Haïti a mis le doigt dans l’engrenage de la création de zones franches d’exportation. A la clé, la création d’emplois, certes, mais aussi l’exploitation de la main-d’Å“uvre locale par des groupes financiers étrangers, dominicains en l’occurrence.
Par André Linard
InfoSud-Syfia
Du toit du presbytère de Ouanaminthe, à 3 km de la frontière dominicaine, la première zone franche d’exportation en Haïti (sur 14 prévues) est à portée de vue. Là -bas, sur des terres céréalières irrigables de la plaine de Maribaoux, une première usine textile a été ouverte, le 16 août dernier, au grand dam des paysans. Elle est clôturée et l’entrée en est interdite aux journalistes, bien entendu.
50 à 80 hectares de zone agricole ont été bétonnés pour l’usine elle-même et pour des travaux d’infrastructures dont un aéroport destiné à assurer les liaisons avec le pays voisin. La zone appartient en effet au Grupo M, un consortium financier dominicain. L’objectif de celui-ci est clair : fabriquer en Haïti des produits textiles ou électroniques à exporter, en profitant de salaires deux fois plus bas qu’en République dominicaine (70 gourdes par jour dans la zone, soit 1,75 euro ou 1150 Fcfa). « En République dominicaine, les zones franches sont saturées explique Georges Antoine, de l’organisation Batay Ouvriye, fort combative en milieu ouvrier ; les patrons ont tout intérêt à venir en Haïti. »
Partout dans le monde, les zones franches sont des lieux d’exploitation intense : les gouvernements y attirent des capitaux étrangers en leur offrant une main-d’œuvre généralement féminine, acceptant des salaires plus faibles, dont la syndicalisation est interdite ou dissuadée. Les temps de travail sont longs et les heures supplémentaires souvent obligatoires. Au sens premier du mot, la zone franche est un espace où les législations fiscales, sociales, environnementales ou encore celles sur la liberté syndicale ne s’appliquent pas. Du fait de la concurrence entre pays, ces exceptions légales se développent et les zones franches ont tendance à s’étendre à tout le territoire d’un pays. Mais elles offrent des emplois : 1500 sont prévus à Ouanaminthe. « Bien sûr, je comprends ces femmes qui se sont précipitées pour trouver un emploi dans la zone franche, ajoute Georges Antoine. Nous n’allons pas les en empêcher, mais nous allons leur dire que la vie c’est travailler, mais c’est aussi lutter. »
« Colonisation économique »
Pourtant, d’après la Confédération internationale des syndicats libres (Cisl), le prêt de la SFI (Société financière internationale, une institution de la Banque mondiale) au Grupo M inclut comme condition le respect des droits syndicaux, ce qui est nouveau à la fois pour la SFI et pour le consortium, connu pour « ne pas être exempt de violations des droits syndicaux dans la région », affirme Guy Ryder, secrétaire général de la Cisl. Une première grève de trois jours a eu lieu dans l’usine de Ouanaminthe fin septembre, parce qu’en échange du salaire qu’ils paient, les employeurs ont fixé des exigences difficiles à tenir, comme la confection d’un minimum de 1500 pantalons par quinzaine. 18 personnes ont été révoquées.
Pour le président Aristide, qui évoque le « mariage d’Haïti avec la République Dominicaine », « le projet commun de zone franche frontalière est le premier fruit de cette union ». Premier, parce que toute la zone frontière est concernée. « Les projets envisagés entre les deux pays doivent s’étendre sur 5 km de part et d’autre de la ligne frontalière qui mesure 300 km. 5 % du territoire haïtien sont appelés à disparaître pour faire place à des projets de zones franches », selon l’ingénieur agronome haïtien Dimitri Norris, cité par l’agence locale Alterpresse. D’où l’accusation de « colonisation économique », renforcée par le fait que, selon la Plate-forme haïtienne pour un développement alternatif (Papda), le Grupo M s’est entendu avec Ramon Javier, un propriétaire frontalier en République dominicaine, pour construire une passerelle reliant directement la zone franche de Ouanaminthe au pays voisin, sans plus passer par la douane.
Face à ces nouveaux défis, le syndicalisme traditionnel haïtien n’est pas un acteur décisif. Selon l’Ong Gramir, qui étudie la société civile, il serait même dans un « processus de récupération par le pouvoir ». Le secteur ouvrier représente à peine 20 à 25 000 emplois. Lorsque des travailleurs commencent à revendiquer dans une usine, la répression est rapide. « De 1997 à 2000, une vingtaine de syndicats d’entreprises ont été brisés dans les usines de sous-traitance », précise Georges Antoine.
Marcelline, licenciée à 14 h 35
Marcelline Jérôme ne dit pas autre chose. Cette jeune ouvrière travaillait chez Megatex, à Port-au-Prince. Choquée par les mauvais traitements des travailleuses enceintes, elle organise un petit comité syndical, qui force l’employeur à négocier. Elle devient alors la bête noire du patron. « Il a décidé que les ouvrières ne pourraient plus se rendre aux toilettes après 14 h 29, raconte Marcelline. Un jour, j’avais un besoin urgent mais j’ai préféré finir d’abord mon quota de produits de la journée. Il était 14 h 35, le patron a refusé que j’aille aux toilettes ; je l’ai fait quand même et il m’a licenciée. » Fait exceptionnel : Marcelline Jérôme est allée en justice et elle a gagné. Mais, précise son avocat sur un ton désabusé, « il nous reste à faire exécuter le jugement ». En attendant, Marcelline se retrouve sans travail : « chaque fois que je suis engagée quelque part, je suis chassée après deux ou trois jours, parce que des listes noires d’ouvriers indociles circulent entre les entreprises. »
Créer de l’emploi est indispensable en Haïti ; encore faut-il savoir à quel prix !
André Linard
Courtoisie de InfoSud-Syfia