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Haiti-Rép. Dominicaine : Conflits de devoirs autour de la rencontre de Santo Domingo

Débat

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 12 octobre 2009

La rencontre de Santo Domingo d’août dernier a-t-elle porté préjudice aux Haïtiens vivant dans ce pays ? Pour certains, la communauté haïtienne en République Dominicaine a un contentieux avec la droite ultra nationaliste dominicaine. Dans cet entendement, les panélistes haïtiens qui y étaient présents n’auraient pas dû accepter d’écouter les discours de cette droite quelqu’en soit le contenu.

Admettons un instant que ces préoccupations soient légitimes et n’aient rien à voir avec les ti difé boulé de gens toujours prêts à voir la puce sur le dos de l’éléphant au lieu de l’éléphant lui-même. Abordons-les avec l’attention qu’elles requièrent, en mettant de côté qu’elles puissent refléter des luttes de personnes pour le leadership dans un espace donné. Proposons de les traiter avec l’arme de la raison scientifique tout en tenant compte des émotions qu’elles soulèvent. Pour ce faire, nous parlerons d’abord des chirépit et de la division dans les communautés haïtiennes. Ensuite, nous discuterons d’un modèle de référence dans les relations haitiano-dominicaines. Enfin, nous traiterons des conflits de devoirs dans des situations complexes.

Les chirépit

Les chirépit dans les communautés haïtiennes sont des affaires courantes. Qui font l’affaire du statu quo. Qui minent la confiance déjà faible entre les Haïtiens où qu’ils se trouvent. Qui bloquent le renouveau. Les chirépit sont la matérialisation de la culture esclavagiste de bacoulou et de ticouloutes qui fait que souvent les partenaires sociaux agissent en anticipant toujours la ruse de l’autre, ajoutant donc une difficulté de taille à un réel déjà bien complexe, pour éviter la mort. Prenons un exemple dans un passé récent en République Dominicaine.

Il faut être sans illusions sur la capacité de nuisance des luttes intestines. On se rappelle celles de l’année 1979 entre Paul Denis, Gérard Lafontant d’une part et l’Union Démocratique des Emigrants Haïtiens (UDEH) à Saint Domingue d’autre part. Les seconds allaient plus loin que les états d’âme des protagonistes d’aujourd’hui. Selon le document expédié à Amnesty International par les Comités Haitiens d’Action Patriotique Charlemagne Péralte et Machatè, le secrétaire général du Parti Unifié des Communistes Haïtiens (PUCH) n’avait-il pas utilisé les arguments de l’UDEH pour accuser Paul Denis « de livrer à la police dominicaine des exilés haïtiens et des membres du PUCH ». [1] Ce n’est donc pas de nos jours que des divergences politiques aboutissent à des « chirépit » de grande envergure. Qu’on se réfère à la lettre du 21 avril 1979 adressée par l’UDEH au général Virgilio Payano Rojas, chef de la police dominicaine, dénonçant alors « les exilés Lafontant, Denis, Charlemagne, Joseph Pierre du Centre des Réfugiés Haïtiens situé à la rue Sanchez au km 9 ½ ». [2]

Les luttes fratricides pour le pouvoir (dans une communauté, dans un groupe, etc) sont donc monnaie courante dans certains milieux de l’opposition haïtienne depuis belle lurette. Et quand ce passé n’est pas connu, les mêmes erreurs se répètent avec chaque fois des conséquences plus lourdes au niveau de la confiance actuelle et future entre les protagonistes. Le résultat des courses de cette lutte fratricide en République Dominicaine sera l’expulsion de Paul Denis et de Robert Moise de la République Dominicaine en 1979 et le refoulement de Guy Gilbert à l’aéroport Las Americas la même année, suivis des arrestations et emprisonnements du professeur Clarel Eliard et de Louis Samuel Roche, ce dernier, un vieux militant qui a lutté aux cotés des forces nationalistes du colonel Caamaño en 1965 contre l’invasion américaine. On remarquera que cette répression eut lieu à un moment ou le Parti Révolutionnaire Dominicain (PRD) était au pouvoir sous les gouvernements d’Antonio Guzman et de Salvador Jorge Blanco mais ne contrôlait pas nécessairement tous les rouages de la police secrète. C’est justement suite à ces incidents que Jean Valmé, chef de la police politique duvaliériste et Roger Lafontant concoctèrent le fameux document « Opération Survie 1982 » dans lequel ils firent le tri des forces politiques dominicaines en s’appuyant sur les forces armées considérées comme « le vieil ami », puis sur le gouvernement comme « allié provisoire et honteux », mais contre le pouvoir législatif et judiciaire présenté comme « un corps négatif » et enfin contre la presse déclarée « l’ennemi ». Le gouvernement duvaliériste voulait alors peser de tout son poids pour empêcher la victoire du PRD et encore moins celle du PLD de Juan Bosch aux élections du 16 mai 1982. Le document duvaliériste envisageait même l’élimination physique du leader du PLD, Juan Bosch, le soutien financier à la candidature de Joaquim Balaguer, ainsi que la surveillance de la frontière en soudoyant des membres des forces armées dominicaines et des journalistes de la presse parlée et écrite dominicaine. On le voit bien, les forces réactionnaires haïtiennes donnent la main à leurs confrères de l’autre côté de l’ile.

Le modèle de référence Geffrard/Luperon dans les relations haitiano-dominicaines

Dans les luttes politiques, des adversaires se retrouvent du même côté parce que leurs intérêts respectifs convergent à un moment précis. On l’a vu en République Dominicaine quand Balaguer et Bosch s’allient pour bloquer Peña Gomez en 1994 et 1996. Ces deux cas précis dans lesquels il y a eu des pactes signés n’ont rien à voir avec la présence pendant une heure de personnalités de la droite ultra-nationaliste dominicaine dans une rencontre de trois jours de démocrates haïtiens cherchant une voie de sauvetage pour Haïti. Mais en politique de chen manje chen, quand il s’agit de crucifier l’adversaire, on fait feu de tout bois. Face à la critique qui présente le message de mise en garde aux Haïtiens de Pelegrin Castillo comme un épouvantail des milieux racistes dominicains, Charles Shapiro, coordonateur principal des initiatives économiques au Département d’Etat américain, a encore réitéré le 2 octobre 2009 la nécessité pour la République Dominicaine de jouer un rôle dans la solution du problème haïtien. [3]

Les propos de Charles Shapiro ont relancé les débats dans la presse dominicaine sur l’opportunité de faire un seul pays de la République Dominicaine et d’Haïti. Pour avoir trafiqué avec tous les dictateurs haïtiens et voulant se laver les mains, les pressions de l’empire montent pour que ce soit la République Dominicaine qui prenne en charge le chaos haïtien. Les ultra-nationalistes dominicains refusent cette option et n’y voient pas qu’un simple fantasme de la communauté internationale. Oscar Medina, un éditorialiste dominicain du Listin Diario condamne le président Leonel Fernandez à la poubelle de l’histoire s’il accepte de prendre ce chemin tracé par la communauté internationale. [4] Plus que jamais, les perspectives d’avenir dans les relations entre les deux pays qui se partagent l’ile de Quisqueya sont à l’ordre du jour. La présence des forces armées de la MINUSTAH est-elle un ballon d’essai pour jauger l’indifférence réelle du peuple haïtien face à un tel projet ? Ou doit-on penser que la MINUSTAH vue par certains comme une simple gesticulation actuellement donnerait naissance à une résistance organisée au cas où il y aurait carrément une tutelle dominicaine ? L’Etat haïtien a-t-il les penseurs pour conduire un tel débat avec la République Dominicaine en orientant les rapports de deux pays vers une intégration harmonieuse et planifiée, à l’image de l’intégration franco-allemande ? Le silence haïtien sur ces questions contraste avec la dénonciation faite par le chancelier dominicain Carlos Morales Troncoso de la déclaration qualifiée d’ingérence du président américain Carter sur le projet binational d’éradication de la malaria et la migration haïtienne en République Dominicaine. [5] À ce moment où les rapports haitiano-dominicains dominent l’actualité, étant donné l’irrésistible mouvement des Haïtiens à aller de l’autre côté de la frontière pour chercher la vie, il y a des références peu connues dans les rapports entre les deux pays qui méritent qu’on s’y arrête. Cela nous amène à revisiter les rapports entre Geffrard et Luperon.

L’histoire a donné raison aux quatorze exilés dominicains en Haïti qui reçurent l’aide logistique et matérielle du gouvernement de Geffrard en 1863 pour démarrer la lutte armée contre le gouvernement collabo de Pedro Santana avec l’Espagne. Le patriote dominicain Gregorio Luperon n’avait pas hésité à recevoir de l’aide du président Fabre Geffrard pour affronter le général Pedro Santana qui avait placé la République Dominicaine sous le protectorat de l’Espagne en 1861. Ce sera l’attaque de Santo Domingo et le cri de Capotillo où le drapeau dominicain sera hissé le 16 Août 1863, allumant cette étincelle de la liberté qui sera définitivement conquise en 1865.

Des haïtiens comme le colonel Ernst Roumain, aide de camp du Président Geffrard, ainsi que des membres du corps d’élite Les Tirailleurs, ces francs-tireurs de Geffrard, luttèrent les armes à la main aux côtés des forces patriotiques de Luperon, Jose Maria Cabral et Juan Pablo Sanchez contre les collabos dominicains. Duraciné Pouilh, directeur du journal L’Opinion Nationale, mit ses presses à la disposition des patriotes dominicains pour imprimer leurs pamphlets et tracts et même fabriquer le papier-monnaie dont ils avaient besoin. [6] Sans compter ce formidable appui diplomatique que souligne Price Mars [7] et qui permit, à travers les informations fournies par le diplomate haïtien Thomas Madiou, accrédité alors en Espagne, de trouver une porte de sortie au gouvernement espagnol ayant déjà perdu plus de dix mille hommes en quatre ans de guerre contre les patriotes dominicains utilisant Haïti comme leur base arrière.

La solidarité des Haïtiens avec les Dominicains avait provoqué la riposte de l’Espagne. L’ultimatum de l’amiral Rubalcava en 1861 nous imposa le salut de 21 coups de canon au drapeau espagnol et le paiement d’une indemnité de 200,000 piastres fortes, somme qui fut finalement réduite à 25,000 piastres après négociation. La haute diplomatie d’un Boyer Bazelais sera mise à contribution pour épargner Haïti d’un autre affront de ce genre, sauver la face à l’Espagne et mettre fin au bain de sang à l’Est. Luperon était réaliste et ne reprocha pas à Fabre Geffrard son rôle antérieur de commandant des troupes haïtiennes lors des les invasions de Soulouque en République Dominicaine. Luperon organisa la résistance dominicaine et ainsi restaura l’indépendance de son pays en 1865, « ayant pris conscience de la nécessité de l’unité dominico-haïtienne pour pouvoir atteindre l’objectif de la déroute et de l’expulsion de l’armée espagnole ». [8] D’ailleurs, Luperon paya sa dette à notre pays en luttant avec d’autres dominicains les armes à la main à Jacmel et aux Cayes en 1868 aux côtés des forces anti-annexionnistes haïtiennes de Nissage Saget contre le gouvernement populiste de Sylvain Salnave et en les approvisionnant avec sa goélette « Concepción » en vivres, armes et munitions des Iles Turques, de Cuba et de Saint Thomas.

La confiance dans la conscience pour lire les situations complexes

Les schémas mentaux d’appréhension du réel doivent être révisés. Il n’y a pas contradiction entre vouloir changer les choses en Haïti pour que les Haïtiens y vivent avec espoir d’une part et aider la diaspora haïtienne en République Dominicaine a obtenir le respect de ses droits humains d’autre part. Le devoir civique et le devoir communautaire ne sont pas nécessairement antinomiques. La rencontre de Santo Domingo organisée par la « Ligue des pasteurs haïtiens résidant en République Dominicaine » et Rudy Boulos apporte un plus aux étudiants haïtiens et aux membres de la communauté haïtienne locale qui y ont assisté. Ils ont vu et entendu un message d’avenir : la possibilité pour des Haïtiens de tendance politique différente de se réunir et de discuter cordialement sur les voies et moyens pour faire d’Haïti un point d’attraction. C’est une victoire d’abord sur tous ceux qui disent que les Haïtiens ne pourront jamais s’asseoir ensemble. C’est une victoire ensuite sur cette loi du talion qui moule notre comportement de chen manje chen. C’est une victoire enfin sur notre barbarie intérieure.

La machine à faire du mal en Haïti a pris un coup avec cette rencontre qui gêne plus d’un dans leur sommeil. Ceux qui ne l’ont pas compris auront toujours une chance de rédemption du côté des démocrates car ces derniers ont confiance dans la conscience. Les transformations intérieures sont toujours possibles pour arriver à cette maturité nécessaire et cette sagesse pour propulser Haïti dans un autre cheminement hors de l’horreur qui fait fuir ses enfants. Le pari du développement en Haïti peut être gagné afin que les Haïtiens trouvent du travail chez eux. Alors, non seulement les Haïtiens de Saint Domingue viendront y chercher du travail, mais les officiels Dominicains viendront négocier avec le gouvernement haïtien pour avoir de la main d’œuvre haïtienne qui fait défaut. Le conditionnement anti-haïtien de certains Dominicains est appelé à disparaître dès que les choses changent en Haïti. Et ce sera l’harmonie originale et agréable des deux peuples avec leurs artistes exposant ensemble comme ce fut le cas avec Fravrange Valcin II et Ada Balcacer au Coral Gables Museum à Miami en 1984 ou encore avec leurs écrivains Edwidge Danticat et Junio Diaz en 1999 dénonçant ensemble dans le New York Times la guerre aux travailleurs haïtiens faite par le gouvernement dominicain [9] ou enfin avec l’exposition "courants chauds" en juin 2009 au Mupanah réunissant 8 peintres et sculpteurs des deux pays.

Notre devoir civique envers Haïti est de travailler à faire sauter toutes les barrières qui bloquent l’épanouissement de ses forces vives. Notre devoir civique est d’aider à organiser la rébellion contre la souffrance qui terrasse notre population. Et si jamais on doit choisir, ce devoir civique doit primer sur tout autre devoir d’assistance à une communauté spécifique. De toute façon, ces injonctions complexes ne sont pas essentiellement contradictoires. On est loin du double bind de travailler pour la cité ou d’assurer à son frère une digne sépulture. Créon et Antigone doivent être réconciliés par la pensée. Max Weber parlait de l’impossible conciliation de l’éthique de conviction et de l’éthique de responsabilité. Dans le cas qui nous préoccupe, notre instance de référence doit être la société haïtienne dans ses contradictions qui engendrent les problèmes qui ressurgissent sous différentes formes dans nos communautés émigrées. Nous aurons beau soigné les symptômes, le mal demeurera intact si nous ne nous occupons pas de l’essentiel. Là est l’urgence du combat actuel. Le devoir immédiat pour léguer un avenir aux générations futures. Comme le firent nos ancêtres en 1804.


[1Comités Haïtiens d’Action Patriotique Charlemagne Péralte et Machatè, « Un procès monté contre Paul Denis – Mais à calculs boiteux, résultats piteux », Bruxelles, 15 Juillet 1979, p. 2.

[2Ibid, p. 7.

[3« Washington hails Dominican Republic’s role in solving Haiti’s woes”, Dominican today, Octobre 2, 2009. Voir également Fernando Quiroz, « EEUU dice sin RD no hay solución en Haiti – Los Problemas de la Isla “no son cosa aparte ” », Listin Diario, Santo Domingo, República Dominicana, octobre 2, 2009.

[4Oscar Medina, « Las deficiencias son nuestras », Listin Diario, Santo Domingo, República Dominicana, 8 de Octubre de 2009.

[5Amatilis Castro Jiménez, « Canciller considera que Carter cometió intromisión en el pais » Hoy, Santo Domingo, República Dominicana, 12 de Octobre de 2009.

[6Dantès Bellegarde, Histoire du Peuple Haïtien, Collection du Tricinquantenaire, P-a-P, 1953, pp. 166-167. Eugenio Matibag, Haitian-Dominican counterpoint : nation, state, and race on Hispaniola, Palgrave Macmillan, New York, 2003, p. 124.

[7Jean Price Mars, La República de Haiti y la República Dominicana, Tomo II, Sociedad Dominicana de Bibliófilos, Santo Domingo, República Dominicana, 2000, pp. 655-658.

[8Emilio Cordero Michel, « Gregorio Luperon y Haïti », CLIO — Órgano de la Academia Dominicana de la Historia, Ano LXIV, Santo Domingo, República Dominicana, Enero-Agosto 1995, p. 93.

[9Edwidge Danticat et Junio Diaz, “The Dominican Republic’s War on Haitian Workers”, New York Times, November 20,1999.