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Comité 2004 Populaire : Position sur la commémoration du Bicentenaire de " l’Indépendance " d’Haïti

Recu le 19 novembre 2003

1804 : Les masses esclaves ont fait la Révolution,

Les classes dominantes l’ont confisquée.

2004 : 200 ans de misère et de résistance,

Debout pour une vraie libération !

Introduction

Cette année, la question de la commémoration du Bicentenaire de « l’Indépendance » d’Haïti fait l’actualité. On en parle en Europe, en Afrique, en Amérique. Le régime Lavalas au pouvoir en Haïti orchestre déjà , de son côté, une propagande politique autour de la célébration de ce Bicentenaire. En effet, 2004 marquera 200 ans de « souveraineté haïtienne » conquise au prix de hautes luttes menées par les masses d’esclaves et de marrons contre le colonialisme français.

Les secteurs populaires haïtiens, quant à eux, n’ont pas encore prévu d’activités de commémoration, tandis que la situation de domination et de dépendance connue durant la période coloniale, perdure jusqu’à aujourd’hui, sous diverses formes. A nos yeux, il est important de rappeler que le résultat des luttes des esclaves et des marrons n’est l’apanage d’aucun individu, d’aucun parti politique, d’aucun régime politique ou d’aucune institution, en particulier. Toute organisation responsable se doit logiquement d’enrichir la réflexion sur cette expérience historique. C’est pourquoi, nous, organisations et institutions du mouvement démocratique et populaire, avons choisi de livrer notre vision commune sur le Bicentenaire de « l’Indépendance ».

Cette réflexion ne s’inscrit pas dans une perspective de polémique, mais plutôt, dans l’objectif de partager avec d’autres acteurs du camp populaire en particulier et des masses populaires en général, notre vision des luttes des esclaves et de la route à suivre au carrefour difficile où se situe Haïti aujourd’hui. Nous voulons ainsi démasquer la démagogie des nouveaux colons, vendeurs de Patrie, qui s’évertuent à maintenir le pays dans un esclavage moderne, par exemple, par l’établissement de zones franches (une composante du plan néolibéral). Nous voulons trouver la route qui nous permettra de nous libérer de la domination et de l’exploitation des nouveaux colons capitalistes, tant au niveau national qu’international. C’est dans cette optique que nous vous adressons ce document.

Dans ce document, nous vous présentons donc brièvement l’historique et le sens de la lutte des esclaves, notre lecture critique de la situation actuelle et quelques propositions relatives au chemin à prendre, de manière à mettre fin au processus de domination et d’exploitation sous toutes ses formes.

La vraie signification des luttes anti-esclavagistes

Le 1er janvier 2004 marquera le Bicentenaire de la proclamation de notre « Indépendance ». La concrétisation de cette Indépendance résulte de multiples luttes menées par celles et ceux qui ont été esclavagé(e)s. La guerre de libération fut longue et difficile, mais couronnée de succès. Pour comprendre le sens des luttes liguées contre les colons espagnols et français, il nous faut d’abord étudier le système esclavagiste.

La fin du 15e siècle est considérée comme une période d’expansion du colonialisme européen. En 1492, les classes dominantes européennes ont fourni à Christophe Colomb, bateaux de guerre, soldats et équipements nécessaires pour aller réquisitionner les richesses en épices et en or dans l’Ile d’Haïti-Quisqueya. Ce pillage est rendu possible grâce au travail forcé des aborigènes que l’on traite comme des bêtes de somme pour exploiter les mines d’or. L’histoire rapporte que plus d’un million d’Indiens vivaient sur l’île avant l’arrivée des colons. En 1535, soit 43 ans après l’invasion et les travaux forcés, les Indiens sont décimés : on n’en compte plus que 500. En 1659, il n’en reste quasiment plus. Le massacre des Indiens est le premier crime contre l’humanité connu sur l’île.

La masse laborieuse ayant disparu, les colons espagnols et français trouvent un autre moyen d’assurer la continuation du pillage : ils vont capturer des Nègres en Afrique pour les faire travailler contre leur gré durant plusieurs siècles. Les colons fouettaient les esclaves, les maltraitaient et les tuaient à leur guise. Ils ne les considéraient pas comme des êtres humains. Ils leur avaient enlevé tous les ’’droits’’, particulièrement celui d’avoir accès à la propriété de la terre.

Pour échapper au système esclavagiste et venir à bout de la colonisation, ces êtres humains transformés en esclaves ont dû mener alors diverses luttes : suicides collectifs, empoisonnement de leurs propres enfants, « marronnage », politique de la terre brûlée « koupe tèt boule kay », soulèvement général dans la nuit du 21 au 22 août 1791.

Ce soulèvement a eu lieu quelques jours après le grand congrès tenu par les esclaves du nord le 14 août 1791 au Bois Caiman. A partir de cette date, les hostilités ont pris une tournure de guerre militaire, aboutissant à la défaite de la plus forte armée de l’époque (l’armée française) devant nos ancêtres à Vertières, le 18 novembre 1803. C’est l’ensemble de ces luttes qui nous ont conduits à la proclamation officielle de « l’Indépendance », le 1er janvier 1804.

Les esclaves ont mené cette guerre contre le colonialisme et l’esclavagisme pour se libérer de toute forme de contraintes physiques et/ou morales et accéder à la propriété de la terre. Par cette guerre, nos ancêtres entendaient vivre libres, travailler à leur compte sur une terre qui leur appartenaient, en dehors de toute situation de torture ou d’oppression, sans fouet, ni bâton ou autre arme détenue par les colons.

Cependant, contrairement au projet de liberté que les masses d’esclaves essayaient de se forger, les chefs de l’Armée Indigène ont établi au pays un système de « deux-moitiés ». Après l’Indépendance, les anciens esclaves continuaient donc de vivre très mal, dans un régime devenu féodal. La majorité d’entre eux devinrent de petits paysans qui labouraient le sol des « grandons ». Comme pendant le régime colonial, les paysans poursuivaient alors leurs batailles contre la situation d’exploitation qui s’était développée durant la période post-coloniale. Nous pensons ici aux luttes paysannes conduites par Goman et Acaau, pour résoudre la question agraire. Dans le cadre de ces luttes, plusieurs gouvernements ont été déchus ; d’autres ont investi le palais national à coup de promesses de réforme agraire. Mais ces promesses se sont révélées vaines.

Au moment de la première occupation américaine en 1915, cette situation de dépendance représentait un élément important de notre réalité politique. La bourgeoisie et la classe politique ont comploté pour placer le pays sous le joug du néo-colonialisme américain. Pour mémoire : nous rappelons que avant leur débarquement militaire, soit le 14 décembre 1914, les occupants américains se sont appropriés la réserve d’or de la Banque Centrale haïtienne. Cet ’’argent’’, les Américains nous le doivent toujours. Cette tranche d’histoire marque une étape importante dans la vie de notre peuple. Le capitalisme a pénétré de manière profonde la structure sociale du pays. Les occupants y ont établi des compagnies industrielles qui les enrichissent au détriment de la société haitienne.

Cette nouvelle situation coloniale incite les masses paysannes conduites par des combattants notoires à mener une véritable guerrilla contre l’occupation. Nous ne saurons oublier Charlemagne Péralte et l’Armée des Cacos qui ont dû batailler contre les occupants. Quoique d’aucuns disent que Charlemagne Péralte défendait les intérêts des « grandons » face au projet capitaliste américain, nous estimons que c’est un moment historique à honorer dans le sens du rejet de l’envahisseur capitaliste.

Après l’assassinat de Charlemagne Péralte, un autre combattant connu sous le nom de Benoît Batraville, plus proche des intérêts paysans, prend la tête de l’Armée des Cacos. Sa lutte vise non seulement à repousser l’occupant du pays et à faire éliminer la corvée, mais aussi à faire en sorte que les paysans récupèrent les terres. Ces rivalités et résistances ont convaincu plusieurs chefs d’Etat de distribuer des parcelles de terre aux paysans. Cependant, jusqu’à aujourd’hui, le problème agraire persiste et a même empiré.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La crise organique dans laquelle les pays impérialistes, les classes dominantes locales et la classe politique traditionnelle ont plongé le pays, invite à la réflexion. Nous avons progressé, certes, mais nous avons aussi beaucoup régressé. Une minorité s’enrichit chaque jour davantage tandis que les masses populaires vivent dans la pauvreté absolue. Les esclaves ont lutté pour l’Indépendance du pays, pour la dignité humaine et pour l’accès à la propriété de la terre. Durant toute la période post-coloniale, les travailleurs et d’autres militants conséquents n’ont jamais cessé de revendiquer le respect de ces droits. Quel pays avons-nous aujourd’hui ? Pouvons-nous dire que notre pays est réellement indépendant ? Pouvons-nous affirmer que la dignité humaine règne dans notre pays ? Malheureusement, NON. Actuellement, la situation de dépendance continue bel et bien. L’indépendance d’Haïti est devenue un concept sans contenu. L’impérialisme américain commande, même s’il n’est pas physiquement et militairement présent comme en 1915 et 1994. A rappeler que 23000 soldats américains ont débarqué le 19 septembre 1994 pour ramener Aristide au pouvoir et tromper les masses populaires en appliquant la politique néo-libérale.

La « démocratie » était partie en exil, la « démocratie » est revenue. La dite démocratie produit de l’insécurité, de la censure, des crimes politiques, de l’impunité, de la corruption, de la misère, Â… Tout cela au vu et au su de la « Communauté Internationale ». Dans l’intervalle, le régime Lavalas au pouvoir en Haïti signe des accords de toute sorte avec l’impérialisme américain et se soumet à l’OEA (Organisation des Etats Américains) pour enfoncer le clou de la dépendance au cœur du pays. Ce sont eux qui, tenant les cordons de la bourse, décident à notre place, qui mérite d’être jugé, quelle attitude doit prendre l’opposition, etc. Ainsi, le pouvoir, l’opposition politique et la ’’société civile’’ exécutent les ordres dictés par l’impérialisme.

Le régime Lavalas exproprie des paysans des terres fertiles et établit des zones franches, tout en débitant des discours incohérents sur Toussaint Louverture. L’administration publique est gangrenée ; l’impunité trône. La répression et la censure sont le lot des journalistes et de nombreux autres citoyens qui affichent leur désaccord avec le mode de gestion politique du pouvoir en place - un pastiche de la dictature de François Duvalier .

Dans ces conditions, les masses populaires sont la proie actuelle d’une autre « race » de colons. Ces nouveaux colons, ce sont les grands pays impérialistes, les bourgeoisies locale et internationale et les mercenaires régionaux tels que les partis politiques traditionnels et les institutions qui reproduisent l’idéologie des classes dominantes. En ce sens, n’est-il pas urgent de lutter pour l’instauration d’une autre société ? Une lutte dont l’horizon doit dépasser celui de 1804. Une lutte qui doit nous permettre d’éliminer toute trace de domination et d’exploitation de l’homme par l’homme. Pour y arriver, il nous faut adopter une autre stratégie.

Quelle stratégie adopter ?

La révolution des esclaves a consacré beaucoup d’acquis sociaux et politiques, à travers l’établissement d’une autre société non coloniale. En dépit de tous les problèmes vécus dans le système de « deux-moitiés », les paysans ont obtenu le droit de posséder quelques parcelles de terre. Même s’il s’avère nécessaire d’opérer une réforme agraire en profondeur, ces acquis restent néanmoins importants.

Ainsi restons-nous convaincus que les paysans avaient déjà commencé à tracer le chemin après l’Indépendance, et surtout pendant la première occupation américaine. L’ensemble des luttes des masses populaires (paysanne, ouvrière, du secteur informel, etc.) menées avant et après 1986, continue d’indiquer cette voie. Sans oublier les luttes d’organisations telles que Tèt Kole [1], ANOP [2] et de certains syndicats. Ces organisations ont toutes rejeté le mode d’organisation étatique ; elles ont revendiqué l’indépendance du pays, un pays où la santé et l’éducation seraient à la portée de tous, un pays qui jouirait d’une sécurité alimentaire autonome, de la sécurité publique et de celle du travail.

Pour sortir Haïti de la misère, de l’insécurité, du chômage et de la dépendance, ces luttes doivent se poursuivre, sous la bannière d’organisations sérieuses de paysans, d’ouvriers, de petites marchandes, de chômeursÂ…, donc d’un mouvement populaire solide qui crée son propre instrument politique et un projet de société favorable à la majorité. Alors seulement, nous pourrons exiger que la France, l’Espagne, les Etats-Unis payent la dette de l’Indépendance, celle de la colonisation, du génocide des Indiens, des malversations commises lors des occupations américaines dans le pays. Seul un mouvement populaire fort peut faire front contre les dégâts causés par le Plan d’Ajustement Structurel du FMI et de la Banque Mondiale.

Ni les ’’pays amis’’ qui maltraitent Haïti, ni les élections, ni l’opposition traditionnelle, ni le régime Lavalas, encore moins la conférence nationale, le contrat social bourgeois et le plan néolibéral ne peuvent nous libérer de la situation de dépendance où nous ont placés l’impérialisme et ses laquais. A bien observer toutes les propositions de sortie de la crise politique, qui est une manifestation de la crise sociale globale, nous pensons qu’aucune d’entre elles n’a posé le vrai problème pour n’avoir pas questionné le fondement de la société démodée d’Haïti.

Pour nous, il n’y a pas d’alternative sinon celle que nous ont léguée les luttes de nos ancêtres. Esclaves et Marrons se sont battus pour établir une nation libre, une société de justice sociale et économique. Aujourd’hui est venu le temps de revendiquer la guerre de nos ancêtres, de la dépasser dans le processus de libération. Il est venu le temps de se battre pour un pays indépendant, contre la politique de vie chère, de zones franches et le plan néo-libéral. Il est venu le temps de lutter pour créer la société que nous voulons. Il est venu le temps de dire non à l’impunité, à l’insécurité, à la corruption, à la domination néo-coloniale.

Les organisations et institutions membres du Comité 2004 Populaire :

1) Institut culturel Karl Levèque ( ICKL )

2) Institut de Technologie et d’Animation ( ITECA )

3) Société d’Animation et de Communication Sociale ( SAKS )

4) Programme pour une Alternative de Justice ( PAJ )

5) Groupe Recherche-Action en Animation et en Education Populaire ( GRAEP )

6) Tèt Kole Tipeyizan Ayisyen (TK)

7) Action Catholique Ouvrière ( ACO )

8) Regroupement des Organisations Populaires Autonomes

9) Antèn Ouvriye

10) Union Nationale des Normaliens d’Haiti ( UNNOH )

Novembre 2003


[1Tèt Kole Tipeyizan Ayisyen : C’est une organisation paysanne à caractère national. Elle existe dans le pays avant le départ de Duvalier. Mais, c’est à partir de 1986 qu’elle arrive à s’imposer sur la scène politique.

[2ANOP : Alliance Nationale des organisations populaires. Ce regroupement national de plusieurs organisations populaires a pris naissance après les elections de novembre 1987. Ce mouvement a disparu au cours des années 80.