Par Suzy Castor *
Editorial du numéro 20/21 de la revue Rencontre (Septembre 2009) [1]
Repris par AlterPresse le 28 septembre 2009
En cet été 2009, la nation vit une situation à la fois complexe et confuse. Le roman Les comédiens écrit, en l966, par Graham Green, l’un des plus grands auteurs britanniques, nous hante avec la répétition des spectacles que vit notre république et qui malheureusement enfonce la nation. Les acteurs en scène jouent un rôle qui ne convainc personne ni même eux-mêmes. Deux exemples entre mille : le CEP, drapé dans sa dignité, se félicite de son indépendance et des résultats des élections sénatoriales réalisées avec une population « en dissidence électorale ». Dans les tortueux chemins de l’institutionnalisation du Parlement, lors du vote de la proposition présidentielle de la loi controversée de 125 gdes de salaire minimum, les députés ont démontré, avec des harangues émouvantes et presque unanimes, la nécessité de l’adoption des 200 gdes pourtant rejetées à une écrasante majorité au moment du vote SECRET, le 4 août dernier.
Le marronnage, héritage de l’époque coloniale, après deux siècles de vie indépendante, détermine encore aujourd’hui notre comportement et imprègne notre culture. Forme effective de combat durant l’esclavage, il s’est transmué aux moments décisifs en un corps à corps direct pour vaincre le système. Aujourd’hui, à l’heure des communications modernes, le marronnage se manifeste de multiples façons et adopte des formes grossières ou raffinées de faire semblant, de faux fuyants qui innervent toutes les interstices de notre vie sociale et politique et transforme notre pays en un royaume de faux semblants.
Haïtiens et étrangers, –les amis sincères et les autres qui nous vouent un souverain mépris–, font comme si ce pays est tellement singulier qu’il est devenu un espace où tout est permis. On ne s’embarrasse de scrupules pour commettre les actes les plus répréhensibles partout ailleurs, parce qu’en fin de compte on est en Haïti, pays très particulier.
On fait comme si les milliards de la coopération internationale promis, décaissés et dépensés, pénètrent dans tous les pores de la société et contribuent à l’amélioration du niveau de vie de la population et au développement du pays. Nous faisons comme si la corruption ne corrode le corps social haïtien et comme s’il n’existait aucune logique du système ni aucun coupable, national ou étranger.
Nos gouvernants, nos intellectuels, nos diplomates, nos spécialistes étrangers parlent comme si toutes les questions stratégiques ou pas du pays, se décidaient souverainement et que la tutelle de fait n’existait pas. Comme si aucune dépendance endémique ne découlait d’un budget national financé à 60% par l’aide externe ; comme si la présence des forces onusiennes n’avait aucune signification particulière.
Les contradictions flagrantes n’échappent à personne lorsque nos gouvernants font comme si l’agriculture et la culture représentaient la plus grande richesse d’Haïti et la voie du futur, alors que cette priorité se traduit par une allocation de 6% pour l’agriculture et de 1% pour la culture.
Lorsque, même dans l’espace d’un cillement, nous sommes secoués, par des faits dramatiques comme l’effondrement à Nérette, le 7 novembre dernier, du Collège La Promesse Évangélique qui a causé la mort de plus d’une centaine d’écoliers nous avons tous fait, comme si on croyait à l’appel spontané à la mobilisation et aux promesses de l’ exécutif et de la mairie non seulement d’assister les victimes, mais d’attaquer le grave problème des constructions-champignons dans le lit des ravines de la grande Port-au-Prince. Sept mois après, le pouvoir comme toujours est amnésique comme toujours et la solidarité au sein de la population s’est perdue hélas depuis longtemps. Aucun compte n’est réclamé, les consciences sont tranquilles et nous attendons la prochaine catastrophe.
Notre société qui a la grande capacité de se dédoubler, fait comme si la polygamie de fait n’existait pas ; comme si personne ne pratiquait le vodou ; comme si l’appel à la citoyenneté des majorités exclus, des « non citoyens » ne traverse tout le processus de la transition ; comme si l’idéologie de la politique du ventre n’explique en grande partie le comportement de la classe moyenne ; comme s’il n’existait toute une catégorie ne vivait de la pauvreté du pays ; comme si le dicton populaire « ti bouton tounen maling » ne s’appliquait à tous les niveaux dans la gestion de nos conflits ; comme si les dures lois du néolibéralisme doivent être acceptées sans discussion et sans vision par nos gouvernants.
Puisqu’il est impossible de nier le retard ou l’inexorable dégringolade que nous vivons, nous faisons comme si nous étions victimes d’une situation dont la responsabilité –réelle ou non- incombe exclusivement aux autres : l’histoire, l’esclavage, la colonisation, les blancs, les bourgeois, le peuple, les classes moyennes, les noirs, les mulâtres, les riches, les pauvres etc..., et nous nous en déresponsabilisons. Nous ne nous interrogeons presque jamais sur notre part de responsabilité ! Qu’avons-nous fait ou que n’avons-nous pas fait pour empêcher cette lente chute ?
Nous devons abandonner les faux semblants et nous obliger à regarder la réalité en face, à nous questionner, à réfléchir sur les causes profondes de la crise que nous vivons, à dépasser notre cécité politique et sociale, sinon, comme dans le roman A l’angle des rues parallèles de Gary Victor, « les miroirs de notre nation deviendront aveugles et ne refléteront plus rien ni notre propre image ». Comme garants de notre destin, nous ne devons pas avoir peur de faire des choix, de bousculer notre routine et de nous revendiquer comme Haïtien. Aucune société ne peut avancer sans une intériosation de son expérience de peuple. Nous devons nous accepter avec nos victoires et nos échecs, nos forces et nos faiblesses, nos limitations et nos grandes potentialités.
Nous sommes arrivés à un carrefour qui réclame, pour notre dignité et notre survie, la solution des problèmes vitaux qui se posent à la nation, à partir d’une refondation nationale. Celle-ci n’admet ni faux semblants, ni fuite en avant mais exige des solutions innovantes et des ruptures. Certes, la fraternelle solidarité internationale se révèle indispensable. Cependant, seuls les haïtiens assumant pleinement leur mission peuvent choisir les voies de sortie du tunnel et de la construction nationale. Personne ne le fera à leur place. Alors commencera la difficile concrétisation des aspirations fondamentales du citoyen : la liberté, la santé, l’éducation, et l’épanouissement social, professionnel, intellectuel, culturel et éthique.
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* Directrice du CRESFED
[1] Revue du Centre de Recherches et de Formation Economique et Sociale pour le Developpement (CRESFED)