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Haïti-Séisme : Nous sommes le vendredi 15 janvier…

Par Evelyne Trouillot [1]

Soumis à AlterPresse le 9 mars 2010

Nous sommes le vendredi 15 janvier.

« Il est cinq heures du matin, dit soudain une voix. Vous n’allez pas prier aujourd’hui ? »

J’entrouvre les yeux et la réalité me happe sans aucune transition bienheureuse.

Au-dessus de moi, les étoiles insolentes de beauté, autour de moi les bruits familiers de toute la famille couchée sur des matelas de fortune, tous blottis les uns contre les autres, tous vivants.

Ce n’est pas un cauchemar et nous sommes chanceux d’être en vie.

Nous nous sommes réunis dans le jardin de la maison de mon frère.

Juste à côté, un camp s’est établi sur un terrain vague.

« Vous n’allez pas prier aujourd’hui ? », répète la voix.

Hommes, femmes et enfants mêlent leurs voix dans la fraicheur du petit matin, une fraicheur si douce que je clignote les yeux, conjurant le cauchemar de prendre fin.

En vain.

La douleur revient.

Comme je l’ai écrit hier à mes parents et amis, cela fait si mal de voir les maisons détruites de la ville de mon enfance, les rues encombrées de carcasses, de regarder les cadavres allongés sur les trottoirs, de suivre l’errance de centaines de gens sans abri, sans recours.

D’entendre, à chaque fois, la liste des morts s’allonger de noms de gens qu’on a connus, de professeurs d’université, d’écrivains, de féministes, de journalistes, d’écoliers, d’étudiants, d’enfants, de jeunes femmes et hommes anonymes, mais qui, comme moi, étaient de cette terre, portant en eux sa cadence et ses déboires, sa rage de vivre et sa soif de beauté.

Cela fait mal et cela change pour toujours ma conception de la vie et des choses.

Le tremblement de terre a secoué plus que les maisons, les immeubles et la terre.

Une minute et quelques secondes, pour nous rappeler brutalement que nous sommes tous unis par l’imminence de la mort.

Pour moi, chaque minute devient un cadeau fragile et tremblant du destin, une responsabilité nouvelle d’être forte et d’en profiter au maximum dans le respect de mes convictions.

La vie a pris un goût d’absence.

Nous sommes le samedi 16 janvier.

Vers les trois heures du matin, une nouvelle secousse, assez forte pour réveiller ceux d’entre nous qui dormaient, vient détruire toute illusion de retourner bientôt à la normalité d’un quotidien où le concept de terre ferme ne paraîtrait pas une réalité incongrue.

Des coups de feu sporadiques nous rappellent que, comme dans toute catastrophe, des instincts rapaces et meurtriers se réveillent au mépris du collectif. Assez pour nuire avant d’être placés sous contrôle mais pas plus qu’ailleurs.

N’en déplaise à certains médias étrangers qui profitent de la tragique occasion d’une catastrophe naturelle, qui aurait pu arriver n’importe où, pour présenter et ressasser des images stéréotypées d’un pays qui souffre et qui se bat.

Des images qui ne servent qu’à augmenter inutilement l’angoisse des compatriotes à l’étranger, sans nouvelles de leurs proches, des nouvelles qui contribuent à éveiller l’indignation de tous ceux qui compatissent avec les victimes de cette tragédie.

Nous sommes le dimanche 17 janvier.

Le quartier s’est organisé en comités pour gérer un quotidien qui trébuche encore.

Le soleil joue à la marelle avec des nuages polissons et semble gagner la partie.

Dans le camp d’à-côté, des mouvements annoncent le réveil.

Un voisin se réjouit qu’une adolescente blessée, qu’il avait conduite à l’hôpital, soit sauvée et ne perdra pas son œil.

Un bébé pleure.

Des rires d’enfants éclatent avec un bruit de galopades heureuses.

La vie s’installe, refusant de rester sous terre.

Évelyne Trouillot


[1écrivaine, professseure de méthodologie en Haïti