Par Jean-Claude Bajeux
(Directeur Exécutif CEDH*)
Soumis à AlterPresse le 5 septembre 2009
Il serait normal, arrivés à la célébration de ce onzième forum, de prendre le temps de jeter un coup d’œil panoramique sur le chemin parcouru au fil des sept ans qui nous séparent du premier forum et où nous avons découvert et analysé les carences du système.
Ces carences sont connues, concernant par exemple les délais inacceptables de la détention préventive et l’état insoutenable des prisons et des prisonniers.
Mais, ce qui me parait bien plus important, c’est qu’au cours de cette pérégrination à travers les différents champs d’action de la justice, s’imposait peu à peu la découverte que cette justice là, timorée, impuissante, frustrée, était quand même au service d’une cause qui transcendait les limitations et les défectuosités du système et de ses représentants.
Nous sommes partis du fait que celui qui juge et sanctionne, comme celui qui, coupable, subit sa sanction, le président dans son palais tout comme le simple citoyen dans sa case, bénéficient, au même titre, de cet aura que leur confère la dignité d’être humain.
Il y a donc au départ une prise de conscience d’une transcendance, que Platon a exaltée, la transcendance de tout être humain. (...) Et c’est cette vision de l’éminente dignité de chaque être humain qui a été le fondement et le témoignage de la révolution haïtienne qui a culminé le 1er janvier 1804, la leçon impérissable donnée à un système qui niait l’existence de cette dignité.
Il n’y a pas de justice digne de ce nom si elle n’a pas pour fondement ce principe premier que tous les humains sont nés égaux en droit et en dignité. Tout aysyen egal ego.
Mais aussi, pour exercer cette justice, au niveau où elle veut être servie, il faut regarder, en même temps, au delà de ce monde, le spectre lumineux d’une justice qui devient, est devenue, se doit de devenir, le moteur d’une société civilisée, la conscience d’une société humaine, et le centre d’un immense réseau de services publics. C’est de cette réalité que nous parlons, quand nous parlons d’une vision intégrale de la justice.
A travers les dix forums que nous avons organisés et où toutes les voix ont pu se faire entendre, il apparait qu’il faut nous méfier d’une conception étriquée de la justice, laquelle consisterait seulement à pourchasser les délinquants, les voleurs et les criminels alors que nous découvrons l’ampleur d’un champ d’activités quasi illimité à partir du moment où l’on considère le concept de sécurité juridique, qui doit être accessible à chaque citoyen et citoyenne.
C’est une vision globale et intégrante d’un concept qui couvre toutes les matières, toutes les activités et qui représente une révolution historique à laquelle nous participons, qui propose à tous les peuples du monde d’adhérer au credo démocratique.
Ce sont tous les citoyens sans exception qui doivent jouir de tous leurs droits et ces droits s’étendent à toute l’extension de l’existence humaine.
C’est ce concept que nous venons analyser avec vous, cette vision intégrale et intégrante d’une justice qui devrait être le moteur de toute politique publique.
Vision intégrale, le champ est infini. C’est pourquoi, il est temps que la justice cesse d être le gendarme famélique d’une société post-coloniale. Il est temps d’arpenter l’ampleur de ses responsabilités qu’elle doit être en mesure d’endosser.
Mater et maestra, la justice est mère et maîtresse de toute société qui se veut démocratique, c’est-à-dire qui se veut civilisée, moteur d’une société au service des citoyens, capable de répondre à tous leurs besoins et cela, non pas au nom de je ne sais quel sentiment de charité, mais au nom du droit, c’est-à dire exigible.
On ne saurait donc réduire la justice au rôle de poursuivre et de sanctionner le délinquant.
Ce rôle existe, il est certes nécessaire, mais il faut le considérer dans un contexte beaucoup plus large. Déjà au niveau des sanctions, il y a entre les procédures établies et le lynchage dans la rue d’un voleur, la distance infinie qui distingue la civilisation de la barbarie.
C’est pourquoi, pédagogiquement, la justice en tant que maîtresse des lois et des jugements, est au centre de la formulation des valeurs qui nous classent dans l’espèce humaine.
En proclamant ses diktats, en répétant sans fin : « tu dois, tu ne dois pas, tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu respecteras la propriété des autres comme les autres respecteront la propriété publique et privée », la justice se pose comme maîtresse d’humanisme, moteur du développement des sociétés.
Pour être plus concret, je dirais que le rôle pédagogique institutionnel de la justice consiste à régenter le déroulement de la vie sociale selon des codes et des règles et de s’ériger en un centre de services publics qui répondent à tous les besoins de la citoyenneté, et surtout au besoin qu’il soit reconnu comme citoyen égal à tous les autres citoyens, officiellement et à tout moment.
De la naissance à la mort, ces services doivent être accessibles pour nous fournir tous les documents qui attestent notre citoyenneté, notre appartenance nationale, notre statut d’être humain.
Il y a les actes d’état civil qui jalonnent tous les moments de la vie, la naissance, les études, le mariage, le divorce, les deuils, le cadastre des propriétés, les registres et les documents notariés de vente et d’achat, les diplômes, les certificats, les passeports, les cartes d’identité, les permis de conduire.
Il faut rédiger les règles et les lois, les avis, les jugements, les circulaires, les formulaires. Il faut régir les services des impôts. La justice garantit ainsi par son sceau l’authenticité des actes, elle officialise notre citoyenneté donc notre humanité.
La justice est un formidable producteur d’écriture, au service de l’État, maître des écritures, au service des citoyens utilisateurs d’écritures. On rédige les lois et on les grave sur des pierres, sur des stèles, sur des tables de pierre, on couvre les cités d’écritures, de dates, de repères chronologiques et l’écriture en est le médium.
Maitresse d’écriture, elle garantit l’avenir, la pérennité des droits consignés dans ses registres. C’est pourquoi elle est le moteur du développement, lien entre le passé et le futur. Elle est celle qui trace déjà l’avenir sur les planches des architectes et des ingénieurs. Elle garantit le futur de plusieurs générations à l’avance. Elle est le ciment, la force et la signature de l’État de Droit qu’elle défend de toutes ses griffes contre les astuces de la corruption.
Voila ce qui est contenu dans la formule qui résume les travaux de nos 11 forums : une vision intégrale de la justice. Non pas une vision étriquée, punitive, parcimonieuse et purement pénale.
En fait, c’est le concept qui déjà, en 2003-2004, avait été proposé pour un nouveau contrat de société, une refondation de notre nation comme communauté de droit, travail qui n’a pas été fait après l’indépendance de 1804, consultation nationale qui n’a jamais été effectuée et qui nous aurait libéré de nos catégories post-coloniales, basées sur le racisme et l’analphabétisme.
Mais si nous voulons survivre, si nous voulons pérenniser finalement les conquêtes de 1804, il vaut mieux tard que jamais, il nous faut accepter la pédagogie de la loi, le magistère de la justice, l’écriture des règles et procédures, le comportement formel pour respecter les échéances, et faire du système de justice le pourvoyeur de tous les services publics réclamés par notre citoyenneté. Notre avenir est à ce prix. Notre survie comme peuple et comme nation n’est pas ailleurs.
*Centre œcuménique des droits humains