Sixième de sept segments d’un dialogue de Leslie Péan avec Vertus Saint Louis [1]
Ils ont échangé des notes à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de ce dernier « Mer et Liberté : Haïti 1492-1794 ». Ces entretiens de janvier 2010 abordent un certain nombre de questions essentielles pouvant aider à contribuer à augmenter la capacité à penser ce qui se passe en Haïti.
Soumis à AlterPresse et publication débutée en janvier 2010
Leslie Péan : Les droits de l’homme sont absolus et il est absolument correct de se révolter contre les pouvoirs qui ne veulent pas les observer. Ces droits de l’homme sont les conditions de possibilité de l’émergence de l’individu moderne. La proclamation de ces droits est un cadeau de la révolution française de 1789 à l’humanité. Aujourd’hui, à droite, ces droits de l’homme sont détournés de leur objectif premier et utilisés à des fins de compassion pour essayer de désamorcer la lutte pour les libertés et un changement réel. D’autre part, à gauche, ces droits de l’homme sont considérés comme des libertés formelles par rapport aux libertés réelles qu’apportent les gouvernements révolutionnaires. Comment voyez-vous ces questions ?
Vertus Saint Louis : En ce qui concerne l’importance des droits de l’homme, je ne me réfèrerai pour l’essentiel qu’à la révolution haïtienne. Je commence par rappeler un passage du Courrier de Provence, journal de Mirabeau, des 20 et 21 août 1789. Il y est dit : « Il est bien possible que les Russes et les Polonais ne la connaissent pas [la Déclaration des droits] ; ils méprisent depuis si longtemps la sainte loi de la nature, qu’ils peuvent dédaigner celle de notre Assemblée nationale : mais si vos décrets ne font pas la loi pour ces barbares que civilisent si infructueusement depuis un siècle nos perruquiers, nos saltimbanques, nos valets de chambre, nos actrices, ils font la loi pour l’Assemblée elle-même ; ils la font pour toute province admise à y être représentée ; ils la font par conséquent pour cette colonie de Saint-Domingue, qui a demandé avec tant d’insistance, et si habilement emporté une nombreuse députation… Ce qu’elle [l’Assemblée nationale] dira aux Nègres, ce qu’elle dira aux planteurs, ce qu’elle apprendra à l’Europe entière, c’est qu’il n’y a, c’est qu’il ne peut y avoir ni en France, ni dans aucun pays soumis aux lois de la France, d’autres hommes que des hommes libres. Que des hommes égaux entre eux… Aucun d’entre eux [les députés colons] n’a réclamé contre un principe dont l’affranchissement de leurs esclaves est une conséquence immédiate ; aucun d’eux n’a proposé comme un amendement que les hommes blancs seuls naissent et demeurent libres ; aucun d’eux n’a proposé qu’on insérât cette clause pour les Africains, les hommes noirs naissent et demeurent esclaves ; la distinction de couleur détruit l’égalité des droits. … C’est donc ici non seulement le vœu de l’Assemblée nationale mais des planteurs eux-mêmes que tout homme, de quelque couleur qu’il soit, a un droit égal à la liberté ».
Une fois soulevée la question des droits de l’homme, la députation coloniale en France s’est sentie déroutée. Et pour cause. La nouvelle de la chute de la Bastille et des événements de France aura des répercussions dans toutes les couches sociales de Saint-Domingue, y compris parmi les esclaves. Le 25 septembre 1789, les administrateurs Peynier et Marbois relatent au ministre que les esclaves sont informés de tout ce qui s’écrit et se fait en France pour leur affranchissement. Dans une lettre du 10 octobre 1789, François Raimond écrit à son frère Julien : « Aux mots d’opprimés et d’humanité les troubles de France sont donc parvenus jusqu’ici. Les blancs ont arboré la cocarde, cela n’a pas été, comme vous l’imaginez, sans quelques troubles entre eux. Tout est dans l’ordre mais le plus terrible ce sont les noirs qui entendant que la cocarde est pour la liberté et l’égalité ont voulu se soulever. On en a conduit beaucoup à l’échafaud dans les grands quartiers, cela a tout apaisé. Grand Dieu ! Faut-il que notre intérêt nous force de soutenir la mauvaise cause et d’applaudir aux actes d’inhumanité envers ces malheureux… tous les blancs craignent que les gens de couleur ne se mettent à la tête des noirs pour les faire révolter. Ce n’est pas leurs sentiments. Il s’en faut bien, mais les blancs cherchent cela en voulant tenir cette classe dans l’asservissement et les rapprocher des noirs ». Ce même 10 octobre, les administrateurs écrivent : « on nous rapporte et on nous écrit de divers côtés opposés de la colonie que dans les récits qu’ils se font de la Révolution, ils s’accordent dans une idée qui les a frappés, c’est que les blancs esclaves ont tué leurs maîtres et qu’aujourd’hui ils sont libres et entrent en possession des biens de la terre. » Je détiens d’autres témoignages du même genre.
Sous la pression de la bourgeoisie maritime, les Amis des Noirs se rabattront sur la cause des libres de couleur. Ils fondent leur revendication non sur les droits de l’homme mais sur leur qualité de propriétaires et de contribuables. Les esclaves insurgés sont les seuls et les premiers à revendiquer au nom des droits de l’homme. Ainsi, le commissaire civil français Sonthonax répond à une revendication précise des insurgés lorsque dans l’acte d’affranchissement du 29 août 1793, il écrit : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits : voilà, citoyens, l’Evangile de la France... La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sera imprimée et affichée partout où besoin sera… » Le 31 octobre suivant, Polvérel promulgue une autre proclamation dans laquelle on peut lire : « La déclaration des droits de l’homme et du citoyen sera traduite en langue créole. Le texte français et la traduction seront imprimées, publiées et affichées partout où besoin sera… Tous les Africains et Africaines descendants et descendantes d’Africains existants actuellement à Saint-Domingue et dans les îles françaises sous le Vent, ceux qui y naîtront à l’avenir ou qui y aborderont sont déclarés libres et égaux à tous les autres hommes, ils jouiront de tous les droits de citoyens français et de tous les droits énoncés dans ladite Déclaration des droits de l’homme ».
Nous devons considérer comme un événement exceptionnel la rencontre d’un peuple réduit en servitude avec les principes les plus élevés de la philosophie du droit. Haïti est le premier territoire d’Amérique où la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ait été proclamée. Pour notre malheur, les chefs militaires indigènes ont maintenu la simple liberté corporelle et ont écarté, en invoquant les nécessités du travail agricole, les principes de la déclaration des droits de l’homme, relatifs à l’égalité.
Il est arrivé aujourd’hui que les chefs des puissances occidentales exploitent à leurs propres fins la question des droits de l’homme. Au gré de leurs intérêts, elles organisent des crimes abominables, se taisent ou versent des larmes de crocodiles sur ceux de leurs serviteurs, ou bien elles dénoncent et crient à la violation des droits de l’homme. A mon avis, la philosophie des droits de l’homme est le commencement du droit des peuples. On ne supprime pas impunément les droits de l’homme au nom de motifs économiques et/ou prétendument révolutionnaires. La révolution haïtienne, les révolutions soviétiques et autres démontrent que cette suppression tourne finalement au profit de la minorité égoïste qui détient les leviers du pouvoir.
[1] Voir les autres segments :
Haiti-Histoire : L’esclavage comme phénomène constitutif de la modernité
Haiti-Histoire : La Déclaration des droits, terreur pour les esclavagistes et boussole pour les esclaves
Haiti-Histoire : Les puissances étrangères et les adversaires politiques indigènes
Haiti-Histoire : Les alliances de classes comme fondement de la révolution haïtienne
HaitiHaiti-Histoire : La nécessité d’une pensée stratégique
Haiti-Histoire : La lutte des travailleurs pour la liberté est éternelle.