Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 29 juin 2009
Au Parlement français, le 13 mai 1791, dans les débats pour mettre fin à l’esclavage, Robespierre eut à déclarer : « Périssent les colonies, s’il doit nous en coûter notre honneur, notre gloire, notre liberté ! Périssent les colonies, si les colons veulent, par les menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts ! ». La France révolutionnaire mit fin à l’esclavage contrairement aux vœux des colons qui disaient qu’elle allait en pâtir si une telle mesure était prise. Voilà un antécédent qui montre en clair comment les vrais dirigeants ne laissent pas la menace de l’arbre du déclin économique et du chômage cacher la forêt des inégalités sociales et de l’exploitation servile. De toute façon, à Saint-Domingue, nos ancêtres les esclaves n’ont pas attendu les débats des parlementaires français pour passer à l’action. Ce sera la grande révolte du 22 août 1791 qui forcera les colons propriétaires à admettre la naissance d’un monde nouveau débarrassé de l’esclavage. A entendre certains modes de raisonnements d’aujourd’hui, concernant les rapports de force entre Haïti et d’autres pays ou encore les chantages de fermeture d’entreprises si les conditions des donneurs d’ordre ne sont pas acceptées, il faut croire que dans ce pays qui a pour nom et prénom Haïti Tomas, la « fin de l’histoire » est devenue une réalité. Il n’est pas question de trouver la moindre solution aux questions de justice, d’équité, et de résolution des inégalités criantes. Le pouvoir se donne pour mission d’anesthésier la pensée. Les travailleurs sont pris en otage par la propagande des sous-traitants, s’exprimant au nom des donneurs d’ordre. La seule boussole qui marche est celle de l’intoxication des esprits pour permettre que survive et que se régénère un système social pourtant condamné.
La disposition d’esprit qui veut que la promulgation de la loi de 200 gourdes « augmenterait le taux de chômage dans le pays » ne prend pas en considération tous les aspects de la question. Le discours qui dit : « Ce n’est pas, Coles, Apaid, ou Villard qui décident, c’est le patron étranger » ne maitrise pas l’algorithme complexe de la production dans un contexte de globalisation. En prétendant faire jouer la peur du chômage pour se faire admettre, ce discours noue avec la tradition de la culture de frayeur des classes dominantes comme l’a montré Jean Delumeau. [1] Les arguments présentés sont arbitraires, artificiels et douteux. L’utilisation de la peur pour diriger le pays dans le mauvais sens, réactive, d’une certaine façon, les fables et symboles des histoires emblématiques de loups-garous qui bloquent l’éclosion d’une pensée rationnelle et réflexive. Les risques et les dangers de la mise en avant de la peur conduisent à occulter les effets de la mauvaise stratégie économique suivie et à justifier sa continuation. De toute façon, la connaissance n’est pas neutre. L’histoire de l’humanité nous indique comment les intérêts acquis de l’église, des propriétaires, des grandes puissances ont propagé des mensonges sur l’astronomie, les droits des travailleurs, l’infériorité de certains peuples.
Une manière de voir limitée
Haïti fait les frais de ce que le philosophe et historien Roger Gaillard a nommé « la déroute de l’intelligence ». Je dirais plutôt « le complot contre l’intelligence » dans les lieux de pouvoir. Nous ne parlons pas du pouvoir d’État uniquement mais du pouvoir en général partout où il se manifeste. Les capacités intellectuelles pour maitriser la nature et gérer la vie sont combattues par des forces obscurantistes qui maintiennent la grande majorité dans l’ignorance et la pauvreté pour leurs propres intérêts mesquins. Il importe de souligner cette contradiction fondamentale d’absence de l’intelligence dans la gestion du patrimoine national. Nos élites globalisées qui n’ont pas pu diminuer la dépendance structurelle du pays à l’égard du marché international ne peuvent pas maintenant demander au pauvre peuple des travailleurs de se serrer encore la ceinture afin qu’elles puissent garder l’illusion de la compétitivité. C’est plutôt le tour de ces élites de faire preuve d’abstinence financière. Les travailleurs n’ont commis aucun péché et n’ont donc pas à être pénalisés ou à se repentir. Les entreprises qui sont dans la filière textile-habillement connaissent des destins divers. Celles qui sont bien gérées ont un développement compétitif. Les autres qui profitent de l’absence de régulation sur le marché du travail pour avoir des surprofits sont des canards boiteux. Elles continueront de se débattre dans des problèmes insurmontables si elles croient que le salaire de 200 gourdes est le problème.
La partie sombre du tableau économique haïtien vient de la politique à courte vue de nos dirigeants complexés devant les « Blancs ». Ces derniers ont mis dans les têtes de nos élites que les valeurs européennes représentant la civilisation ne sauraient être greffées sur le sol haïtien à cause des traditions africaines qui y règnent. Nos élites ont donc versé dans le bovarysme et se sont identifiées à ces « Blancs », au lieu de travailler avec les paysans cultivateurs pour tirer la société haïtienne vers le haut. Tout le déclin haïtien s’explique à partir de cette colonialité, de cet envoûtement produit par l’impérialisme culturel occidental. L’estime de soi que nous avions commencé à conquérir avec notre indépendance politique en 1804 a été noyée par la conquête culturelle européenne puis américaine de nos élites mulatristes et noiristes. Les dégâts engendrés dans les têtes de nos élites sur l’illusion de l’appartenance à l’Europe et aux États-Unis se renouvellent depuis. Il y a là toute une rééducation à faire pour des gens qui ne peuvent concevoir rien de par eux-mêmes si ce n’est avec le « Blanc ». C’est la clause première du code non écrit de la dépendance de nos élites sociopolitiques et économiques. L’essence de l’interminable réitération du mal haïtien.
De nombreux secteurs de la société se sont exprimés pour dire essentiellement « Périssent les mauvaises entreprises s’il faut travailler pour n’importe quel salaire et dans n’importe quelles conditions. » Tout le monde reconnait l’importance des emplois dans la vie quotidienne. Mais cette valorisation du travail doit être liée au droit sinon on retourne dans l’esclavage. Qu’on n’oublie pas qu’à l’entrée du camp de concentration d’Auschwitz sous l’occupation nazie était écrite la devise Arbeit macht frei (le travail rend libre). Les fascistes ont détourné la célèbre formule du philosophe allemand Hegel et l’on utilisée pas seulement à Auschwitz mais aussi à l’entrée des camps de concentration de Birkenau et de Terezin. Ce n’est pas donc le travail en soi qui est recommandable mais le travail dans des conditions régies par le droit. La cause de la fermeture des usines n’est pas l’augmentation des salaires mais plutôt la baisse de la demande dans les pays développés due à la crise mondiale. Même des pays comme le Cambodge, qui ont des salaires inférieurs à ceux d’Haïti, ont vu des entreprises textiles d’assemblage dirigées par des « Blancs » jaunes, fermer leurs portes et mettre au chômage 50.000 ouvriers au premier trimestre de l’année 2009. Les autorités au Cambodge agitent également l’épouvantail de la fermeture des usines ouvertes par les Japonais, Coréens et Chinois pour demander aux travailleurs de ne pas faire de « réclamations illégales ». [2]
Le rapport Collier cuvée 1949
Pour faire moderne, mais en fait pour masquer leur fourberie et leur corruption, les « Blancs » sont devenus aujourd’hui la « communauté internationale ». Une litote pour masquer des intérêts univoques de puissances inquisitoriales, esclavagistes et racistes qui prennent le reste de l’humanité pour des idiots. Cette communauté internationale qui n’a jamais développé aucun pays sur la planète a pour mission de s’interposer dans les luttes des peuples pour tenter d’arrêter la roue de l’histoire. Les échecs répétés de cette « communauté internationale » dans notre chère Haïti ne datent pas d’aujourd’hui. Pour mémoire, on peur se référer à ce fameux rapport de 327 pages produit par les Nations Unies en 1949. [3] Dans leurs recommandations pour promouvoir le développement économique haïtien, les experts onusiens ont élaboré de multiples tactiques d’intervention sans une stratégie visant le moyen et le long terme. On ne s’étonnera donc pas si les échecs ont toujours été au rendez-vous. Comme le dit Sun Tzu « des tactiques sans stratégie ne sont que vacarme avant la défaite. » Les intérêts pris en compte par les experts onusiens étaient ceux de la bourgeoisie d’affaires contrairement aux besoins incommensurables des paysans. Tout en parlant de développement rural, les experts onusiens n’ont pas identifié le spectre malthusien qui se profilait avec la croissance démographique d’un côté et la faible productivité agricole de l’autre. La stratégie aurait du précéder la tactique mais ce fut le contraire.
Ce rapport Collier cuvée 1949 n’avait rien compris à Haïti et mettait l’accent sur le tourisme, comme le voulaient les élites, pour le développement de la société. La question fondamentale en Haïti est la psychologie tordue des acteurs engagés dans le processus du développement. Les élites et les masses paysannes sont à mille lieux les unes des autres. Deux siècles de pratiques exclusivistes des élites ont provoqué des réactions de méfiance de la part de la paysannerie. Ces élites se sont reposées sur la violence de l’armée pour enrégimenter la paysannerie. Dans cette situation, le capital social est pratiquement inexistant. Il n’y a pas un sens du partage, de la coopération et du consensus. On comprend ainsi que les systèmes coloniaux d’irrigation n’ont pas été maintenus mais aussi pourquoi les canaux d’irrigation qui ont demandé des investissements de millions de dollars dans l’Artibonite n’ont pas été entretenus. La participation locale n’est pas au rendez-vous parce que justement les élites affichent un profond mépris pour les masses populaires. Ce mépris réel ou perçu ne peut être écarté d’un revers de main. Le secteur de l’industrie d’assemblage n’échappe pas à cette situation générale d’absence de participation locale et de méfiance entre élites et masses. Ces éléments constituent des obstacles de taille pour augmenter la productivité et la compétitivité dans tout processus de production.
Le capital international a inventé la sous-traitance comme le lieu idéal pour diminuer ses coûts de production et pour augmenter ses marges de profit. Sous la dictature des Duvalier, le capital international a pu profiter de la férule de ce gouvernement pour traiter les travailleurs comme des esclaves en refusant les conventions collectives de travail surtout pour l’établissement des salaires. Mais la politique de régression sociale du gouvernement des Duvalier est rentrée en contradiction avec les intérêts de ce secteur surtout en ce qui concerne la planification de la production et les délais de livraison. Le secteur d’assemblage qui ne dépendait pas du gouvernement pour ses revenus a donc appuyé l’église et la jeunesse pour porter les derniers coups à la dictature. La surdétermination économique a joué contre la gabegie du pouvoir politique. Mais depuis la chute du gouvernement des Duvalier en février 1986, les patrons progressistes perdent les positions qu’ils avaient gagnées dans la lutte pour la démocratie. Pour de multiples raisons qui ont à voir avec un manque de vision et des perspectives claires sur l’Haïti à construire, l’harmonisation s’est faite vers le bas et non vers le haut.
Le mort dans le cadavre
La politique de soutien à la croissance par les industries d’assemblage a abouti à la construction d’un édifice économique national totalement extraverti. 88% des exportations haïtiennes en 2006, 2007 et 2008 viennent de ces industries qui sont les plus vulnérables face à la contraction de la demande provoquée par la dépression mondiale. Il ne s’agit pas de jeter la pierre aux entrepreneurs privés qui essaient de se faire de l’argent comme ils le peuvent. Ce qu’il faut condamner sans appel, ce sont les pratiques gouvernementales qui font reposer la stratégie économique nationale sur les tactiques hasardeuses de l’industrie d’assemblage. Le tableau 1 présente les statistiques américaines d’importation de la filière textile/habillement de l’industrie d’assemblage en provenance d’Haïti de 2003 à 2009. Ces chiffres indiquent des ventes annuelles variant entre 290 millions de dollars pour l’année 2003 et 412 millions pour 2008. Pour les quatre premiers mois de 2009, les ventes haïtiennes sont de 140 millions. Celles du mois d’avril 2009 se chiffrent à 39 millions de dollars. Ces chiffres sont en harmonie avec ceux publiés par le Fonds Monétaire International (FMI). Par exemple, en 2006, selon le FMI, les exportations de l’industrie d’assemblage étaient de 435 millions en 2006 sur des exportations totales de 494 millions, 463 millions en 2007 sur des exportations totales de 522 millions et 430 millions en 2008 sur des exportations totales de 490 millions. [4] Avec de pareils chiffres, la vision de l’avenir est sombre.
Tableau 1. Importations en provenance d’Haïti de la filière textile/habillement aux Etats-Unis (En millions de dollars) |
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Années |
2003 |
2004 |
2005 |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 (4 mois) |
Importations* |
290 |
324 |
406 |
449 |
452 |
412 |
140 |
Masse salariale |
33.7 |
37.7 |
47.2 |
52.3 |
52.6 |
48 |
16.3 |
Inflation (20%) |
6.74 |
7.54 |
9.44 |
10.46 |
10.52 |
9.6 |
3.26 |
Masse salariale ajustée |
40.44 |
45.24 |
56.64 |
62.76 |
63.12 |
57.6 |
19.56 |
*Source : US Department of Commerce, International Trade administration, Office of Textile and Apparel, Washington, D.C., 2009.
Le tableau 1 est construit à partir des statistiques officielles du Département du Commerce Américain et des données fournies par Lhermite François dans son étude concernant une masse salariale de 48 millions pour l’année 2008. On peut tenter de déterminer le manque à gagner des travailleurs causé par la non-application de la réglementation de l’augmentation du salaire minimum telle qu’inscrite dans le Code du Travail, au cours de la période 2003-2009. La masse salariale de 48 millions représente 11.65% du chiffre d’affaires du secteur qui est de 412 millions en 2008. Ceteris paribus, en appliquant ce ratio de 11.65% aux chiffres d’affaires des années précédentes, nous avons respectivement les masses salariales du secteur de la sous-traitance. Tenant compte d’une inflation annuelle d’une moyenne de 20% entre 2003 et 2009, nous avons calculé la masse salariale ajustée pour la période. La différence entre ces deux masses salariales constitue le manque à gagner des salariés du secteur, soit un montant de 57.6 millions de dollars pour la période considérée. En respectant l’hypothèse de Lhermite François que 77% de cette masse salariale va aux travailleurs, ces derniers ont perdu 44.3 millions de dollars au cours de cette période. Contrairement à ceux qui protestent contre la maigre augmentation des 200 gourdes votée par les parlementaires, ce sont les 44.3 millions perdus par les travailleurs qui doivent être mis en lumière et préoccuper davantage les décideurs politiques. L’éthique la plus élémentaire veut que ce soit le faible qui soit protégé et pas le fort. Les chiffres du Département du Commerce Américain contrastent avec ceux utilisés par Lhermite François qui réfère à un secteur dont le chiffre d’affaires ne serait en moyenne que de 143 millions avec la décomposition suivante :
a) Salaires 13 millions ou 9.7% b) Energie 8 millions ou 6.3% c) Loyer 3.4 millions ou 3.4% d) Autres 24 millions ou 18.4% e) Couts variables 72 millions ou 54.2 % f) Bénéfices 10 millions ou 8% |
Il est clair qu’on n’a pas besoin de chercher loin pour voir qu’il y a un mort dans le cadavre. L’intention n’est pas d’acculer qui que ce soit. Nous faisons une mise en perspective d’une direction prise par des décideurs politiques et économiques qui engage le destin de toute la collectivité nationale. À notre sens, cette direction n’a pas de pertinence et ses résultats sont catastrophiques. Il y a des explications à donner sur la différence entre les statistiques américaines et les chiffres haïtiens. Le refus d’accepter le salaire minimum de 200 gourdes paraît, nous semble-t-il, relever d’autres causes qui n’ont rien à voir avec la rentabilité. C’est vrai que les entrepreneurs prennent des risques en faisant des affaires en Haïti. C’est vrai qu’ils ont leurs radios milles collines pour chanter leurs louanges, des experts à leur solde et un gouvernement pour les défendre. Mais c’est aussi vrai que les travailleurs ont besoin d’un salaire minimum journalier de 200 gourdes pour pouvoir améliorer leurs conditions de vie.
Normes de production et salaire minimum
Si nous partons du principe que les normes de production dans l’entreprise sont établies de manière rationnelle, c’est-à-dire en accord avec les ouvriers, et que ces derniers ont droit automatiquement à des primes de rendement, alors la question du salaire minimum de 200 gourdes ne se pose pas. Ce serait le cas pour la moitié des ouvriers dans les entreprises de la filière textile-habillement. Les syndicats se doivent de déterminer si le rendement de 300 douzaines de maillots (T-shirts) pour 19 ouvriers par jour est la norme de production internationalement acceptée dans le secteur. Quelle est l’expérience de cette prime collective d’objectifs sur l’intéressement des membres du groupe, leur participation et leur rendement ? Qu’est-ce qui est prévu si le groupe n’atteint que 80% ou 90% de l’objectif ? Pourquoi le coût de la supervision est-il inclus dans le coût global de la rémunération de l’ouvrier par mois ?
Dans le cas de figure où la moitié des ouvriers gagne déjà le salaire minimum de 200 gourdes en incluant les primes, la subvention de l’État concernerait essentiellement les ouvriers qui ne peuvent pas encore atteindre ce seuil de performance. Encore une fois, les syndicats devraient aider à déterminer si les primes de rendement sont accessibles aux travailleurs et s’il ne s’agit pas tout simplement de boni ou de paiement pour des heures supplémentaires parce que l’entreprise veut respecter des objectifs de production et des délais qui varient suivant les fluctuations de la demande. Il importe de remarquer que la révision des salaires aux niveaux supérieurs de la chaine n’est pas une loi. Cette révision est à la discrétion de l’employeur compte tenu de la productivité des ouvriers et de son chiffre d’affaire.
Nous sommes conscients que l’équité ne sera pas trouvée du jour au lendemain dans la société haïtienne. Mais, il faut commencer quelque part et donner des signaux clairs vers où on se dirige. La régulation est nécessaire pour permettre une évolution relativement harmonieuse de la société. La crise qui ravage la planète rappelle aux fondamentalistes du marché (le secteur privé) qu’il n’y a aucune efficience dans leur construction et qu’il n’y a de main invisible que pour ceux qui se ferment les yeux pour ne pas voir les ravages de leur croyance. Le drame haïtien est que l’Etat (le secteur public) est loin d’être un lieu de hautes vertus. Il importe d’impulser un troisième secteur, celui de la société civile, des ONGs, de la diaspora et des coopératives pour servir de watchdog tant sur l’État que sur le secteur privé.
La disparition de Robert Marcello
Les contraintes à la compétitivité haïtienne sont multiples. Elles ne sauraient se résumer uniquement au salaire minimum journalier de 200 gourdes. La liste est longue des obstacles tels qu’absence de justice, électricité, taux d’intérêts, insécurité, taux de change, eau, instabilité, tracasseries des formalités douanières, législation archaïque du travail, etc. qui bloquent la compétitivité en Haïti. Mais la plus importante demeure le refus d’équité qui bloque toute efficacité. Un refus d’équité qui prend sa source dans la pire des pénuries, celle de l’intelligence. On ne s’étonnera donc pas si aujourd’hui des patrons se retrouvent en harmonie avec le pouvoir pour contrer la loi des 200 gourdes votée au parlement haïtien. Ils proposent 125 gourdes dans une arithmétique absurde qui passe à coté de l’essentiel. Le débat sur la question du salaire minimum journalier de 200 gourdes reflète quelque chose de plus fondamental qui est la crise de la conscience haïtienne devant l’effondrement de l’État marron et la demande d’un autre ordre social qui frappe aux portes de la société haïtienne depuis la chute des Duvalier le 7 février 1986. La combativité des secteurs radicaux et particulièrement des étudiants sera-t-elle forte assez pour renverser la tendance ? La demande des travailleurs pour une augmentation de leur salaire minimum journalier est parfaitement finançable.
Avec certitude, le démembrement de la société haïtienne se poursuit. La politique de kidnapping est devenue plus sélective. La disparition de Robert Marcello, coordonnateur de la Commission Nationale des Marchés publics, enlevé depuis le lundi 12 janvier 2009, à Delmas, devant sa résidence, parce qu’il s’était opposé à la dilapidation de 200 millions de dollars du fonds Petrocaribe, donne une idée de la force des courants qui refusent toute transparence dans la gestion des affaires publiques. La dimension symbolique de ce kidnapping consiste à affirmer que n’ont pas droit à la vie ceux qui refusent la continuation de la politique primitive d’avilissement de la personne humaine. L’accession au pouvoir a changé les rêves du mouvement social en cauchemars.
Les patrons ne sont pas captifs de l’ordre de la sous-traitance internationale. Ils le prétendent tout simplement. Ils ont des marges de manœuvre pour innover et interagir avec leurs donneurs d’ordre. Ce n’est pas le degré de soumission du sous-traitant qui est l’unique critère de sélection des donneurs d’ordre. Les délais de livraison ; la rapidité de service, la qualité du produit jouent autant que les bas salaires pour déterminer le comportement des donneurs d’ordre face à leurs sous-traitants. Les patrons doivent se défaire d’une conception de la vie qui ne leur fait pas voir dans leurs ouvriers des êtres humains comme eux. Le travailleur est une personne comme le patron et ce dernier a pour devoir de répondre affirmativement à sa demande de mieux-être. C’est ce qu’exige la conscience la plus élémentaire pour faire face à l’épaisseur du drame humain de la misère. Les structures fondamentales de la société haïtienne sont remises en question et ne peuvent plus tenir devant l’absence de générosité et l’incapacité de l’Etat marron à assurer un minimum de cohésion sociale.
La conquête du pouvoir est devenue le leitmotiv gouvernant les esprits et les comportements. Entre l’assistance financière et la charité, Haïti n’a pas le garde-fou d’un vrai État pour se préserver contre la déraison des malfinis, ces oiseaux de malheur, qui sont en train de la dépecer. En se remettant au président de la république pour trancher, les patrons ont commis une grave erreur de s’en remettre aux vieilles pratiques dans une société qui essaie tant bien que mal de se débarrasser de l’absolutisme présidentiel. Notre société a toujours fait le mauvais choix chaque fois qu’une décision doit être prise. Cette déraison, ce vice fondamental qui tue l’espoir, vient du fait que nous faisons toujours l’économie de la réflexion. Nous violons ce principe de Platon qui veut qu’une courte loi soit toujours précédée d’un long préambule. Les parlementaires ont respecté la recommandation platonicienne en appelant au débat pendant deux ans sur le salaire minimum de 200 gourdes. Le président Préval ne les a pas écoutés. Mais on ne peut pas s’en prendre à lui car il a avoué au début du mois de mai 2009 qu’il faisait dodo meya au cours des trois dernières années. En effet, il dormait tranquillement dans son coin. Il dort encore aujourd’hui avec la seule différence qu’il rêve qu’il se réveille.
[1] Jean Delumeau, La peur en Occident, Fayard, Paris, 1978.
[2] Ros Dina, « Confection textile au Cambodge : face à la crise, les patrons appellent les ouvriers au calme », Ka-set, Phnom-Penh, Cambodge, 2 Avril 2009.
[3] United Nations, Mission to Haiti : Report of the Mission of Technical Assistance to the Republic of Haiti, Lake Success, New York, July 1949.
[4] Fonds Monétaire International, Haïti : Fourth Review Under the Three-Year Arrangement Under the Poverty Reduction and Growth Facility, Request for Waiver of Performance Criterion and Augmentation of Access, Washington D.C, February 2009, p. 21.