sauraient s’en remettre au bon vouloir des ONGs internationales pour gérer des populations dont le nombre dépasse parfois celui d’une commune. Il n’est pas normal que les représentants des Collectivités territoriales et/ou de l’Etat Central soient complètement absents au moment de communiquer des informations importantes aux populations en ce qui concerne leur délocalisation, au moment des déplacements et sur les lieux de relogement. Les familles à déplacer ne sont pas toujours informées en détail sur ce qui se prépare concrètement en leur faveur, sur ce qui les attend en termes de services de base dans les nouveaux espaces, sur les opportunités d’emploi, etc. pour pouvoir prendre une décisions éclairée.
3. La réouverture des classes
Les autorités de l’Etat ont annoncé la réouverture des classes, dans un contexte où la majorité des familles sont ruinées et les établissements scolaires rendus non fonctionnels par manque de moyens financiers ou parce qu’ils ne sont pas en mesure de déblayer leurs sites. La plupart des parents haïtiens ne peuvent plus payer l’écolage de leurs enfants dans un pays où l’accès à la majorité des établissements scolaires n’est pas gratuit. D’un autre côté, les responsables d’écoles, décapitalisés, commencent déjà à réclamer des parents le paiement intégral des quatre premiers mois de l’année (janvier-avril), et menacent de renvoyer les enfants qui viennent à peine de reprendre le chemin de l’école. Quel type d’appui l’Etat haïtien compte-t-il donner après le séisme pour garantir le maintien des enfants à l’école ? En quoi consistera l’accompagnement pour les enfants handicapés ? Les nombreux établissements qui accueillaient la majorité de la clientèle scolaire et qui n’ont bénéficié d’aucun appui pour le déblayage, resteront-ils les grands oubliés de la restauration à côté de la poignée d’établissements dits " Grandes Ecoles » ? Va-t-on continuer à faire de l’école haïtienne un lieu de discrimination comme par le passé ou fera-t-on l’effort pour que cet espace contribue finalement à l’intégration et à la cohésion sociale ?
4- La distribution de l’aide et la reprise des activités économiques
Si le gouvernement exprime son intention d’arrêter la distribution de l’aide alimentaire pour redynamiser le marché national, en revanche, il n’a pas encore indiqué quelle mesure transitoire il compte adopter pour éviter que cet arrêt ne soit synonyme de famine pour un grand nombre de personnes.
La phase d’urgence est, certes, passée, mais aucun programme véritable d’accompagnement ni de réinsertion n’est proposé. Comment vont survivre les Haïtiens/Haïtiennes qui se retrouvent sans emploi après le séisme, ou qui ont perdu leurs entreprises, leurs petits commerces ? Le gouvernement n’a encore rien annoncé en ce qui concerne les prêts bancaires ou le refinancement des activités génératrices de revenus, anéanties après le cataclysme du 12 janvier.
5- Les réparations et constructions après le séisme
Une simple observation à travers les rues des villes touchées par le séisme permet de conclure que les mêmes pratiques d’antan en matière de construction, n’ont pas changé dans l’ensemble. Les matériaux utilisés dans la réparation des maisons subissent la même préparation d’avant le séisme ; les maçons et contremaîtres reprennent leur besogne comme à l’ordinaire sans aucune nouvelle directive, réorientation et formation de la part des services concernés de l’Etat, rééditant ainsi les mêmes erreurs à la base de ce lourd bilan de pertes en vies humaines dépassant les 250,000 personnes.
6. Les risques de nouvelles catastrophes et les mesures de prévention
Alors que le président de la République a attiré l’attention sur l’éventualité de nouvelles catastrophes qui pourraient frapper Haïti, aucune campagne systématique de sensibilisation en vue de la prévention à travers le territoire n’est observée de la part des pouvoirs publics. Les Haïtiens et Haïtiennes risquent de se retrouver comme avant le séisme insuffisamment informés sur les meilleurs comportements à adopter si un autre cataclysme se produisait.
Recommandations
En vue d’éviter une détérioration de la situation, nous organisations signataires de la présente note, formulons les recommandations suivantes aux autorités :
Assumer le leadership de tout ce qui concerne le déplacement des populations sinistrées, qu’elles se trouvent dans des espaces publics ou privés, et ne pas laisser cette tâche à des initiatives individuelles. Cela signifie que l’Etat doit rechercher des solutions pour le logement des citoyens et citoyennes et entamer lui-même des discussions avec eux pour leur déplacement et leur relocalisation.
Fournir aux déplacés-es des informations claires, sur une base régulière et à travers des voix autorisées, sur ce que l’Etat compte faire en leur faveur et comment il va le faire. Dans cet ordre d’idées, nous proposons aux dirigeants de traiter de manière spécifique chaque camp concerné par la délocalisation et tenir les concernés informés sur les questions suivantes : moyens d’existence dans leur nouvel environnement, possibilités de gagner des revenus, accès à l’alimentation, à des soins de santé et à l’école pour les enfants.
Assurer une représentation permanente et effective de l’Etat dans les camps dont la population dépasse 5,000 personnes.
Annoncer rapidement des mesures d’appui aux parents et directions d’écoles afin de garantir le maintien des enfants dans les établissements d’enseignement.
Vulgariser les informations relatives aux nouvelles normes à observer en matière de construction après le séisme et organiser des séminaires de formation pour les maçons afin qu’ils puissent s’adapter à ces normes.
Négocier avec les banques et annoncer des mesures en ce qui concerne les prêts et crédits.
Mettre en place un système permettant aux familles sinistrées de continuer à trouver à manger tout en dynamisant la production agricole nationale.
La nation haïtienne se trouve à un tournant important de son histoire où d’immenses défis l’attendent. Il serait illusoire de croire que les interventions des organisations internationales à elles seules, à des niveaux relevant essentiellement de la compétence de l’Etat, pourraient apporter un résultat durable et un mieux-être garanti à la population.
Nous, organisations haïtiennes de droits humains signataires de cette note, insistons pour un vrai leadership national dans la gestion de la population affectée par le séisme et du pays en général.
Organisations signataires :
1- Groupe d’Appui aux Rapatriés et Réfugiés (GARR)
2- Mouvement des Femmes Haïtiennes pour l’Education et le Développement (MOUFHED)
3- Plateforme des Organisations Haïtiennes de Défense des Droits Humains (POHDH)
4- Conseil Haïtien des Acteurs Non Etatiques(CONHANE)
5- Sant Kal Levèk (SKL)
6- Commission Nationale Justice et Paix (JILAP)
Pour authentification
Serge Lamothe
Président du Conseil d’Administration
GARR