Débat
Par Jhon Picard Byron
Soumis à AlterPresse le 5 octobre 2009
La fin de la politique dont la rumeur court aujourd’hui toutes les rues est volontiers décrite comme la fin d’un certains temps, marqué lui-même par un certain usage du temps, l’usage de la promesse.
Jacques Rancière, Aux bords du politique
Je souscris presque entièrement à l’analyse de mon ami Mathurin (qu’une vieille habitude m’empêche d’appeler par son prénom). Ayant trop d’échéance à honorer, j’avais rendu public une simple note dans laquelle j’ai réfuté la validité de cette formule à prétention performative de lumpen-étudiant utilisée par Myrtha (voir ci-dessous la note diffusée sur Internet le 23 septembre 2009). Mathurin a sans doute pris connaissance de cette note. Pour apprécier son article, je lui adresse aussi ce texte.
Je me permets de féliciter mon ami pour ce bel « exercice de pensée politique ». Je salue cette volonté de comprendre sans « mépris » et sans « arrogance ». J’évite tout ce qui n’est que polémique [1] dans l’article de Mathurin, retenant plutôt les pistes de réflexions qu’il propose.
Je pense que la ressemblance établie par Mathurin entre les mouvements d’étudiants est claire et nette. Et, je crois comme lui que les stratégies, les formes de lutte du « mouvement social » en général sont à réviser ; bref, la question de l’Alternative est à l’ordre du jour. Nos points de désaccord sur la nature des mouvements d’étudiants sont limités. J’entends les partager avec mon ami pour l’inviter à pousser encore plus loin la réflexion qu’il a engagée.
Pour ce faire, je voudrais partir d’une question posée sur cette note-clé qu’il a tirée de l’article de Myrtha. Je reprends l’extrait :
« Quand un pouvoir politique ne peut ni convaincre ni délivrer la marchandise, il lui reste selon les circonstances (souligné par nous), la cooptation/domestication, la manipulation ou la répression des secteurs sensibles et combatifs, or l’université d’Etat est l’un de ces secteurs ».
… et la question que j’ai retenue parmi les quatre questions que Mathurin pose :
« Le pouvoir politique actuel peut-il convaincre ? Convaincre de quoi ? »
La formule de Myrtha est générale. Elle n’est pas placée dans les circonstances actuelles. L’évocation des circonstances justifie tout simplement sa généralité. C’est la raison pour laquelle je préfère déplacer la question. Je me demande si le pouvoir actuel a cherché vraiment à convaincre… Il ne s’agit pas de la capacité à convaincre, mais plutôt de la volonté du pouvoir de convaincre. Tout se passe comme si on a affaire à un pouvoir de droit divin qui ne cherche pas à convaincre, laissant aux prélats la charge de dicter au peuple la volonté de Dieu.
Vouloir convaincre c’est l’indice qu’on a un projet à mettre en œuvre. Vouloir manipuler ou réprimer peut traduire tout aussi bien le fait qu’on a un projet qu’on veut imposer. Peu importe la nature de ce projet.
Il me semble qu’avec ce pouvoir, l’on n’est dans aucun de ces cas de figures. C’est un pouvoir qui dirige par à-coup [2]. Est-ce pourquoi il ne peut éviter d’être à la traîne des politiques des organismes internationaux (FMI, banque mondiale) et des gouvernements étrangers.
Le silence observé lors des présidentielles de 2006 (qu’on avait interprété comme une forme de sincérité inhabituelle chez les politiciens traditionnels et qu’on avait trouvé sympathique) avait planté le décor de ce nouveau mandat du Président René Préval. Lors des élections, le candidat Préval n’avait rien promis. Le pouvoir était la promesse. Mais, une promesse qui n’avait rien à proposer aux simples gens (prolétariat, sous-prolétariat, étudiant…) qui n’aspiraient pas ou ne pouvaient pas aspirer à occuper certains lieux du/de pouvoir-promesse. Ils pouvaient se contenter de la sincérité du candidat, de la sympathie retrouvée en lui.
J’ai eu à dire que l’acteur populaire, dans une réaction spontanée de rejet de la transition, avait été obligé de reconstruire la figure du dirigeant-candidat Préval (par-delà ce que ce personnage représente réellement) afin de pouvoir participer aux élections en sujet politique. (Quoique je me demande si en politique, lieu par excellence du symbolique et de la symbolisation, il existe des personnages réels).
Mais, je veux m’en tenir à cet autre élément caractéristique de la politique qui a fait défaut lors de ces élections : la promesse. Ce pouvoir n’a rien promis ! A personne ! A la nation, il n’a rien promis ! A l’Université, il n’a rien promis ! Donc, il n’a rien à faire ! Il n’est pas obligé !
Mieux encore, pour l’université, il a trouvé un autre prétexte pour ne rien faire : l’autonomie.
Ce terme d’autonomie, de plus en plus galvaudé, tend à devenir, lui aussi, un mot mystique et à se transformer en un piège pour l’Université d’Etat d’Haïti (UEH). Vous êtes autonomes, trouvez vos propres ressources pour fonctionner !
Or, les responsables administratifs et académiques de l’Université qui ont compris que l’autonomie n’est pas synonyme de désengagement de l’Etat, avaient fait plein de promesses. Promesse de réforme et autres encore !
Et voilà ce qui nous met aujourd’hui dans cette crise : incapacité des responsables administratifs et académiques de répondre aux revendications étudiantes ; incapacité des responsables administratifs et académiques de rediriger les revendications vers les plus hautes sphères de l’Etat.
Rediriger les revendications d’étudiants… On peut se demander si c’est leur mission, si une « politique publique » de l’enseignement supérieur peut se définir en fonction des seules revendications étudiantes. D’ailleurs, existe-t-il une politique publique de l’enseignement supérieur ? A défaut de celle-ci, les responsables de l’UEH ont-il une politique universitaire ?
Les démarches auprès des pouvoirs publics pour faire fonctionner l’université et pour répondre aux revendications n’ayant rien donné, les responsables administratifs et académiques n’ont pas joué la carte de la mobilisation. Ce que je comprends bien. Car, en tant que fonctionnaires publics, ce n’est vraiment pas leur rôle. Entre temps, l’Etat haïtien continue à oublier superbement ses engagements par rapport à l’UEH.
Quand je siégeais au Conseil de l’Université, dans des débats sur le budget, l’expérience de « Budget participatif » a été évoquée à maintes reprises. Pour ceux qui connaissent cette approche mise en œuvre par la gauche brésilienne à Porto Alegre, c’aurait été une bonne manière de mobiliser les troupes pour mettre les pouvoirs publics devant leur responsabilité. Bon ! On ne pouvait pas sortir des cadres définis par l’Etat et même de ceux définis par les Dispositions transitoires. On pourrait bien – qui sait – se faire taxer de manipuler des étudiants.
L’autonomie, à cause de son indétermination, a joué aussi comme piège interne. Elle nourrit des luttes sourdes entre des responsables administratifs et académiques, entre des professeurs de l’UEH. Chaque faculté se croit autonome et les responsables sont en confrontation pour des espaces (peau de chagrin) de pouvoir. De plus, ils ne se mettent pas en position de négocier ou de chercher des ressources financières au plus haut niveau de l’Etat au nom d’une autonomie qui ne sert tout simplement qu’à les couvrir, puisqu’ils ne veulent pas rendre des comptes à l’Etat. (J’ai évoqué cette situation à l’UEH dans un article paru la veille des élections du Recteur Henry).
Et les étudiants. Ils sont engagés dans ces luttes intestines de caciques. Mais, ils ont également leurs propres objectifs.
On est d’accord pour critiquer toute attitude méprisante envers les étudiants. Mais, faut-il bien qu’on se garde aussi de ne pratiquer nulle forme de vénération (non critique) comme cela a été le cas durant la période GNB (Voir p. 4 de l’article de Rodolphe Mathurin, « Une note clé dans le texte de Myrtha Gilbert » ).
Je ne veux pas parler de manipulation des étudiants. Au contraire, ayant compris le fonctionnement de l’UEH, les étudiants ont appris à manipuler les responsables de facultés et du Rectorat.
En fait, les intérêts de la communauté universitaire ou estudiantine n’ont pas été toujours les enjeux des luttes d’étudiants. On retrouve dans le mouvement étudiant certaines des pratiques les plus incorrectes de certains groupuscules politiques. Des dirigeants-étudiants s’intéressent plus à tirer leurs marrons du feu. C’est ainsi qu’il n’existe aucune formulation-articulation réelle des revendications d’étudiants par rapport aux pouvoirs publics et par rapport aux responsables administratifs et académiques de l’UEH. Il n’existe pas non plus d’organisations d’étudiants ayant une structure vraiment représentative...
Je crois encore que l’usage de la force est une chose regrettable. Mais, Mathurin force un peu la note en affirmant que les responsables de l’université se livrent à une « répression inadmissible » et en faisant croire que l’intervention de la police à la demande du Rectorat serait une caution à l’occupation du pays par des forces étrangères. Pour être honnête, je souligne à l’attention de Mathurin que le Rectorat avait dans une note de presse exprimé sans ambages sa position contre toute intervention de la MINUSTAH à l’UEH. Je concède toutefois à mon ami que l’option de la force, même lorsqu’elle est loin d’être abusive, est la conséquence de l’impuissance du Rectorat qui est, entre autres, une conséquence de l’autonomie des facultés, en l’occurrence de l’autonomie de la FMP.
Un ami me parle souvent de l’émiettement de la légitimité à l’UEH. Il y a, selon cet autre ami, trop d’élus : 3 élus au Rectorat, 3 élus dans chaque faculté et chacun de ces élus a individuellement une légitimité tirée du vote qui le rend intouchable et libre d’initiative personnelle. Je ne suis pas sûr qu’un membre de conseil de direction d’une faculté qu’on conteste ou qui aurait commis une faute grave peut être révoqué par le Rectorat, ni, d’ailleurs, par le Conseil de l’Université dont il fait partie ? Trop de légitimité qui finalement tue la légitimité. Très sérieusement, les dispositions transitoires sont dépassées. Il faut sortir de « cette transition qui n’en finit pas » pour doter l’UEH de règlements définitifs et de structures efficaces. En ce sens, il faut interpeller la Commission de Réforme et le gouvernement qui ne lui donne pas de moyens pour travailler.
Sur un autre plan, en ce qui concerne toujours les étudiants, s’il est vrai qu’on n’est pas pour « un cautionnement total de leurs actes », il faut admettre des sanctions. Mêmes symboliques ! Mêmes limitées à la reconnaissance des fautes commises !
Je m’adresse ici à mon ami Mathurin et à d’autres camarades. Je ne regrette nullement d’avoir pris part au mouvement étudiant. Mais, je crois qu’un retour sur les actions que nous avons posées peut être intéressant pour la jeune génération. Car, si l’on veut être honnête, les dérives, que nous pouvons critiquer aujourd’hui à cause du recul, ont germé dès la période 86-91. On est donc responsable de n’avoir pas su établir la différence entre des actions/des états d’exception (peut-être nécessaires dans des conjonctures particulières) et les écarts systématiques à la norme. Les écarts sont devenus la norme. Il n’est pas inutile, dans le cadre de ce retour, de se poser des questions sur d’anciens alliés, des responsables administratifs et académiques de faculté qui ont supporté le mouvement des étudiants. Je crois comme Mathurin qu’il faut s’interroger aussi sur la personnalisation des luttes (pour ou contre un tel). On s’est trompé d’avoir cru que Namphy, Régala étaient pour quelque chose dans l’état lamentable de l’université.
Les gens « placés à la tête des choses publiques, des choses de l’Etat » ne sont pas dispensés de chercher à comprendre les réactions des étudiants ou des citoyens, en général. Un responsable de Faculté m’a dit qu’il faut prendre au sérieux les étudiants, c’est-à-dire prendre en compte leurs problèmes et les situations que cela génère. Je crois qu’il faut inviter tous les responsables à appliquer ce principe, valable pour tout commis de l’Etat. Mais, d’un autre côté ou « de l’autre côté de la barricade », pour reprendre une formule de Mathurin, il faut s’interroger sur ce que les étudiants gagnent en bloquant à tout prix le fonctionnement d’une institution publique comme l’UEH, jusqu’à favoriser l’intervention du chef de l’Etat qu’ils critiquent. Si on se place dans une perspective de relèvement de l’État et de sa redéfinition, je crois qu’on ne doit pas céder à cette tentation de vouloir toujours mettre en crise les institutions publiques sans même penser à une alternative. Dans le cas de la FMP, les étudiants n’ont pas d’alliés-professeurs qui pourraient ou qui seraient en mesure de (voire disposés à) faire partie d’un nouveau décanat alors qu’ils réclament à tout prix le départ du décanat actuel. La seule chose que les étudiants ont réussi à faire c’est de perdre la plupart de ces quelques rares professeurs qui étaient plus ou moins sympathiques à leur mouvement.
Dans leur activité militante, certaines personnes ont effectivement oublié qu’elles seront un jour appelées à « gérer les choses publiques ». Mais, pourquoi faut-il réitérer cette erreur ? Je crois qu’il faut anticiper. Les étudiants d’aujourd’hui ne doivent pas commettre certaines erreurs que nous, leurs ainés, avons commises. Il faut arrêter le cycle des erreurs commises d’une génération à l’autre. S’il est juste de laisser des jeunes faire leurs propres expériences, je crois que c’est toujours par lâcheté que certains professeurs ne réagissent pas aux bêtises qui peuvent avoir des conséquences irréversibles.
Il n’y a pas longtemps un ancien dirigeant de la FENEH m’a rappelé une intervention de feu Roger Gaillard sur la grève des étudiants en 1987. Homme courageux, Roger Gaillard avait osé prendre la parole lors d’une assemblée d’étudiants à la FDS pour se prononcer contre cette grève que les étudiants soutenaient presque unanimement. Débutée sur un tonnerre de chahuts, l’intervention de Roger Gaillard a été saluée à la fin par des applaudissements ! On n’est pas obligé d’avoir le charisme de Roger Gaillard. Quoique je ne pense pas qu’il était très sûr de pouvoir convaincre les étudiants. Mais, je pense qu’on doit toujours oser « aller à contre-courant » quand il le faut, même si c’est uniquement pour avoir la conscience tranquille. La paix avec soi-même est fondamentale pour Gaillard qui fut aussi philosophe !
Frères, le 4 octobre 2009.
***
La note sur le texte de Myrtha :
J’ai lu le texte de Myrtha avec une attention soutenue. Elle a voulu prendre le problème à bras-le-corps. Je salue le courage dont elle fait montre dans son analyse. Je demeure tout de même perplexe par rapport au concept lumpen… Ce terme explique... Mais, je doute qu’il peut servir à comprendre. Je voudrais signaler quelques données (simples cas particuliers à comparer) qui permettent d’entrevoir les limites du concept lumpen.
Je pars de cas ou d’individus qui figurent dans le texte : par exemple, les acteurs principaux de ce qu’elle nomme la « "Grève des étudiants" Première édition », dont je ne veux pas taire les noms (Les Docteurs et Sénateurs : Prince Pierre Sonson, Louis Gérald Gilles et Lens Clonès, étudiants à l’époque). Je ne suis pas très sûr que ces messieurs aient habité des quartiers populaires pendant qu’ils étaient étudiants. Il m’est aussi difficile de les assimiler socialement et économiquement à des lumpen. Ce sont de « dignes » fils d’une certaine petite-bourgeoise, originaires de la province (ce qui ne change rien à leur statut).
J’ai fréquenté l’UEH comme étudiant presqu’au même moment que ces messieurs. J’ai connu et vécu, par ailleurs, avec des camarades à l’UEH habitant des quartiers populaires, impliqués dans le mouvement étudiant. Je dois dire que nous aurons été incapables de concevoir et de mettre en œuvre des actions du même genre que celles entreprises par cette équipe de médecins. Nous aurons été incapables d’avoir le rapport qu’ils ont eu avec Aristide…
De ce fait, je me permets de dire que l’attitude morale que l’on réprouve en utilisant le terme lumpen ne correspond pas nécessairement à un statut économique et social. Ce terme provient d’un acharnement à trouver des bases socio-économiques spécifiques à une classe sociale pour une série de comportements que l’on retrouve en fait dans différentes catégories sociales. Des crapules, on en trouve partout !!!
L’autre problème que j’ai avec ce concept c’est qu’il tend à nier le poids des acteurs dans les mouvements sociaux. En insistant sur des conséquences morales de la dégradation économique, on a tendance à oublier les dirigeants impliqués dans cette dégradation et qui en profitent politiquement…
Il existe des études critiques du concept de lumpen. Des penseurs ont critiqué l’usage par Marx lui-même de ce terme dans un de ses plus célèbres textes… sans me mettre dans une posture de censeur, je pense qu’il faudra donc réviser l’outillage théorique de l’analyse de Myrtha et faire usage d’une démarche beaucoup plus descriptive de ces comportements répréhensibles d’étudiants que l’on dénonce ; une démarche qui doit faciliter l’analyse des représentations sociales qui vont de pair avec ces comportements… En somme, les spécialistes en sciences sociales ont du boulot. On doit comprendre l’imaginaire/les imaginaires en construction dans le nouveau mouvement étudiant.
Jhon Picard Byron
[1] Mathurin, par moment, se glisse dans la polémique. Je ne suis peut-être pas trop bien placé pour lui reprocher de faire de la polémique. Mais, on ne peut pas ne pas voir l’intimidation plus ou moins subtile à laquelle Mathurin se livre avec son allusion à Sudre Dartiguenave... Je crois que Mathurin doit chercher ailleurs les apprentis Dartiguenave. On doit se rappeler la note du Rectorat condamnant l’intervention de la MINUSTAH dans les locaux de l’ENS et noter qu’à aucun moment, le Rectorat n’a demandé à la MINUSTAH d’intervenir pour mettre fin à l’occupation de la FMP. De plus, le Rectorat n’est pas le responsable de « l’ordre public » s’agissant des interventions conjointes de la PNH et de la MINUSTAH lors des manifestations de rue.
[2] Cette manière de diriger n’est pas spécifique à ce pouvoir. On pourrait l’attribuer à Lavalas en général, voire à une certaine gauche qui n’est pas prête à sortir d’une rhétorique contestataire faite uniquement de slogans.