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Haiti-Séisme/Recontruction : Rebâtir Port‐au‐Prince dans une nouvelle Haïti, est‐ce encore possible ?

Par Jean‐Olthène Tanisma

Soumis à AlterPresse le 17 février 2010

Il aura fallu environ une vingtaine de secondes, par ce radieux après‐midi du 12 janvier 2010,
pour que la capitale haïtienne, Port‐au‐Prince et ses banlieues proches, s’effondrent dans leur
quasi‐totalité sous l’effet d’une série de violentes secousses telluriques qui ont englouti
instantanément près 200 000 personnes.

Pourtant, quelques heures plus tôt, lorsque le vol AC 950 d’Air Canada qui me ramenait de
Montréal s’immobilisa sur le tarmac de l’aéroport Toussaint‐Louverture vers 14h15, j’étais loin
de me douter que cette ville violemment insalubre et profondément attachante avec laquelle
j’entretiens d’ailleurs une relation ambiguë d’amour et de déception depuis plus de trente ans,
allait connaître à l’instar de Sodome et Gomorrhe, l’apocalypse.

Le pick‐up Isuzu à double cabine conduit par mon cousin dans lequel prenaient place trois autres
passagers, filait à vive allure sur la route du sud en direction des Cayes, dévoilant à ma droite un
paysage splendide avec en arrière‐plan la surface azurée de l’océan qui ondoyait, indolente et
majestueuse, sur le Golfe de la Gonâve. Soulagé d’avoir franchi sans encombres le tronçon
cauchemardesque de la Route des Rails, dans la partie sud‐ouest de la capitale, je revoyais
encore les échanges d’accolades, de poignées de mains et de salutations avec de nombreux
passagers rencontrés à bord de l’avion dont la grande majorité s’en allait à Port‐au‐Prince, à
Pétion‐Ville et à Delmas, lorsque le véhicule, quelques minutes avant Grand‐Goave, devint
soudain incontrôlable, sautillant dans tous les sens tel un reptile saisi brusquement par la
queue.

Après s’être immobilisés rapidement dans les secondes qui suivirent, nous constations
terrorisés, que les entrailles de la terre grondaient puissamment et sans répit sous nos pieds
tandis que de larges fissures zébraient simultanément le sol sur le bas‐côté de la route. Nous
avons mesuré l’étendue incommensurable de cette catastrophe quand, ne pouvant plus
continuer notre périple, nous revînmes vers Port‐au‐Prince quelques heures plus tard, sous une
dense obscurité à travers laquelle fusaient, ça et là, les incantations liturgiques des milliers de
port‐au‐princiens qui avaient gagné instantanément les rues en s’éclairant à l’aide de cierges et
de bois‐pins.

Cette Capitale qui bourdonnait et grouillait d’activités plus tôt, telle d’innombrables essaims
d’abeilles en production, venait de disparaître emportant dans son affaissement, outre ses
victimes, mais aussi les symboles historiques les plus puissants de ses jours fastes et de ses plus
sombres dont le palais national, la Cathédrale Notre‐Dame ainsi qu’un nombre incalculable
d’institutions étatiques.

Une fois de plus la communauté internationale comme à l’accoutumée s’est immédiatement
portée au chevet de ce malade chronique, continuellement et douloureusement marqué depuis
sa fondation en 1749, par l’étampe indélébile des calamités naturelles, de l’instabilité politique
ainsi que de leurs cortèges de souffrances.

Conjurer le sort à jamais

Tandis que le combat pour la survie quotidienne des centaines de milliers de rescapés se
poursuit encore sur le terrain dans des conditions extrêmement ardues, grâce à la puissante
logistique des américains, des canadiens et des autres nations membres de l’ONU, la question
inévitable de la reconstruction de cette vieille capitale fait déjà l’objet de préoccupations
majeures autant chez les survivants du gouvernement haïtien, des instances internationales
qu’au sein même des populations haïtiennes de tous les horizons socioéconomiques.
La réponse à cette question fondamentale sous fond de crise humanitaire gigantesque ne sera
pas facile. Cependant elle n’est pas insoluble si les acteurs principaux, notamment, les classes
politiques haïtiennes, les bailleurs internationaux, les sociétés civiles du pays et la diaspora
parviennent pour une fois à harmoniser leur vision en se dépouillant d’abord des intérêts
individuels qui ont imprimé souvent leurs actions dans le pays au cours des deux derniers
siècles. Plus que jamais, l’intérêt collectif doit être la pierre angulaire non seulement pour la
réhabilitation physique et socioéconomique de Port‐au‐Prince, mais aussi pour celle du pays
dans son ensemble. Dans cette perspective, quelques obstacles majeurs doivent être franchis,
sinon méticuleusement évalués avant de dépêcher les innombrables experts et leur arsenal
technique sur le terrain. Parmi ces contraintes, il importe de souligner notamment :

La décentralisation politique et administrative

Actuellement force est de constater que malgré tous les rapports d’études réalisés depuis 1990
par les autorités haïtiennes et étrangères dont le Cadre de coopération intérimaire (CCI 2004‐2006),
le document de stratégie nationale pour la croissance et la réduction de la pauvreté (DSNCRP
2007), et malgré la justesse des multiples recommandations qui émanent de ces documents
produits à coup de millions, le système politico administratif haïtien dans ses multiples
composantes demeure inefficace et insatisfaisant.

Des procès criminels et économiques majeurs qui s’éternisent dans les dédales du système
judiciaire, des millions de dollars qui se sont volatilisés des livres de compte de l’état, des
équipements lourds qui croupissent dans les ministères alors que des tonnes de boue jonchent
encore les rues des Gonaïves mortellement meurtrie par des ouragans depuis 2004, des
kidnappeurs qui font la loi à leur gré, minant continuellement la sécurité publique et la reprise
économique, etc. constituent autant de constats douloureux et alarmants qui exigent à priori
une réponse cohérente musclée de la part de tous.

Par ailleurs, les collectivités territoriales, instances locales impliquées dans la décentralisation
par la Constitution de 1987, se révèlent inaptes à remplir leur mission en raison non seulement
du chevauchement administratif et politique constant d’autres ministères centraux de Port‐au‐
Prince, mais aussi et surtout du manque de ressources humaines compétentes ainsi que des
budgets nécessaires à leur fonctionnement. Un fonctionnement qui, somme toute, s’opère dans
un fouillis administratif inextricable.

Il demeure évident que le système actuel est désuet et inadapté aux réalités modernes de
gouvernance ainsi qu’aux exigences sociogéographiques et politiques du pays. Il est impératif
d’envisager une décentralisation plus légère et plus souple, sous la forme d’un modèle fédératif
à l’instar du Canada, du Mexique et du Brésil, dans lequel les départements seront dirigés par
des gouvernements autonomes redevables devant les citoyens de leurs régions, qui auront,
entre autres, le mandat de préparer et de réaliser un plan quadriennal de développement doté
des diverses ressources humaines et matérielles afférentes ainsi que d’un échéancier réaliste.
Ce type de gouvernance aura non seulement l’avantage d’exploiter et de mettre en valeur les
nombreuses particularités géographiques, économiques et naturelles spécifiques des différents
départements du pays, mais aussi de mettre à profit le sentiment d’appartenance régionale qui
sommeille au tréfonds de chaque haïtien, allégeant conséquemment les charges de la
République de Port‐au‐Prince. Et, dans le contexte de jumelage qui émerge entre plusieurs villes
depuis environ une décennie, il ne fait point de doute qu’une association entre Montréal et
Port‐au‐Prince ou entre West Palm Beach et Gonaïves s‘avérerait plus cohérente et plus
productive dans le cadre de leurs éventuelles échanges technologiques, institutionnelles ou
autres.

Pour cela, il faudrait envisager d’amender substantiellement la Constitution, à moins qu’il n’y ait
une solution mitoyenne de gouvernance plus appropriée. Dans tous les cas, la refonte ou
l’adaptation du système politique et administratif aux réalités actuelles du pays s’impose
urgemment.

La corruption légendaire dans certaines institutions haïtiennes

Cet aspect se passe d’argumentaires. Il suffit d’abord de rappeler certains constats
accablants du rapport de 2005 de Transparency International relativement aux indices
de perception de la corruption dans le monde. Sur les 158 pays analysés, Haïti se classait parmi
les cinq nations les plus corrompues. En 2008, son classement stagne toujours au 4ème rang. De
plus, les dernières accusations de détournement des 197 Millions de dollars des fonds de la
Pétrocaribe avant le désastre du 12 janvier continueront de hanter le gouvernement encore
longtemps si l’on en juge aux débats continuels des médias haïtiens et étrangers sur le sujet. Est-il
possible de changer cette situation ne serait‐ce que modérément en mémoire des 200 000
victimes et pour améliorer le sort présentement nébuleux des générations futures ?

Les actions incohérentes des organisations internationales

Quoiqu’en disent des observateurs et des leaders d’opinions haïtiens inquiets de la souveraineté
du sol national, sans la présence de la communauté internationale la situation du pays serait
pire à bien des égards, entre autres au niveau du relèvement post‐désastre. Cependant il est
impératif de rappeler que l’aide internationale dans sa formule actuelle qui privilégie l’octroi de
contrats importants essentiellement aux firmes de leur pays respectifs en dépit des clauses
prévues à cet effet, constitue un irritant qui renforce de plus en plus les craintes des défenseurs
de la souveraineté. Par ailleurs, au cours de la dernière décennie, la multiplication exponentielle
des organisations non gouvernementales (ONG) qui reçoivent une part importante de l’aide
internationale, a crée une cacophonie administrative quasiment incontrôlable un peu partout au
pays au point que le gouvernement haïtien s’est délesté des responsabilités qui pesaient sur
nombre de ses instances ministérielles. Les bailleurs et le gouvernement doivent résoudre
rapidement cette situation d’ailleurs soulevée à maintes reprises par des centres de recherches
et des médias étrangers.

La diaspora et les sociétés civiles haïtiennes

La diaspora haïtienne représente incontestablement depuis plusieurs années l’un des leviers
économiques les plus constants et les plus importants du pays après l’aide étrangère, grâce aux
transferts estimés à plus de 1,65 Milliards de dollars dont bénéficient directement les familles et
les organismes haïtiens chaque année, selon un rapport de la BID en 2007. Par contre elle ne
forme pas un bloc idéologique monolithique eu égard aux alternatives de décollage du pays
même si leur opinion converge à l’unisson aujourd’hui vers la reconstruction complète de Port-au‐
Prince. Les individus et les organismes de cette diaspora détiennent pour la plupart le
remarquable privilège de disposer d’une éducation et d’une expérience professionnelles solides
qui pourraient de toute évidence être mises à profit dans le processus de reconstruction de
Port‐au‐Prince et du pays. Mais leur participation politique directe demeure compromise par
plusieurs clauses de la constitution. Ce débat est lancé depuis déjà 5 ans. De plus, quelques
leaders d’opinions influents semblent encore ressasser les souvenirs politiques traumatisants
des temps passés sans pouvoir prendre une certaine distance nécessaire pour diriger et
concrétiser le fruit de leurs acquis au profit du pays.

Quant aux sociétés civiles haïtiennes, elles sont constituées de membres issus des secteurs
économiques, culturels et communautaires locaux. Leurs connaissances innées des
problématiques de développement local et régional leur confèrent un rôle de premier plan
dans le processus de consultation et de participation, prémisses essentielles à la reconstruction.
Malheureusement leur pouvoir décisionnel et leurs ressources sont aussi limités. Une alliance
stratégique entre ces deux groupes pourrait donner d’excellents résultats sur le terrain à
l’avenir.

La reconstruction de Port‐au‐Prince ne peut être confinée à une question de localisation
géographique, d’équipements et d’infrastructures, même si pour la prochaine année, cette
urgence s’avère extrêmement préoccupante. La réhabilitation de la capitale devra tenir compte
de ces obstacles structurels et institutionnels majeurs dès sa phase d’élaboration sinon le plan
qui en résultera ne pourra pas générer les bénéfices du développement durable dont font écho
les organisations internationales depuis le sommet de Rio en 1992. Le moment est donc venu à
travers cette apocalyptique et douloureuse épreuve de rebâtir Port‐au‐Prince et le pays sur des
fondations cohérentes, solides et durables !

* Membre de l’association des urbanistes et des aménagistes municipaux du Québec, AUAMQ