Débat
Par Roger Michel*
Soumis à AlterPresse le 25 avril 2010
A.Exposé des motifs
De par sa localisation géographique dans les Caraïbes, exposé à des
perturbations météorologiques et sismiques croissantes, Haïti, à cause de la
faiblesse de son administration territoriale, demeure l’un des pays des plus
vulnérables de la région. Combinée aux conditions socio-économiques
désastreuses, cette vulnérabilité constitue un état de risque permanent. Les
dirigeants ainsi que les exploitants privés des ressources naturelles ne se sont
jamais préoccupés de cet état de faits, malgré de nombreuses études menées à
bien par des chercheurs haïtiens et étrangers. En effet, depuis l’Indépendance
nationale (1804), le territoire est façonné et géré arbitrairement. Dans ce
contexte le pays s’est enlisé dans une crise structurelle profonde et ceci dans
tous les domaines, politique, économique, financier, socioculturel, juridique et
écologique. Le séisme destructeur du 12 janvier 2010 met en évidence la gravité
de cette situation et nous interroge sur la manière d’envisager la reconstruction
de la capitale tout en mettant l’accent sur une politique réelle de déconcentration
du pouvoir central et de celle de la décentralisation de l’ensemble du territoire
national.
En effet, de 1816 à nos jours de nombreux ouragans et cyclones ont frappé Haïti,
laissant derrière eux chaque fois des régions entières dévastées et de multiples
glissements de terrain. De plus, le sol de ce pays a atteint un seuil de dégradation
presque irréversible dû à l’érosion, conséquence du mode de son façonnement et
de sa gestion non appropriés aux conditions de sa mise en exploitation. Ainsi,
les chaines de montagne qui étaient jusqu’en 1960 couvertes de végétation, le
protégeant, se présentent aujourd’hui comme un paysage lunaire. En dépit de
cela, pour assurer leur survie, les paysans fermiers ou «
de moitié
» continuent à
exploiter leurs pentes ardues renforçant leur vulnérabilité à l’érosion. Par
conséquent, même en l’absence d’ouragans et de cyclones, à chaque grande
pluie, des inondations se produisent provoquant des pertes considérables sur le
plan humain et matériel.
En plus des
calamités naturelles, d’autres facteurs contribuent à la dégradation
de l’environnement. En effet, la forte densité de la population (environ 300
hab. /km
2
) rend l’environnement naturel encore plus vulnérable puisque malgré
la forte croissance démographique constatée, entre 9 à 10 millions d’habitants
inégalement répartis sur un territoire exigu (27 750 km
2
), Haïti ne dispose pas de
réelle politique démographique. Pourtant la population, selon les prévisions, ne
cessera d’augmenter et pourrait même atteindre les 20 millions d’habitants d’ici
2040. Avant le séisme, on ne parlait que timidement des mesures de
décentralisation et de politique d’aménagement du territoire, or, celui-ci était
déjà écologiquement à bout de souffle.
La capitale, Port-au-Prince, a été plusieurs fois dévastée au cours de son histoire
par des séismes semblables à celui du 12 janvier 2010. En 1751, en même
temps que certaines régions du Sud, elle a été détruite, ainsi que le 3 juin 1770.
Par la suite, certaines villes de province, Cap-Haïtien, Port-de-Paix, Anse à
Veau, furent dévastées respectivement le 7 mai 1842, le 23 septembre 1887 et le
27 octobre 1952.
Malgré l’ampleur de ces catastrophes naturelles, aucune mesure sérieuse n’a
jamais été prise dans le mode de gestion du territoire national. L’accès à l’espace
est demeuré traditionnel. Il s’est toujours fait dans un contexte de survie et de
prédation. Ainsi s’est produit le processus de surexploitation qui explique la
multiplication des
bidonvilles à Port-au-Prince et dans tous les grands espaces
urbains. Dans les campagnes, les sols sont épuisés puisqu’ils sont mal exploités
mais aussi affectés par une forte pression foncière. Il s’en suit la
paupérisation
du monde rural
qui provoque la migration interne et externe.
En outre, l’espace
géographique haïtien est miné par des conflits d’intérêts à
cause de son mode de répartition très inégalitaire. Très peu de paysans sont
propriétaires d’un lopin de terre. C’est l’Etat et les personnes influentes qui en
sont majoritairement propriétaires. La gestion de l’espace agricole s’est toujours
faite sans aucune considération technique et sans penser à la protection de
l’environnement. Cette logique de gestion a contribué à l’effondrement de
l’économie agricole. Depuis 1991 à nos jours, Haïti, ancien exportateur de
denrées agricoles est devenu grand importateur de biens de consommation
courants de toutes sortes. Pour assurer le fonctionnement de l’économie, les
dirigeants qui se sont succédé au pouvoir, se sont tous appuyés sur l’aide
internationale. Celle-ci a été régulièrement mal employée ou détournée. La
survie d’une grande partie de la population a été,
pendant ce temps, assurée par
le transfert d’argent de la Diaspora. Chaque fois qu’un nouveau gouvernement
s’installe au pouvoir et chaque fois que survient une crise sociopolitique ou une
catastrophe naturelle, les pays Amis d’Haïti organisent de grandes conférences
internationales en vue de fixer le cadre de redressement du pays.
Dans ce contexte, l
e tremblement de terre du 12 janvier 2010 a entrainé une
mobilisation sans précédent en faveur d’Haïti de la part de la communauté
internationale. Pourtant, malgré le besoin d’assistance, l’urgente nécessité
d’enterrer les morts, de loger les sinistrés, de soigner les blessés, de relancer les
activités sociales et économiques et d’envisager sereinement l’élaboration d’un
programme de reconstruction d’Haïti, beaucoup de citoyens haïtiens et étrangers
ont pris peur devant le mode d’organisation et de gestion de cette aide qui,
comme par le passé, risque de ne pas parvenir à ceux et celles à qui elle est
destinée.
En effet, l
a lenteur avec laquelle le sauvetage des habitants, surtout ceux des
quartiers les plus démunis, a été mené, a engendré encore plus de scepticisme
concernant la gestion de l’aide et a pour conséquence la perte de l’espoir dans
l’avenir du pays. Les informations en provenance d’Haïti mentionnent déjà, trois
mois après le séisme dévastateur, que l’aide n’est distribuée qu’au ralenti. Des
milliers de rescapés qui ont fui la capitale après le séisme pour retrouver un site
d’accueil dans les villes des provinces, dans les bourgs et dans les campagnes,
sont déjà en train de regagner Port-au-Prince de peur d’y mourir de faim. Or,
c’est le moment où jamais de renoncer aux pratiques de construction
anarchiques pour mettre en oeuvre un plan d’urbanisme préconisant un système
d’habitat durable dans un environnement sécurisé et cela à travers le territoire
national.
Dans ce contexte,
nous exprimons notre souhait pour la mise en oeuvre
d’urgence d’un mécanisme sociopolitique favorisant un dialogue national et
constructif en vue de la participation équitable de la Société haïtienne dans la
Refondation ou la Reconstruction durable de son pays et cela dans un cadre
d’aménagement global du territoire national. La préparation d’une Conférence
Nationale Souveraine est indispensable dans ce cas là. Son organisation
permettra la mise en oeuvre d’infrastructures sociopolitiques adéquates pour le
fonctionnement des institutions du pays à court, à moyen et à long terme.
B.Principes
fondamentaux de la reconstruction d’Haïti
1.Haïti n’est pas un Etat-Nation, il faut le repenser sans
le stigmatiser
Quand on parle d’Haïti en Occident, on a plutôt tendance à le stigmatiser en le
classant comme une République de vaudou, de morts vivants, au lieu de le
considérer comme un espace géographique peuplé d’êtres humains qui ont été
asservis durant plus de quatre siècles, puis libérés et soumis à des structures de
domination successives et de multiples régimes dictatoriaux. On ne tient pas
suffisamment compte du rôle de cette longue période d’asservissement suivie de
deux siècles de prédation des ressources naturelles du pays. Or, son évolution
dans un tel contexte a empêché l’émergence d’une pensée solidaire,
indispensable pour pouvoir mener à bien sa construction en tant qu’Etat-Nation.
Aujourd’hui, surtout à la suite du séisme du 12 janvier qui a détruit la capitale et
certaines villes avoisinantes, le constat est fait. L’Etat n’était pas présent pour
accompagner le peuple haïtien dans sa tribulation. Cela signifie qu’il y a un vide
de structure étatique à combler en Haïti.
2.Pour une concertation nationale
Pour sortir Haïti de son agonie, il faudra repenser entièrement son
fonctionnement quant au mode de façonnement de l’espace, l’administration
territoriale et la gestion dans un sens global. C’est dans le cadre d’une
concertation nationale qui pourrait prendre la forme d’une
Conférence
Nationale Souveraine
que les bases de l’élection d’un nouveau gouvernement
pourraient être prévues. C’est de cette façon que celui-ci serait en mesure de
procéder à la reconstruction durable du pays. Cette
Conférence Nationale et
Souveraine
devrait se tenir avant la conception de tout plan ou programme de
reconstruction. Elle pourrait être le lieu d’un grand débat national portant sur la
sauvegarde du territoire et de ses habitants par une approche systémique tenant
compte de la dimension éthique, philosophique, politico-institutionnelle,
économico-sociale, culturelle et écologique.
a.Objectif de la concertation
Une concertation nationale doit déboucher sur de nouvelles structures socio-
institutionnelles basées sur un équilibre entre les Pouvoir Exécutif, Législatif et
Judiciaire. Il faut se rappeler que cet équilibre n’a jamais existé en Haïti et qu’il
en a découlé, par conséquent, l’appropriation personnelle surtout du Pouvoir
Exécutif, suivi de celle des autres Pouvoirs.
La
Conférence Nationale Souveraine
aura pour tâche spécifique de se pencher
sur cette problématique en vue de proposer une réforme radicale de l’Etat
Haïtien. En fait, aucun pays ne peut se valoir de sa Souveraineté quand il ne
dépend que de l’assistance internationale. La forte intervention de l’Occident en
Haïti, après le séisme, le prouve. L’Occident a compris la faiblesse du
fonctionnement de l’Etat haïtien et sans attendre son accord a décidé
d’intervenir dans la capitale et de prendre en charge l’organisation de son
assistance. Face à cette perte de souveraineté qui dure depuis bientôt vingt cinq
ans et qui s’est mis en évidence au moment du séisme, il est temps pour le
peuple haïtien de chercher une alternative. Au lieu d’assister à l’arrivée d’un flot
d’organisme d’aide internationale sans accord et coordination dans la gestion, il
faudra repenser, et cela avec une grande détermination, la gouvernance d’Haïti.
Les puissances occidentales, les grandes ONG internationales ne peuvent pas à
elles seules résoudre les problèmes du pays.
Il est aussi important de souligner qu’un pays sans bonne gouvernance demeure
un problème tant pour ses habitants que pour les peuples des autres nations. Le
retour quasi-constant de l’aide internationale à chaque grande crise
sociopolitique et écologique, sans de véritables retombées économiques, rend les
donateurs sceptiqu
es sur la capacité du pays à prendre en charge sa
responsabilité. Bien que ce va-et-vient a permis de sauver des vies humaines,
d’assister la population haïtienne à assurer sa survie, il faut comprendre que ce
type d’aide ne va pas permettre le développement durable du pays. Il est donc
indispensable que ce problème soit posé dans le cadre d’une Conférence
Nationale Souveraine appelé à déterminer le rôle de chaque acteur dans la
reconstruction du pays.
b.Organisation de la Conférence Nationale Souveraine
Pour l’organisation de cette Conférence Nationale Souveraine, qui doit donner
naissance à un nouveau système de gouvernement, il faudra mettre en place une
équipe pluridisciplinaire hautement qualifiée. Cette équipe devrait être
composée des Haïtiens de l’intérieur, de ceux de la Diaspora, et élargie aux
membres de certaines ONG internationales ainsi qu’aux représentants des Pays
dits Amis d’Haïti et en particulier de la Suisse. La Suisse aura beaucoup à
apporter aux Haïtiens, notamment en ce qui concerne le mode de
fonctionnement participatif réclamé constamment par la société haïtienne sans
toutefois avoir les ressources idéologiques et politiques nécessaires pour le
mettre en application.
c.Mise en application des recommandations
de la CNS
Les travaux de cette équipe pluridisciplinaire constitueront la base de discussion
pour les délégués mandatés à cette
Conférence Nationale Souveraine
. Ces
derniers doivent s’y référer pour la recommandation des mesures portant sur la
bonne gouvernance du pays. Les conclusions des travaux comporteront
naturellement les règles fondamentales que doivent observer les Haïtiens dans
un cadre conceptuel définissant leur comportement pour un dialogue
démocratique permanent. Ceci est important, car la prise du pouvoir, on le sait,
s’est toujours déroulée en relation avec des rôles plutôt abstraits, très ambigus
(paternalisme) en matière des idéaux (droite ou gauche). La Conférence
Nationale Souveraine devra permettre de rompre avec la pérennisation de ces
rôles. Elle débattra et fera adopter les principes de base de la liberté d’action et
d’expression des Haïtiens. Elle leur donnera la base de la création d’un Etat qui
aura la charge de réviser la
Constitution de 1987
et offrira une nouvelle
ouverture dans son interprétation en vue du fonctionnement du nouveau régime
politique haïtien. (Rôle législatif)
d.Définition des droits et des devoirs
En effet, l’objectif spécifique de la
Conférence Nationale Souveraine
sera la
définition des droits et devoirs des citoyens et citoyennes du pays dans l’optique
de sa reconstruction durable tout en tenant compte de la localisation
géographique d’Haïti présentant un large spectre de phénomènes naturels
combinés aux difficiles conditions socio-économiques des Haïtiens. Elle
favorisera un dialogue sincère sur celles-ci et prescrira en même temps les
règles à suivre en vue d’observer les limites de leurs actes illicites dans le
façonnement et dans la gestion du territoire. En fin de compte, la relecture de la
Constitution de 1987
et la prise de décision de la remodeler en fonction de
l’évolution de la société haïtienne seront largement recommandées par la
Conférence Nationale Souveraine
. Dans les conditions actuelles, cette
Conférence Nationale Souveraine est indispensable pour donner naissance à un
nouveau pouvoir démocratiquement élu, capable de valoriser l’apport des aides
internationales de l’Occident et de la Diaspora haïtienne et d’assister ses
populations.
e.Durée de la CNS et mode de transition pour le
fonctionnement du pays
Malgré l’urgence qui s’impose dans tous les domaines, il faudra attendre la mise
en place d’un nouveau gouvernement suite aux recommandations de la CNS
pour lancer, sur la base d’un plan stratégique global, les travaux de la
reconstruction du pays. Durant au moins toute la période du lancement de la
Conférence, jusqu’à l’élection d’un nouveau gouvernement, cela peut durer
deux ans, il faudra maintenir, avec une bonne coordination, l’aide humanitaire
telle qu’elle existe actuellement et améliorer son efficacité. La Diaspora, au lieu
de la critiquer, doit, de préférence, y participer et aussi offrir un meilleur
exemple à la Communauté Internationale et aux Haïtiens de l’intérieur. La
Conférence Nationale Souveraine ouvrira un dialogue démocratique durable sur
tous les aspects de la société haïtienne. Elle réunira toutes les catégories
d’hommes et de femmes de cette société pour une grande koumbit nationale,
rappelant le fondement de l’impact de certaines interventions des Pères
Fondateurs de la Nation Haïtienne (Toussaint-Louverture, Bouckman,
cérémonie du Bois-Caïman en 1791 lors de la période de la gestation de l’Etat
haïtien). Sans cette Conférence Nationale souveraine il sera matériellement
impossible d’envisager l’entrée d’Haïti dans un processus de
construction
durable. La Conférence mettra l’accent sur une éthique ou une approche
philosophique qui devra se perpétuer pour enrichir le comportement des Haïtiens
trop perverti par leur vécu.
f.Résultat
s attendus de la CNS
La CNS sera le lieu de dialogue démocratique idéal pour remettre à plat le
fonctionnement de l’Etat haïtien. Elle donnera un cadre pour la réception de
l’aide internationale. Dans le même temps, elle permettra d’éloigner certaines
prédispositions des pays riches en relation avec les organisations internationales
à imposer leurs règles du jeu dans la reconstruction du pays sans tenir compte
des réels besoins de la population. La CNS devra donner naissance à un Etat qui
aura la capacité d’analyser son passé pour projeter son avenir dans une
perspective de développement tout en empêchant de le faire revenir aux mêmes
schémas répétés pendant les périodes coloniale (1492-1794), de l’occupation
américaine (1915-1934) et de celle dominée par la présence d’une coalition
internationale sous la supervision des Nations Unies depuis 1991.
g.Une opportunité à saisir
En fait, les échecs des multiples Conférences Nationales en particulier dans de
nombreux pays du Sud, ne doivent pas constituer une barrière à celle proposée
pour Haïti. Si l’on parvient à réunir les Haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur
dans un dialogue prospectif et si l’on parvient à définir avec toutes les instances
internationales un cadre conceptuel pour le développement, elle réussira. Car,
les Haïtiens entre eux se parlent, mais rarement dans la perspective de mettre
leur effort en commun pour la reconstruction du pays. Le dialogue démocratique
envisagé par le biais de la CNS devra être une occasion exceptionnelle pour
revenir au symbole de «
l’Union Fait la Force du Pays
». Il devra entraîner un
grand changement dans les mentalités et servira de repère pour l’insertion des
Haïtiens dans le cadre d’un débat de société. Celui-ci leur permettra de retrouver
une place dans un espace soumis aux menaces écologiques qui l’affectent
régulièrement, et de sortir de l’instabilité sociopolitique et de la dépendance
financière et économique exagérées.
*Agroéconomiste et géographe aménagiste