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L’Université d’État d’Haïti à la croisée des chemins

Par Fritz Deshommes (*)

Soumis à AlterPresse le 14 sept.2009

Texte extrait de l’ouvrage « Université et Luttes Démocratiques en Haiti », Éditions de l’Université d’État d’Haiti, Mai 2009.

Où en est l’Université d’État d’Haïti en 2009 ? Dans ses relations avec l’État ? Au niveau des ressources mises à sa disposition ? Au niveau de la reconnaissance de son statut constitutionnel ? Ou même de la reconnaissance de son existence comme organe de l’État ?

Après le calvaire vécu en plusieurs stations (Crises de 2002 et 2003), et l’avènement d’un « nouveau régime », on croyait que l’ère du changement allait naitre. Que les relations entre l’État et son université allaient pouvoir enfin se normaliser. Que l’UEH allait réunir les conditions de son décollage.

La vérité est que l’UEH lutte encore pour sa survie. Les gouvernements viennent, passent et se ressemblent étrangement : gouvernement de transition, gouvernement d’ouverture, gouvernement de coalition ou, pour parler comme leur concepteur, gouvernement de « deuxième mi-temps », gouvernement dodomeya, gouvernement jamais dodo.
Relations avec l’État

Ce ne sont pas les propositions qui ont manqué. Déjà le mémorandum d’août 2002 du Conseil de l’UEH en avait émis tout un paquet dans la perspective d’une sortie de crise et de l’instauration de relations plus harmonieuses.

Rappelons-en les points saillants :
- rétablissement de la normalité institutionnelle ;
- reprise du processus électoral ;
- relance des travaux de la Commission de Réforme ;
- formation d’une Commission Mixte MENJS-UEH ;
- formation d’une Commission Mixte UEH-Gouvernement ;
- élaboration d’une loi-cadre sur les institutions indépendantes.

À part le rétablissement de la normalité institutionnelle, le gouvernement n’a pas été très actif dans la réalisation d’autres points relevant de sa compétence. On sait qu’il a été obligé de dissoudre la Commission Tardieu et de permettre le retour du Conseil Exécutif légitime dans ses fonctions (décembre 2002). Le Conseil de l’Université a déjà réalisé les élections pour le renouvellement du Conseil Exécutif (octobre 2003 et décembre 2007).

En ce qui a trait à la relance des travaux de la Commission de Réforme, le Conseil de l’Université a – après, il est vrai, un long temps d’attente lié à des problèmes internes - depuis un an (avril 2008) mis sur pied cette Commission.

Jusqu’au moment où nous écrivons ces lignes, elle n’a pas encore été intronisée, faute des moyens adéquats de fonctionnement. Il faut rappeler qu’il revient au Ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports (MENJS) de fournir ces moyens, selon les Dispositions Transitoires.

Le Conseil Exécutif a frappé en diverses occasions à diverses portes de l’Exécutif, dont le Ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), ci-devant MENJS, la Présidence de la République, le Bureau du Premier Ministre, le Budget de la République. Jusqu’à présent les démarches sont encore vaines.

La Commission Mixte UEH-MENJS ? Les démarches de l’UEH en ce sens n’ont pas manqué. La première fois, sous le ministère de Madame Marie-Carmelle Austin. L’idée semblait devoir faire son chemin.

Mais se rappelle-t-on que lorsque le Recteur et le Vice-recteur aux Affaires Académiques avaient été appelés pour aller porter secours aux étudiants de la Faculté des sciences humaines (FASCH) le 5 décembre 2003, ils étaient au bureau du ministre de l’Éducation nationale en train de négocier ce qui pourrait être un partenariat entre les deux institutions ? La crise née des agressions contre les dirigeants de l’Université allait emporter le gouvernement et le Ministre.

La deuxième fois où cette commission a failli voir le jour nous ramène au Ministère de M. Gabriel Bien-Aimé. En mars 2008, le principe avait été admis et il fallait indiquer des noms. Survinrent avril 2008, les émeutes de la faim, le renversement du gouvernement et la crise politique que l’on connait…

La Commission Mixte UEH-Gouvernement a eu pratiquement le même sort. La plupart des premiers ministres, notamment Yvon Neptune, Gérard Latortue, Jacques-Edouard Alexis ont paru acquiescer à l’idée.

À l’occasion d’une visite de courtoisie du Conseil Exécutif fraichement installé en novembre 2003 au premier ministre Yvon Neptune, la question est évoquée et le premier ministre réagit favorablement. Mais c’était quelques jours avant le 5 décembre 2003 …

Avec le Premier Ministre Gérard Latortue, les relations s’annonçaient très cordiales, voire idylliques. Ancien secrétaire général de l’UNICA, M. Latortue aimait à se considérer comme un universitaire.

À l’époque, l’UEH était encore auréolée de sa participation au mouvement ayant conduit à la chute de « l’ancien régime » et de sa présence au Conseil des Sages. Dès les premiers moments de sa désignation par le Conseil des Sages et avant même la formation du gouvernement, le premier ministre reçoit une délégation de l’UEH (mars 2004).

Le principe de la Commission Mixte est admis sans difficulté. Il sera confirmé à l’occasion d’une session spéciale (d’une durée de quatre heures) du Conseil de l’Université qui recevait au Rectorat le premier ministre (avril 2004). La question reviendra sur le tapis en juin 2004 lors d’une visite du Conseil Exécutif à la Primature.

Mais avec le premier ministre Latortue, il s’est passé quelque chose de bizarre qui demeure encore une énigme pour l’auteur de ces lignes. Nous prenons occasion de ce travail pour rendre un témoignage à ce sujet. On comprendra alors pourquoi il n’y a pas eu de suite.

Appelé en novembre 2004 par le premier ministre Gérard Latortue à se prononcer sur l’opportunité de la création d’un Secrétariat d’État à l’Enseignement Supérieur, le Conseil Exécutif1 recommandait une approche institutionnelle.

Il disait en substance au premier ministre que l’idée en soi n’était pas mauvaise mais pourrait être la source de conflits si les clarifications nécessaires n’étaient pas faites. Les esprits étaient encore surchauffés et certaines têtes encore grosses de « leur » victoire.

Pour y remédier, il importait d’abord de définir le contenu du statut d’indépendance de l’UEH et de déterminer la nature des relations entre ce Secrétariat d’État et l’UEH qui détient constitutionnellement certaines responsabilités en matière de régulation de l’enseignement supérieur.

La publication d’une loi-cadre sur les institutions indépendantes et l’explicitation du rôle de l’UEH dans l’accréditation des universités privées aideraient largement à s’en tirer.

Voilà en substance la réaction du Conseil Exécutif à la proposition du Premier Ministre Latortue. Par ailleurs, à l’époque, « l’Opération Bagdad » venait d’être déclenchée et les interlocuteurs du Premier ministre avaient à cœur de lui éviter des faux pas, d’autres sources de conflits et de malentendus inutiles.

D’autres points seront abordés lors de la rencontre qui se termine dans une grande cordialité.

Grande sera la surprise des participants à cette rencontre lorsque quelques jours plus tard le premier ministre prendra la presse à témoins de ses déboires avec l’UEH. Il s’est heurté à un mur, dira-t-il. Sa plus grande déception. Le regret de ne pas pouvoir mettre sur pied ce Secrétariat d’État à l’Enseignement Supérieur. Par la faute des dirigeants de l’UEH. Mais il promet d’y revenir assurément.

Le Conseil Exécutif ne comprend pas. Il avait exprimé ses appréhensions. Il craignait des conflits. Il avait réagi avec honnêteté sur un dossier pour lequel on voulait son point de vue. Il ne s’était absolument pas opposé à la perspective de ce secrétariat d’État. Il lui avait même trouvé du bon.

Au fait il en avait profité pour faire avancer deux points contenus dans le mémorandum d’Aout 2002. La nécessité d’une loi-cadre sur les institutions indépendantes. La nécessité que le MENJS et l’UEH se mettent ensemble pour élaborer un protocole se rapportant aux modalités d’accréditation des universités et Écoles Supérieures Privées, chacun en fonction de ses prérogatives constitutionnelles.

Soyons sérieux. Le Conseil Exécutif n’a aucun pouvoir d’empêcher le Premier Ministre de nommer un secrétaire d’État ou de créer un secrétariat d’État. On n’avait pas compris la sortie du Premier Ministre.

Le plus surprenant est qu’il continuera à le répéter tout au long de son mandat. Et même, au moment de présenter son bilan quelques jours avant de quitter définitivement son poste, lorsqu’un journaliste lui demande les points négatifs de son gouvernement, il n’hésite pas à citer ce « mur » de Conseil Exécutif de l’UEH eu égard à son projet de Secrétariat d’État à l’Enseignement Supérieur.

En substance, son gouvernement aurait fait de grandes et marquantes réalisations qui ont changé la face du pays. Le seul domaine où il n’aurait pas marqué son passage serait celui de l’enseignement supérieur. Suite à ce refus catégorique, absolu et sans appel du puissant Conseil Exécutif de l’UEH qui en impose à tout le gouvernement !

Inutile de dire que les membres du Conseil Exécutif comprennent de moins en moins.
Ce qui est au moins clair, c’est que la conversation de ce jour l’a profondément marqué.
Mais quelle partie de la conversation ?
À ce stade, il convient de mentionner que deux autres points avaient fait l’objet d’échanges :

a) le montant du budget alloué à l’UEH, qui était en diminution par rapport à l’année précédente. Le Conseil Exécutif avait exprimé son étonnement que sous son gouvernement et en dépit des promesses et professions de foi, le budget alloué à l’UEH pour l’exercice 2004-2005 se trouve en diminution par rapport à l’année précédente. Une solution avait pu être trouvée par la suite avec le Ministère des Finances au niveau du budget d’investissement.

b) la question de la révision de la Constitution. Le premier ministre fait part de la création d’une commission chargée d’identifier les articles de la Constitution devant faire l’objet de modifications en vue de garantir selon lui un meilleur fonctionnement de l’État.

Le Conseil Exécutif exprime alors ses préoccupations sur l’opportunité d’une telle démarche. Parce que son gouvernement n’a pas la légitimité nécessaire. En l’absence du Parlement, toute modification constitutionnelle envisagée ne peut l’être qu’en dehors des procédures prescrites par la Constitution. Ce qui est doublement dangereux en situation de souveraineté limitée.

Selon le Conseil Exécutif, il était plus simple et plus efficace que son gouvernement demeure dans le rôle qui est le sien, c’est-à-dire, essentiellement d’assurer la transition, en d’autres termes, mettre sur pied les institutions démocratiques prévues par la Constitution, notamment les structures de la décentralisation (Assemblées et Conseils Territoriaux à tous les niveaux, le Conseil Interdépartemental), le Conseil Électoral Permanent, la Commission de Conciliation, …

Le Premier Ministre, un tantinet gêné, acquiesce tout en précisant que sa démarche était purement intellectuelle et qu’il n’avait nullement l’intention de modifier la Constitution. On l’a cru sur parole et la rencontre s’est terminée dans la cordialité.

Se pourrait-il que les échanges concernant la Constitution aient été plus durement ressentis par le Premier Ministre que l’on ne croit ? Et qu’elle pourrait être la véritable raison de la hargne du Premier Ministre Latortue contre le Conseil Exécutif de l’UEH ?

Surtout que l’Exécutif qui lui succédera fera de l’amendement constitutionnel un de ses chevaux de bataille, n’hésitant pas à designer la Constitution de 1987 comme la principale cause de notre instabilité !

Mais ce n’est qu’une simple hypothèse.

Avec le premier ministre Alexis, les relations, tièdes à son retour à la Primature en 2006, s’annonçaient prometteuses à partir de l’installation du nouveau Conseil Exécutif (janvier 2008). Une visite de courtoisie du chef du gouvernement autorise toutes les espérances.

C’était en mars 2008. Moins d’un mois plus tard, c’étaient les émeutes de la faim, la chute du gouvernement. Et adieu Commission Mixte UEH-Gouvernement.

En ce qui concerne l’élaboration d’une loi-cadre sur les institutions indépendantes, ça n’a pas semblé intéresser grand monde. On a même l’impression que l’idée ne plait pas du tout. Elle a été évoquée lors de la rencontre avec le Premier Ministre Latortue au moment de la conversation sur le Secrétariat d’État à l’Enseignement Supérieur. Elle n’a pas été vraiment retenue.

Globalement, avec le gouvernement et ses membres, les relations de l’UEH ne se sont pas véritablement institutionnalisées. Au hasard d’une rencontre avec un ministre, tel vœu pieux peut s’exprimer, telle idée de coopération, telle formation, telle étude qui pourrait être confiée à l’UEH. Mais, à de rares exceptions près, ca ne va pas plus loin.

Il peut également arriver que, de manière ponctuelle, tel ministre ou le bureau du premier ministre octroie une subvention à l’UEH pour telle activité déterminée. Par exemple, le financement du Colloque Jacques Roumain, l’appui à la mise à disposition d’un budget précis pour des activités académiques, le financement de la cafétéria universitaire ou la promesse du Premier Ministre de financer la Commission de Réforme.

Mais l’impression que l’on garde c’est que, quel que soit le Président, quel que soit le Premier Ministre ou la composition du gouvernement, l’attitude par rapport à l’UEH demeure la même : un « machin » qu’il faut laisser à lui-même, en lui donnant juste ce qu’il faut pour ne pas paraître lui en vouloir mais en s’assurant que les ressources mises à sa disposition ne lui permettent de faire aucun pas.

De sorte que son développement est laissé à la générosité des bailleurs de la communauté internationale. On se demande même des fois si secrètement on n’espère pas qu’il implose de lui-même à la faveur des crises récurrentes que la faiblesse des ressources ne manque pas de provoquer ou d’aggraver.

À ce sujet, l’opinion du Dr Rodolphe Malebranche, membre du Conseil de l’UEH et Chef de Département à la Faculté de Médecine et de Pharmacie mérite d’être reproduite :

« Depuis des années, l´Université d´État d´Haïti et, partant, la FMP survivent avec un budget de misère, plafonnant pour les onze entités de la capitale et les quelques institutions de province placées sous sa tutelle à 400 000 000,00 de gourdes pour son fonctionnement. Cette année l´UEH a présenté un budget d´un peu plus de 800 000 000,00 de gourdes, budget soutenu par un argumentaire sérieux qui aurait, semble-t-il, impressionné la commission des finances de la chambre des députés au moment où des membres du Conseil de l´UEH avaient eu à le présenter par devant cette commission. Et pourtant le budget de l´UEH aurait finalement été amputé de quelques millions par rapport à l´exercice 2007-2008. Nous avons l´impression d´assister à la chronique d´une strangulation financière annoncée et progressive de l´UEH, voulue, concertée et planifiée, à un véritable complot ourdi contre l´UEH, l´enseignement supérieur, le savoir, … »
Insoutenables comparaisons

Aujourd’hui en 2009, le budget alloué à l’UEH est moins élevé en valeur relative que celui de 2003 dont on se plaignait déjà pour son insignifiance. L’actuel premier ministre, elle-même, n’hésitait pas à témoigner en 2003 du « manque, et dans certain cas, l’insignifiance des ressources accordées par l’État au budget de l’Université d’État d’Haïti (UEH) ».

Pourtant, sous son gouvernement, le montant inscrit par l’Exécutif dans le projet de budget 2008-2009 pour l’UEH sera, même en valeur absolue, plus réduit que sous son prédécesseur. Même si le budget global de l’État est en nette augmentation.

Pour bien comprendre la situation, l’évocation de données chiffrées et la comparaison avec le reste du monde sera plus qu’éloquente.
(…à suivre…)

(*) Vice-recteur à la recherche scientifique à l’Université d’État d’Haiti.