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Haiti-Salaire minimum : Les pratiques de double ou triple comptabilité des commerçants et industriels

Par Fritz Deshommes

Titre original : Banquiers et Hommes d’Affaires d’Haïti (Vus par eux-mêmes) [1]

Soumis à AlterPresse le 22 juillet 2009

Qui eût dit que le débat sur le salaire minimum allait achopper sur une simple question de bilan financier ? L’on croyait que, lorsque les « industriels » de la sous-traitance avaient finalement décidé de participer au débat, ils allaient mettre les bouchées doubles en termes de données, de chiffres, de faits tellement abondants et tellement convaincants que nous en serions littéralement assommés. Leur stratégie a été tout autre : ils nous demandent de les croire sur parole.

En désespoir de cause, les parlementaires se sont rabattus sur la DGI. Ils en reviennent navrés : les bilans financiers soumis sont d’une inconsistance déroutante.

Le texte qui suit, écrit il y a 23 ans, en septembre 1986 précisément, nous rappelle que les pratiques de double ou triple comptabilité des commerçants et industriels haïtiens ne datent pas d’aujourd’hui.

Levons le voile aujourd’hui sur l’identité de cette « banquière » qui, sans peur et sans reproche, dénonce les « bilans-contributions » des hommes d’affaires locaux : il s’agit de Madame Gladys Coupet, directrice de la City Bank et récemment présidente de l’Association Professionnelle des Banques (APB).

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Commerçants et industriels se plaignent : le crédit est trop cher, le crédit est trop rare, le crédit est trop sélectif.

Au banc des accusés : les banquiers. Ils reçoivent l’épargne des particuliers à 4 ½ - 5% et la prêtent à pas moins de 16 – 18%.

Ils mettent des conditions impossibles dans l’octroi du crédit. Les garanties requises n’ont aucune commune mesure avec les prêts sollicités. Par exemple, une banque, pourtant destinée à promouvoir les petites et moyennes entreprises, réclame de ses clients :

a) Un projet viable, rentable, bancable, comme on dit.
b) Une contribution de l’entrepreneur de 30% au montant total de l’investissement initial.
c) La possession ou l’ouverture par le demandeur d’un compte bloqué aux USA d’un montant égal à celui du prêt sollicité.

Il en résulte que les banques locales, en plus d’être radins, pingres, âpres au gain, participent activement à la fuite des devises vers l’étranger ainsi qu’à la dépréciation de la monnaie locale :

- en obligeant leurs clients à maintenir des comptes bloqués à l’étranger ;
- en soumettant à des conditions drastiques l’ouverture d’un compte d’épargne (certaines réclament un minimum de $ 5000.00). Comme l’épargnant n’a où placer son argent et que les taux d’intérêt débités sont très bas, il se voit « obligé » de convertir ses gourdes en dollars qu’il va placer à l’étranger ;
- en transférant à l’étranger l’essentiel de leurs profits d’où leurs difficultés à pourvoir leurs clients locaux en devises ; d’où également la baisse de la valeur de la gourde sur le marché des changes.

Par ailleurs, ils continuent à ne prêter qu’aux riches, décourageant systématiquement les jeunes entrepreneurs bouillant d’idées nouvelles, d’initiatives créatrices mais désargentés.

En foi de quoi, les banquiers locaux sont des anti-nationaux, torpilleurs de l’industrie et du commerce haïtiens, grands profiteurs devant l’Eternel.

Le Cadre

Vous pensez peut-être, amis lecteurs, que tout ceci a été dit en aparté, entre commerçants et industriels désoeuvrés, en mal d’activités économiques ?

Non. Ca c’est passé dans un cadre très ouvert au cours d’un dîner débat organisé par l’Association Interaméricaine des Hommes d’Affaires (AIHE) autour du thème « Le crédit bancaire et ses alternatives », en présence et avec la participation de banquiers et d’hommes d’affaires très connus…et même d’un candidat à la Présidence.

Alors, vous demandez-vous, dans la mesure où les faits avancés (faisons table rase des conclusions et épithètes) sont exacts, que peuvent répondre les banquiers ? Sont-ils rentrés sous leurs sièges en faisant leur mea-culpa ? Ont-ils laissé la réunion, protestant du peu de ménagement ?

Les pratiques de « double ou triple comptabilité »

Et pourtant ils ont répondu très vertement avec une assurance désarmante – qui a d’ailleurs désarmé. Pour dire leurs 4 vérités à leurs « détracteurs ».

Ils l’ont fait par la voix d’une banquière [2] qui – profession oblige – n’a pas eu froid aux yeux. Lisez plutôt :

« Traditionnellement, les commerçants et les industriels se sont plaints de ce que le crédit bancaire était difficile. J’en conviens. Mais je dois vous dire ce soir que je crois personnellement que le crédit bancaire va devenir encore plus difficile ».

Douche froide dans l’assistance qui se demande pourquoi. Pourquoi ? Parce que, disent les banquiers :

- Les compagnies haïtiennes justement sont des sociétés anonymes de famille.
- La plupart des entrepreneurs locaux gardent jusqu’à présent une double ou une triple comptabilité.
- Pour la banque, il n’a jamais été facile de comprendre quels étaient les revenus réels d’une entreprise.
- Les entrepreneurs haïtiens croient toujours qu’on peut leur prêter de l’argent à cause de leur nom essentiellement, parce qu’ils ont fait leurs preuves et que leurs familles étaient établies dans le pays depuis des années.

Gare aux « Bilans – Contributions »

Pourquoi alors dans le passé les banquiers n’étaient-ils pas si regardants ? « Parce que, disent-ils, nous vivions dans un environnement relativement protégé. Nous savions très bien que, malgré que certains « bilans-contributions » montraient de très faibles revenus et malgré que nous n’étions jamais très sûrs des chiffres privés qui nous étaient donnés de façon plus ou moins abracadabrante, suivant les cas, je crois que nous étions quand même relativement confortables, que la plupart des industries et des entrepreneurs gagnaient suffisamment d’argent pour faire face à leurs obligations.

Et maintenant ? Pourquoi ce changement d’attitude ? Les banquiers expliquent :

« Cependant, le monde a changé autour de nous, disons mieux, vient à peine de commencer à changer. Ce qui était vrai dans le passé ne le sera plus nécessairement dans l’avenir. Et je crois que vous allez trouver devant vous des banques qui ne vont plus accepter que vous leur donniez des « bilans-contributions » ou des bilans privés qu’on n’arrive pas à vérifier et qu’il va falloir que les industriels, les commerçants, s’ils veulent avoir du crédit bancaire – parce qu’ils n’en ont pas toujours besoin – vont devoir un peu changer leurs attitudes ».

Se référant à la proposition faite antérieurement par un conférencier selon lequel l’une des alternatives possibles au crédit bancaire serait la prise de participation du public qui pourrait acheter des actions dans la perspective de sociétés réellement anonymes, les banquiers avertissent :

« Vous ne trouverez pas un professionnel, ni un épargnant qui voudra investir un millier de dollars dans aucune des grosses entreprises qui sont extrêmement profitables sur la place, parce qu’ils savent très bien que les profits qui sont déclarés et les dividendes auxquelles ils ont droit, pour avoir placé leur capital dans une entreprise, ne seront peut-être pas rémunérés de manière adéquate.

On aura beau critiquer les banques commerciales, on aura beau critiquer le fait qu’il y a de la surliquidité, je crois que tous les entrepreneurs qui sont autour de la table savent très bien que si on leur demandait aujourd’hui de placer leur argent dans les mêmes conditions, ils ne le feraient pas ».

Taux d’intérêts en marges réelles de profits

Les commerçants industriels présents n’ont pas répondu sur ce point. Ils ont préféré contre-attaquer par le biais des taux d’intérêt qu’ils estiment anormalement élevés vu le sous-développement national.

Réplique automatique des banquiers : « Actuellement, les taux d’intérêt ont énormément baissé au cours de ces 18 derniers mois. Mais je crois que si l’on demandait à certaines personnes d’investir aujourd’hui, elles ne le feraient pas – ce, à quelque soit le taux d’intérêt.

« Cela dit, le taux d’intérêt correspond également à un facteur qui est la structure des coûts de fond. Il ne faut pas s’arrêter au coût, tel qu’il est exprimé à travers les comptes d’épargne sur lesquels une banque paie 4,5 – 6% d’intérêt. En fait, il faut tenir compte également des taux de réserve légale qui sont très élevés, qui amènent les coûts financiers réels jusqu’à 8,9%.

« Il faut bien se rappeler aussi que les banques sont des entreprises commerciales. Elles figurent parmi les rares institutions qui paient entièrement toutes leurs taxes. Elles sont obligées d’avoir une marge relativement raisonnable pour faire face à leurs frais qui sont généralement bien plus élevés que ceux des autres entreprises. En outre, je suis personnellement persuadé que le taux d’intérêt n’est pas le facteur primordial dans la décision d’investir surtout quand on considère les marges réelles de profits »

Fuite de devises : Qui est responsable ?

Reste l’accusation selon laquelle les banques seraient responsables de l’évasion des devises. Qu’en pensent les banquiers ?

« Elle est absolument farfelue. Tout le monde sait qu’il y a un marché parallèle qui se développe de jour en jour.

« En fait les banques commerciales sont tenues de remettre 50% des produits des documents visés à l’exportation à la Banque Centrale pour le paiement des produits de base.

« A ce propos, ne faudrait-il pas questionner l’exportateur soucieux de récupérer la prime accordée au dollar sur le marché parallèle. Si l’on consulte les statistiques officielles, on verra que le montant des documents visés à travers le système bancaire est en train de diminuer chaque jour. Cela sous-entend peut-être qu’il y a une sous-facturation systématique au niveau de l’industrie d’assemblage.

« Par ailleurs, les banques sont tenues de garder un maximum de 25% de leurs actifs à l’extérieur ».

« Le seul commerçant à ne pas avoir un compte à l’étranger »

Mais auparavant une question avait été lancée par les banquiers : « les banques sont-elles les seules à avoir des compte à l’étranger ? »

Un brave [3] répondit : « Je suis peut-être le seul commerçant de la place à ne pas avoir un seul centime or aux USA. J’ai un compte à l’étranger mais pour les besoins de mon commerce ».

La soirée se termina aux environs de 11 heures du soir.

C’était intéressant, foi de journaliste.


[1Publié pour la première fois dans “Le Nouvelliste” du 15 septembre 1986. A été repris dans notre ouvrage : « Vie Chère et Politique Economique en Haïti » (L’Imprimeur II, Port-au-Prince, 1992, pp. 212-217).

[2Pour l’histoire, notons que la “banquière” en question est l’actuelle Directrice de la City Bank, Haiti, Madame Gladys Coupet.

[3Pour l’histoire, il s’agit du commerçant Antoine Izmery, assassine dans les conditions que l’on sait et dont nous saluons ici la mémoire.