Par Gary Olius
Soumis à AlterPresse le 26 mars 2010
Deux choses ont manifestement retenu l’attention de plus d’un, lors des premières semaines qui ont suivi le séisme du 12 janvier : (i) l’extraordinaire solidarité du reste du monde envers notre Haïti meurtrie et (ii) l’absence totale des autorités de l’Etat. Et, au fur et à mesure que passaient les jours, la communauté internationale en vint à découvrir la dimension réelle de la résilience légendaire du peuple haïtien. Bien que dépourvu de tout, la verticalité de ce peuple face à l’adversité et la souffrance se pose en soi comme un signe éloquent témoignant de sa volonté à participer dans l’immédiat à la reconstruction de son pays. Cette verticalité à toute épreuve sonne aussi comme une injonction aux pouvoirs publics d’agir vite et de ne pas se complaire dans des replâtrages, des rafistolages ou d’une reconstruction à l’ancienne. Les prétextes pour tout refaire à la mode de chez nous ne manquent pas, mais le choix délibéré de ne pas sortir des sentiers battus comporte des risques que les décideurs doivent consciemment assumer dès aujourd’hui, pour ne pas avoir – dans cinq ou dix ans - à chercher dans les repaires éternels de l’anti-duvaliérisme les mêmes faux fuyants servant depuis des lustres à masquer des déficits avérés de résultats.
Dans la foulée des choses qui ont retenu l’attention de tous, on ne saurait passer sous silence l’assistance humanitaire fournie par les ONG, en dépit du fait qu’il y aurait beaucoup à redire sur le rapport quantités-coûts des opérations mises en œuvre. Maintenant qu’on tend à admettre que la période de l’urgence est passée, que l’Etat haïtien sort petit à petit sous les décombres pour se relever la tête, que les bailleurs de fonds commencent à se décider sur la qualité de leurs engagements sur le long terme envers le pays et que les ONG sont sorties renforcées des services qu’elles ont fournis à une partie des populations victimes ainsi que du rapport avilissant publié par le Département d’Etat Américain sur la corruption en Haïti ; il y a lieu de se demander que nous réservent les cinq prochaines années ?
L’exercice marathon du Post Desaster Needs Assessment (PDNA) et les tractations en coulisses ont donné lieu à un plan de relèvement et une structure mixte destinée à gérer les projets de reconstruction au cours des 18 prochains mois. Depuis lors, se dessine un dispositif s’apparentant à un carré magique Gouvernement-Bailleurs-CIRH/HDA [1] -ONG appelé à assumer le développement du pays au cours des années à venir.
Il faut dire, d’entrée de jeu, que toutes les parties en présence ne sont pas forcément malveillantes, mais au moins elles sont subtiles. Cette subtilité congénitale peut facilement se dégénérer en une certaine méfiance qui, en conditionnant une série de comportements hors normes, pourra compromettre dangereusement la vitesse d’exécution des programmes de reconstruction prévus.
Par exemple, il y aurait beaucoup à faire pour qu’un ministère sectoriel du gouvernement s’abandonne docile à la bonne volonté apolitique de la CIRH/ADH, tout comme « harmoniser » la relation Etat-ONG ne sera pas chose facile après les graves accusations dont le gouvernement a été l’objet. Et, il faut aussi mentionner la nécessité de poser les pré-requis permettant d’éviter un coude-à-coude permanent entre le gouvernement et les bailleurs à l’intérieur ou hors du cadre de la structure de gestion qui sera créée. Le peuple risque de ne pas pouvoir dormir tranquille – au moins jusqu’en 2015 - si les acteurs en présence s’amusent à tirer le drap aux quatre points cardinaux, en fonction de leurs intérêts respectifs.
Le dilemme est réel. L’Etat haïtien est faible et à tort ou à raison il s’est vu attribuer l’épithète de corrompu. Ipso facto, ils sont bien peu ceux-là qui verraient de bon œil la possibilité d’octroyer le monopole de l’exécution des programmes de reconstruction du pays à l’administration publique. En même temps, il est universellement reconnu que sans l’accord préalable des autorités de l’Etat toutes les initiatives envisagées sont vouées à l’échec. Le reflexe automatique de certains pays donateurs serait de dire : puisque l’Etat est faible et corrompu, donnons plus de poids aux Organisations Non Gouvernementales dans le processus de reconstruction. Mais cela ne résoudra pas le problème parce que (i) les ONG – en tant que virtuoses de l’humanitaire – ne sont pas aptes à exécuter des projets structurants, (ii) leurs approches ne sont pas au-dessus de tout soupçon et, (iii) elles ne rendent compte à personne. De ce fait, serait-il normal que ce soient les ONG qui gèrent les fonds et mettent en œuvre les interventions, tandis que ce sont les autorités de l’Etat qui auraient la lourde responsabilité de reddition de compte ?
La stratégie consistant à traquer l’Etat jusque dans ces derniers retranchements à coups d’accusation de corruption n’est pas totalement au bénéfice des ONG contrairement à ce que beaucoup tendent à penser, dès lors que ces entités dans leur relation n’obéissent pas à une logique dérivée du principe de vases communicants. La faiblesse de l’Etat n’alimente pas proportionnellement la force des ONG comme l’illusion optique, propre au domaine de la coopération internationale, le laisse percevoir. On dirait même que c’est pour sonner le glas de cette vision relativement falsifiée des choses que la formule d’une entité mixte (CIRH/ADH) d’exécution a été négociée, tout en maintenant les ONG dans leur vraie place.
Un autre pan de ce dilemme se situe dans l’aspect reddition de compte et corruption, en ces temps de marchés juteux. Si on laisse les procédures de passation de marchés intactes, les programmes de reconstruction tels qu’ils sont conçus prendraient plus de 50 ans pour être exécutés. Donc, pour rendre possible la provision des résultats escomptés dans un horizon temporel raisonnable, une révision substantielle de ces procédures est nécessaire. Mais l’application de méthodes ad hoc d’attribution de marchés peut entrainer dans son sillage des risques non négligeables de collusion, de concussion, de conflits d’intérêts ou de corruption, dès lors que l’urgence comme argument passe-partout pourra être évoquée pour justifier même des choses a priori injustifiables. Dans ce sens là, aucun pôle du carré magique évoqué ci-dessus ne saurait revendiquer à bon droit un quelconque monopole du contrôle de l’exécution des programmes ou de la gestion exclusive des fonds y relatifs. Et, ce n’est pas sans raison que, paradoxalement, les mêmes bouches qui clament haut et fort que l’Etat ne fait pas montre de leadership dans ce contexte post-désastre font en même temps la plaidoirie pour l’octroi du leadership de la coordination des actions de reconstruction au Chef de l’Etat ; bien que cette prescription ne s’est pas effectivement matérialisée dans la logique décisionnelle de la CIRH/ADH.
Comme dans un drôle de football de petits camps pratiqués par des gamins, tous les quatre grands joueurs (Gouvernement-Bailleurs-CIRH/ADH-ONG) sont constamment en position d’attaque, ils sont obligés de se passer le ballon pendant que tout un chacun souhaite ardemment tirer au but. Tous veulent être en position idéale pour tirer, marquer et bénéficier de l’applaudissement massif des spectateurs (le peuple haïtien). Il y a de très fortes chances qu’il n’y ait pas de but, même si le petit camp est vide. Les joueurs peuvent se marcher incessamment sur les pieds, les uns les autres, jusqu’à catapulter le ballon hors cadre et hors du champ de jeu. Ainsi font fond fonds. Dans cette situation, souhaitons que les spectateurs se complaisent uniquement à siffler la chamaillerie et la maladresse de nos rouleurs… de ballons ; car Dieu seul sait jusqu’où pourra aller la manifestation de mécontentement des millions de déçus d’Haïti.
Contact : golius@excite.com
[1] CIRH : Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (mandat 18 mois)
IDH : Autorité pour le Développement d’Haïti (mandat expirant à la fin de 2015)