Par Roland Paret
Soumis à AlterPresse le 18 juin 2009
Et si la transition n’était pas une calamité ? Si, pour employer à ma manière le titre d’une série d’interrogations de l’un des plus brillants et surtout des plus lucides analystes de ce pays que vous connaissez – par ailleurs critique littéraire généreux - qui parle de « cette transition qui n’en finit pas », la responsabilité de la transition était justement de ne jamais finir ? La transition n’est-elle pas l’état normal de tout phénomène, de l’homme en particulier qui, d’après un philosophe, ne serait qu’un pont menant à une contrée qu’on n’atteindra jamais ? Toujours en devenir. Un « work in progress ». Et si le point Oméga, si cher à Teilhard de Chardin, n’existait pas, ne saurait exister ? Pourrait-il se trouver, en effet, une limite que l’homme ne pourrait franchir, qui lui interdirait d’avancer, et, en ce cas, il resterait figé, gelé, statue de sel donnant dos à l’histoire, contemplant pour l’éternité les cités foudroyées par le feu mais où bouillonnent les pulsions, les échecs, les désirs et les réussites ? Un moment où la connaissance prendrait fin dans un monde fini ? Pourrait-il se trouver un mur qui empêche l’homme d’avancer, auquel il pourrait s’adosser ? Il pourrait alors se retourner et contempler la Création dans sa totalité ? Et si, pour le dire avec les mots de Chateaubriand, on se « trouvait toujours entre deux phénomènes comme au confluent de deux fleuves, plongeant dans leurs eaux troublées, s’éloignant à regret du vieux rivage où l’on est né, nageant avec espérance vers une rive inconnue » ?
Marguerite Yourcenar avoue quelque part que l’idée d’écrire les « Mémoires d’Hadrien » lui était venue en lisant une phrase glanée dans la correspondance de Flaubert : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Et l’auteur des « Mémoires d’Hadrien » ajoute : « Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout. »
Chateaubriand, Flaubert, Marguerite Yourcenar : on peut ricaner et penser que ces gens ne sont que des poètes, des romanciers, que leurs paroles ne sont que ratiocinations de rêveurs sans aucun sens de la réalité. Mais ne voilà-t-il pas que les philosophes s’en mêlent et disent à peu près la même chose. Heidegger révèle que « Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’Être » ; c’est, presque littéralement, le mot de Flaubert : nous serions dans une de ces époques « où seul l’homme est ». Nous sommes dans un entre-deux éternel, toujours en devenir. Une espèce de « encore-déjà » aux contours flous. Nous ne serions qu’une halte, une étape de l’être en route vers sa réalisation qui ne s’accomplira jamais. En route, toujours en route. Nous ne nous arrêtons jamais pour contempler le paysage ; le paysage change, nous aussi, et « le même homme ne plonge jamais deux fois dans le même fleuve »…
Pascal David écrit que, chez Kant, « une limite ne se confond pas avec une borne, en ceci qu’elle “est elle-même quelque chose de positif”, comme l’établissent les Prolégomènes. La limite enclot positivement, elle ouvre, à l’intérieur ou en deçà de ce qu’elle délimite, un espace qui n’est borné qu’eu égard à ce qui lui est extérieur ». Cela voudrait dire qu’il y a une zone où deux phénomènes se confondent, s’enchevêtrent, s’imbriquent. Nous sommes, nous Humains, l’exacte cicatrice qui zèbre une peau, nous sommes l’ourlet qui unit deux pans de réalité. Nous sommes la jointure de deux phénomènes. Nous sommes comme ces nageurs des embouchures des très grands fleuves qui ne savent si les eaux dans lesquelles ils sont plongés sont salées ou douces, s’ils sont encore dans le fleuve ou déjà dans la mer.
Les Poètes, les Philosophes : on sait bien que ces gens ne sont pas réalistes, ne sont pas « pragmatiques » pour employer un mot cher à Qui-vous-savez, le président de ce pays que vous connaissez. Et si les savants faisaient partie de ce club de doux rêvasseurs ? « Pour la Science », édition française de « Scientific American », consacre un numéro spécial aux « frontières floues », à la « science des limites indéfinies ». Dans l’édito de ce numéro spécial, décembre deux mille six, Françoise Pétry, en termes presque kantiens, d’ailleurs elle cite Kant, explique : « Une frontière est une limite séparant deux zones, deux régions caractérisées par des phénomènes physiques ou humains différents. Si l’on croit le Larousse, une frontière est bien définie. Elle peut être naturelle, conventionnelle, artificielle. Est-elle une borne ? Est-elle une limite ? Pour Kant, la limite circonscrit, tandis que la borne interdit. Et si la limite ne faisait que circonscrire ? Si elle était elle-même un état particulier entre les deux états qu’elle sépare ? » « Pour La Science » énumère quelques-uns des domaines où les frontières sont floues : « Vivant ou inerte ? Solide ou liquide ? Inné ou acquis ? Homme ou femme ? Classique ou quantique ? Convergent ou divergent ? Solaire ou galactique ? » On pourrait, bien entendu, enrichir à l’infini cette liste.
Ce pays que vous connaissez est donc en transition, bien qu’on ne sache trop de quelle transition il s’agit. On s’entend sur le fait que ce pays est en transition : quelques uns s’en désolent ; d’autres, mais pas tous pour les mêmes raisons, s’en réjouissent. Et si, comme pour tout, comme dans tout, la transition était la forme normale de ce pays que vous connaissez ? Depuis sa naissance, depuis le début, depuis « cette geste unique dans l’histoire », ce pays que vous connaissez n’a-t-il pas toujours été en transition ? À part quelques très brefs moments pendant lesquels on eut l’impression – mais ce ne fut qu’une impression - d’un certain équilibre politique et social, équilibre d’ailleurs apparent, ce pays n’a-t-il pas connu que cet état de transition, entre un encore qui s’éloigne tout doucement et un déjà qui s’annonce tout aussi doucement ? Ce pays que vous connaissez ne se prélasse-t-il pas sur une terre mouvante comme une marmelade, une terre sans frontière ? Ce pays que vous connaissez serait-il, en ceci comme en tout, une fois de plus, « une exception » qui l’isolerait des autres pays qui, eux, savent être toujours en transition ?
Mais peut-on rendre fécond ce flou, comme réussissent à le faire des décideurs d’autres pays, pour d’autres phénomènes ? Peut-on faire de nécessité vertu ? Comment profiter d’une crise ? Comment faire d’une crise une occasion ? Peut-on transformer une crise en opportunité ? Peut-on avoir l’habileté de traiter un phénomène comme une glaise à laquelle on pourrait donner la forme qu’on désire ? Autant de questions qu’on se pose dans ce pays que vous connaissez. La question sous-jacente va de soi : Qui-vous-savez est-il celui qui peut présider à la réponse qu’il faut donner à cette « sommation d’options non éludables » qui emmaillote ce pays que vous connaissez dans un carcan paralysant ?... Est-il « the right man in the right place » ?
Comme dit l’autre (Pic de la Mirandole cité par Henri de Lubac), l’homme est une sculpture qui est son propre sculpteur. Les pays sont comme les êtres humains et peuvent être leur propre sculpteur. C’est pour cela que l’histoire de ce pays que vous connaissez, toujours dans cet « encore-déjà » qui le caractérise est, presque toujours, une glaise à qui les donneurs d’ordre, et principalement son président, peuvent donner la forme qu’ils désirent. Ils peuvent du moins essayer. Ils peuvent collaborer avec la nécessité. Ils peuvent courtiser l’histoire qui se fait, et non présenter seulement leurs hommages à une histoire qui fut.
La ruse du diable, dit-on, est de faire croire qu’il n’existe pas. L’astuce de l’honnêteté, dans ce pays que vous connaissez, est de faire croire qu’elle existe – du moins en politique, dans les hautes sphères de sa politique. On dit aussi, ou plutôt on disait à l’époque, que le communisme est la feinte ultime du capitalisme. Eh bien, dans ce pays que vous connaissez, la ruse ultime de la corruption est l’honnêteté. On met à la tête de ce pays que vous connaissez Qui-vous-savez, dont la réputation d’honnêteté est grande. Puisqu’il est l’honnêteté faite président, eh bien tout ce qui se passe sous sa présidence doit, nécessairement, être honnête. Mais l’honnêteté ne se définit pas de la même façon selon le poste qu’on occupe. Pour des gens comme vous et moi – et quand je dis vous, chers amis lecteurs, c’est une manière de parler, ou plutôt d’écrire, vous l’avez compris – pour des gens comme vous et moi, l’honnêteté, c’est de ne pas voler, de ne pas tuer, de payer ses impôts. Il n’en est pas de même pour un président, homme d’État – ou qui se veut l’être - responsable d’un pays. Un président peut être malhonnête de la malhonnêteté de son entourage. Il peut être criminel de la criminalité de ceux qu’il reçoit, de ceux qu’il emploie, qu’il utilise, dont il s’entoure. Il peut être incompétent de l’incompétence de ceux qu’il engage. Non, Qui-vous-savez, le président de ce pays que vous connaissez, s’entoure, dans la plupart des cas, de gens qui, « dans un pays normal, seraient mis en prison pour corruption ». L’honnêteté, c’est bien remplir le rôle pour lequel on est programmé. C’est peut-être l’occasion de se poser la fameuse question : « Par qui aimeriez-vous être opéré ? Par ce chirurgien honnête mais piètre praticien, ou par cet autre médecin, voleur et assassin mais merveilleux chirurgien ? » On choisit, bien évidemment, d’être opéré par le merveilleux chirurgien assassin et voleur : l’honnêteté, en ce qui le concerne, c’est de bien opérer son patient. Bien entendu, tant mieux s’il est aussi honnête dans les autres mouvances de l’activité humaine. Un ministre des Finances, par exemple, peut très bien voler ; mais qu’il dirige bien l’économie de l’État, qu’il contribue à hausser le niveau de vie de ses concitoyens ! C’est son rôle, et son vol devient presque anecdotique. On n’a que faire d’un président qu’on proclame « honnête » mais qui ne mène pas son pays à des sommets.
L’intégrité ! Quelle plaisanterie ! Comme si l’intégrité se limitait à la frugalité, se résumait à une vie simple ! Surtout pour un président. Elle ne se limite pas à l’absence, apparente ou réelle, de richesse. L’intégrité, c’est aussi, c’est surtout, pour un dirigeant, l’art de bien s’entourer. Ce n’est pas un homme seul qui doit être intègre, c’est le régime. Les hommes de pouvoir doivent se poser des questions sur leur entourage. Il ne s’agit pas seulement, après avoir visité la luxueuse villa en construction d’un de ses ministres, de lui dire, facétieux et pince-sans-rire : « Dans un pays normal, on t’aurait arrêté pour vol ! » Ensuite Qui-vous-savez sirote tranquillement le rhum de ce ministre. Il est vrai qu’en dégustant son verre, il détourne la tête et murmure pudiquement : « Cachez cette corruption que je ne saurais voir… » Il ne s’agit pas seulement de montrer ostensiblement sa simplicité, il ne suffit pas d’épingler sur sa poitrine, comme une décoration, l’évidence de sa frugalité. Ce serait trop facile. L’honnêteté d’un président consiste à s’entourer de gens honnêtes, à avoir des idées, à avoir la capacité de rendre ductile la réalité, à savoir se créer des occasions.
L’intégrité ne consiste pas, pour l’homme de pouvoir, à vouloir « démystifier le Pouvoir ». Le pouvoir est vieux comme l’humanité, vieux comme le vouloir-vivre ensemble des hommes et des femmes, vieux comme la vie, vieux comme l’apparition du mouvement dans l’Univers, vieux comme le Big-bang. Comme si le Pouvoir pouvait être démystifié ! Comme si on pouvait faire fi de la mystique du Pouvoir ! Le président de ce pays que vous connaissez feint d’ignorer que le Pouvoir, c’est aussi, c’est surtout l’apparence du Pouvoir, son protocole, son rituel et sa liturgie. Ce président feint d’ignorer son « deuxième corps », car le Souverain a deux corps, comme on le sait depuis les Césars, le corps naturel, mortel, et le corps divin (ou politique) qui ne meurt jamais, et quelque chose de ce corps divin se réfugie dans tout chef d’État, le peuple s’en aperçoit bien, qui sait d’instinct ce que les chercheurs savent de science sûre : que le corps naturel du Souverain, du chef de l’État, du président en ce qui concerne ce pays que vous connaissez, est doublé, si l’on ose dire, d’un corps divin, reflet de la puissance divine, à un point tel que pendant longtemps on s’inquiéta des liens étroits qui existent entre les théories politiques et la pensée théologique : mais ceci est une autre histoire. Qui-vous-savez ne peut donc, en aucun cas, « démystifier le pouvoir » !
Le président de ce pays que vous connaissez croit que le pouvoir est biodégradable, il croit que le pouvoir est soluble dans la démagogie ! Le président de ce pays que vous connaissez croit qu’il suffit à l’homme de pouvoir, pour dynamiter le pouvoir, de porter une tenue simple, de circuler en manche de chemise, de porter la cravate uniquement « quand le protocole l’exige impérativement, quand on reçoit un homme d’État étranger, par exemple », et de laisser les gens de son entourage exhiber leurs Mercedes, leurs VUS, leur bijoux signés Bulgari, Chaumet ou Jar, présenter leurs maîtresses ou leurs amants entretenus à coup de gros comptes en banques, comme certains très grands bourgeois qui font porter leurs chaînes en or et leurs diamants par leurs domestiques, leur font mettre une riche livrée décorée de parements étincelants alors qu’eux-mêmes reçoivent en robe de chambre. Non, ce n’est pas cela « démystifier le pouvoir » ! Ce n’est pas demain la veille que quelqu’un « démystifiera le Pouvoir » !
Or, il est « difficile d’administrer les affaires de la Cité ; il n’était en effet pas possible de le faire sans amis, sans partisans fidèles : ces amis et ces partisans fidèles, il n’était ni commode d’en trouver à portée de main, ni possible d’en acquérir de nouveaux ». C’est Platon qui l’écrit : mais Qui-vous-savez n’est pas Platon. Il s’est entouré non d’amis, non de partisans, non d’électeurs qui l’ont porté là où il est, à la présidence de ce pays que vous connaissez – d’ailleurs il se plaît à répéter « qu’il ne doit rien à personne » - il s’est entouré de gens qui, hier encore, quelques semaines avant son élection, réclamaient son arrestation, il s’est entouré de gens qui appartiennent à la clique représentant ce contre quoi, ceux contre qui il avait soi-disant combattu toute sa vie. Il les emploie, ces gens, il les laisse à leurs ambassades comme représentants de ce pays que vous connaissez, il les nomme à des postes clefs, il bat le rappel du ban et de l’arrière-ban de ceux qui représentent ce qu’il considérait il n’y a pas si longtemps – ou du moins il faisait semblant – comme le Mal, de ceux qui avaient battu, torturé, violé, tué ses camarades, il les invite à son investiture, à sa table, il les confirme à leurs postes, il les nomme à d’autres postes et, si nécessaire, il en crée pour eux. Si on doit juger un gouvernement d’après sa moralité, son passé, son « actif et son passif », comme disent les comptables dans leur affreux jargon, il faut avouer que le gouvernement de Qui-vous-savez est un gouvernement de criminels. Quand on lui demande pourquoi il fait appel à ces scélérats, il répond, benoîtement : « Ils sont pragmatiques. » Oui, les criminels sont pragmatiques, on le sait : pragmatiques vis à vis de quoi ? En faveur de quoi, de qui ? Le président de ce pays que vous connaissez, ne s’embarrasse point de ces nuances. « Ils sont pragmatiques » : cela suffit. On comprend alors la déconvenue des amis de Qui-vous-savez, qui s’étaient battus pour lui, qui l’avaient défendu avec leurs pauvres moyens, leurs misérables moyens – et qui sont d’ailleurs conscients que leur « apport » était tout à fait minime dans la victoire de leur poulain - de voir combien ironique est le regard de ceux qui l’avaient attaqué et qui maintenant se retrouvent aux postes de commande ! Quelle honte ! Quelle pitié ! Mais Qui-vous-savez ne pense qu’en termes de jobs, de « clients » qu’on peut acheter avec un « job ».
Or les amis comme les ennemis ont ceci de commun qu’ils ne sont pas achetables : les ennemis resteront des ennemis malgré les prébendes, ils ne cesseront jamais, en sous-main, de comploter, et les amis resteront les amis parce qu’il est difficile de désaimer, parce que les amis feront toujours partie, quoiqu’on fasse, de sa mythologie personnelle. Mais les amis et les ennemis ont ceci de commun qu’ils sont achetables : « tout le monde a son prix », comme ils disent, et « on ne trahit que ses amis ». C’est ce que pensent les cyniques. Et puis, on peut faire confiance aux amis comme aux ennemis. On connaît cette anecdote à propos de Bobby Fischer, le champion d’échecs : la série des matchs de préparation et d’élimination du championnat du monde battait son plein ; l’équipe soviétique, qui connaissait l’appétit de Fischer pour les pions, avait préparé, pour une partie de Petrossian contre l’Américain, un piège digne de la Compagnie des Jésuites tout entière, un sacrifice de pion, anodin en apparence, mais qui, s’il avait été accepté, aurait conduit Bobby Fischer à la catastrophe ; les seconds de Petrossian avaient calculé que le champion américain allait devoir dépenser au moins une heure de réflexion à trouver la réfutation de ce coup ; or Fischer prit à peine une minute pour décider de refuser le sacrifice ; après la partie, comme on l’analysait, Petrossian fit part à son adversaire de son admiration pour sa rapidité de réflexion : « Pas du tout », répondit Fischer, « pas du tout, j’ai simplement fait confiance à mon ennemi ! » Fischer savait que l’ennemi ne pouvait pas lui faire de cadeau, et Petrossian avait trop de sang-froid et de maîtrise de soi pour commettre une bévue. Alors, comment faire ? Comment se comporter vis à vis des amis et des ennemis puisqu’ils sont tous les deux capables de la même loyauté et des mêmes trahisons ? En faisant appel à l’éthique. En mettant toujours à la base de nos décisions cette « loi morale qui est au fond de nos cœurs ». C’est ce qu’a oublié le président de ce pays. Mais Qui-vous-savez n’est pas Bobby Fischer. Et il n’est pas Kant, il ne voit pas « le ciel étoilé au-dessus de nos têtes », il voit la gadoue des bas-fonds où s’agitent les gens « pragmatiques » de son entourage qu’on peut manipuler grâce aux « jobs », ou plutôt il ne la voit pas, pire : il fait semblant de ne pas la voir.
Cette situation consterne ceux qui connaissaient avant qu’il ne fût président le président de ce pays que vous connaissez. Ils sont consternés de rencontrer des criminels, des assassins qui circulent joyeusement maintenant dans les rues des villes du pays ; ces amis, persuadés que leur ancien camarade, devenu président, allait mettre en pratique les principes qu’il professait dans sa jeunesse et qu’il allait travailler pour le bien du pays, comme disent les naïfs, s’enthousiasmèrent pour son élection. Mais Qui-vous-savez était devenu pragmatique, comme les gens qu’il s’est mis à fréquenter et à utiliser. Ces camarades attendaient peut-être trop de lui. Quand ils ont vu que cette attente n’était pas comblée, était déçue, quand ils ont constaté que, arrivé au poste de commande, cet ami dont ils espéraient tout pour le pays, s’acoquine, par suite de je ne sais quelle aberration, avec des gens qui les avaient jadis torturés ou qui avaient jadis torturé et tué nombre de camarades, de parents, nombre de citoyens de ce pays que vous connaissez, quand ils voient se pavaner dans les rues des villes de ce pays des criminels connus, reconnus, des bourreaux dont les mains sont tachées de tant de sang que « l’eau de la mer tout entière ne pourrait les laver », oui, quand ils voient qu’au nom d’une hypothétique « politique de l’union, de la réconciliation », ce personnage au poste de commande oublie la justice, quand ils voient que rien ne changeait dans le déroulement des jours et des nuits de leur pays, dans la litanie des corruptions et des brigandages qui y avaient cours et auxquels ces gouvernants d’aujourd’hui avaient, dans leur jeunesse, promis de mettre fin, quand ils voient que tout continue comme avant, que les mêmes gens qui dans les régimes criminels précédant « le retour à la démocratie » sont en place et se comportent avec la même arrogance, quand ils voient les grandioses projections de leur jeunesse avachies, dévaluées, transformées en gestion mesquine du quotidien, en comptabilité triviale d’avantages et de désavantages immédiats, quand ils voient ces gens profaner leur rêve, le rêve de millions de personnes, oui, quand ils constatent tout cela, que faire d’autre que s’enfermer dans le désespoir ? Que peut-on faire d’autre, alors qu’on « voyait, n’est-ce pas, ces hommes faire en peu de temps apparaître comme un âge d’or le régime politique précédent » ?
Mais peut-être que Qui-vous-savez voulait, dans un élan fédérateur, rassembler tout le monde ? Faire oublier le passé, mobiliser les anciens ennemis autour d’un projet qui ne tînt compte que du bien du pays ? Faire comme Mandela table rase d’un passé d’inimitié ? Ou encore, comme, dans leur temps, Togliatti et Berlinguer en Italie, qui prônaient un « compromis historique » où ils demandaient que la droite et la gauche italiennes s’unissent pour « reconstruire l’État italien » (tiens, cela rappelle quelque chose, mais quoi ?...) ? Mais Mandela disait : le pardon, oui, mais accompagné de la justice. Et dans ce pays que vous connaissez, Qui-vous-savez ne prône pas le compromis historique en vue de reconstruire l’État, il prône l’œcuménisme des coquins en vue de mettre les moyens de l’État au service de leurs intérêts.
Que disent les Jeunes, ces Jeunes dont les « Responsables », qui sont en réalité – je sais, c’est un calembour facile et ridicule, mais comment résister ? - des irresponsables, veulent « former l’esprit, leur donner le sens du bien et du mal », quand ils – ces Jeunes - voient impunis des criminels, quand ils voient que ces criminels « profitent » de leurs crimes, qu’ils n’ont pas de compte à rendre, que se disent-ils, que pensent-ils, ces Jeunes, devant ces exemples que le Pouvoir leur met sous les yeux ? « Vaut mieux assassiner, voler, violer dans ce pays puisqu’on peut le faire en toute sécurité, en toute impunité, puisque l’on peut jouir, sans crainte, de ses assassinats, de ses vols, puisque l’on peut fixer, une lueur goguenarde dans les yeux, la femme qu’on a violée, les parents de ceux qu’on a tués, hausser les épaules devant les caisses de l’État qu’on a vidées. » Ces mêmes pratiques ne continuent-elles pas ? Et pourtant ces hommes que l’on dit grands continuent à gouverner, s’agitent, lèvent les bras aux cieux, protestent de leur bonne foi, veulent faire croire « qu’ils travaillent pour le peuple ». Ils font des promesses. Mais le président de ce pays que vous connaissez se moque de ses promesses, il sait que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’ailleurs, il n’a jamais fait de promesses explicites, il s’en vante, il le répète à qui veut l’entendre ; ses promesses ont tenu dans ce qu’il représentait, dans ce qu’il pouvait signifier comme continuation, comme renouement avec un rêve, comme politique. Ses promesses, pour le peuple qui l’a élu, étaient son statut, ce qu’il était comme symbole. Non, il n’a pas fait de promesses, il n’a jamais formalisé de promesses, ne les a jamais verbalisées, personne ne peut se vanter de l’avoir entendu dire qu’il allait se battre pour le peuple : il n’en reste pas moins vrai que son nom focalisait une convergence de pulsions, représentait un héritage d’espoirs, une tradition démocratique, un faisceau de luttes ; il le sait, il s’en accommode, et fort lestement, il s’en fiche pourvu qu’il en retire avantage.
« Vous ne savez pas tout », me dit-on souvent, surtout en ces moments de débats sur le salaire minimum et à l’occasion des grandes décisions que les honnêtes gens ne comprennent pas. « Il a des informations que vous n’avez pas, il connaît des faits que vous ignorez… » L’argument suprême ! L’argument massue ! Cet argument a eu dans l’histoire une grande fortune. Dans ce pays que vous connaissez, « ces gens qui savent » se nommaient, à une certaine époque, « les gens éclairés ». D’après cet « argument », qui n’en est pas un, d’après ce raisonnement tout à fait déraisonnable, seuls les gens « informés », des gens qui ont fait des études, des gens qui possèdent les clefs pour décoder les cris et les chuchotements de la nature et de la société, qui ont appris à les traduire en langage humain, peuvent juger d’une question.
Ainsi, un simple individu n’aurait pas le droit de statuer sur le « darwinisme social » cher à Haeckel, car il n’est pas chimiste, biologiste ou sociologue, comme Haeckel, grand savant, et accepter, sans rechigner, le fait que, simple ouvrier au lieu de patron d’industrie, il est, du coup, moins intelligent, moins important que son employeur puisque la dura lex sed lex de la « struggle for life » l’a vaincu et que c’est par un processus de décantation naturelle, de filtrage rugueux mais juste, qu’il est confiné au bas de l’échelle de la société. Ce pauvre monsieur devra également accepter le fait, s’il est Noir, d’avoir un cerveau moins performant que celui d’un Blanc, parce que de savants biologistes ont « prouvé » que le cerveau des Noirs est inférieur au cerveau des Blancs, ou, si ce monsieur est une dame, se conformer au « fait » que, femme, elle est, nécessairement, moins compétitive que le male. Ce monsieur, qui peut être une madame, et le plus souvent d’ailleurs c’est une madame, n’étant ni biologiste, ni historien, ni rien de ce genre-là, et n’ayant par conséquent aucun argument d’ordre scientifique « de poids » à produire pour sa défense doit accepter sans renâcler son état d’infrahumain ; il devra aussi accepter les conclusions de certains historiens américains qui ont « prouvé » que la situation du Noir était meilleure au temps de l’esclavage. « La liberté est un alcool trop fort pour le Nègre. » Heureusement que, en matière de politique, c’est-à-dire de relations entre hommes, et en ce qui concerne les affaires de la cité, au-dessus du principe, ou soi-disant principe, que « seuls ceux qui savent » ont le droit de décider « parce qu’eux seuls ont les informations adéquates », il y a l’éthique, c’est-à-dire, entre autres, le droit pour un simple citoyen de décider de ce qui le concerne, c’est-à-dire, en fin de compte, la démocratie. Mais certaines personnes, dans ce pays que vous connaissez, estiment que la démocratie est une chose trop importante pour la confier aux démocrates, c’est-à-dire au peuple. Ils lancent au peuple le fameux : « Je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi. » Pendant longtemps cette verve antidémocratique, qui était la traduction de vœux élitistes, s’était traduite par la pratique du vote censitaire qui suppose que le vote est une fonction ; par conséquent seuls les individus d’un certain niveau « intellectuel », économique et social avaient la légitimité d’exercer le droit de vote. Seuls les riches et les gens « intelligents » pouvaient exercer ce droit de vote. Et l’on devine aujourd’hui que tout ce tapage autour du salaire minimum, toute cette morgue qu’est la récusation du désir populaire qui parfois pense « mal », cette négation de la volonté du peuple qui souvent a des exigences jugées désopilantes sont une forme déguisée, moderne ou plutôt contemporaine – car il n’y a rien de moins moderne que cette prétention de vérifier le désir populaire, de le rectifier - du vote censitaire.
Lors de la Restauration, en France, on discutait à la Chambre Haute de la nécessité de rétablir la censure, sous prétexte qu’il y a des choses que le peuple ne peut pas entendre parce qu’il ne les connaît pas, et qu’il serait dangereux pour lui d’aborder. « La Révolution l’a bien montré. » Talleyrand, qui s’y connaissait en intelligence, prit la parole, et il dit : « Il y a quelqu’un de bien plus intelligent que Monsieur de Voltaire, que l’Empereur Napoléon, bien plus intelligent que tous les membres réunis de la Chambre des Pairs, c’est Monsieur Tout-le-Monde. » Monsieur Tout-le-Monde sait, par exemple, quel est le salaire minimum nécessaire pour vivre, pour rester un citoyen respectueux des lois, pour se garder à l’abri de tentations anarchistes, pour se sentir membre à part entière du corps social auquel il est censé appartenir, un salaire minimum au-dessous duquel on ne peut être un être humain, où l’on ne peut penser aux affaires de la cité, où on ne peut s’élever au-dessus de la vase, car on est trop arrimé à la tourbe, aux exigences de trouver les quelques cents indispensables pour vivre, donner à manger aux enfants et à ses vieux, et « on ne peut penser à Dieu quand on a froid aux pieds », c’est saint Augustin qui le dit, autrement dit : on ne peut penser aux affaires de la cité quand on est trop occupé à trouver des cents pour acheter du riz ou une poule (une poule ! ! !). Il sait d’instinct, Monsieur Tout-le-monde, que l’argumentaire découlant du point de vue étroitement économiciste, mécaniciste, avancé de tous temps par les dirigeants de tous pays qui ne voient pas plus loin que le bout de leur crayon de comptable n’est pas valable. Ces économistes défendent « l’idée de l’Economie conçue comme un circuit régi par des mécanismes qui lui sont propres. Tel l’organisme humain, l’Economie relèverait d’un ordre naturel et même d’une loi naturelle identifiable et donc maîtrisable comme le sont les lois de la physique ou de la chimie ». Et surtout, surtout, l’économie serait tout à fait autonome, sans lien avec les autres paradigmes de la société, et déterminerait tout. Ce sont les mêmes arguments qui furent brandis à l’époque du Front populaire en France, quand de « grands » esprits expliquaient que la semaine de quarante heures, que les congés payés, etc. etc. allaient faire périr l’économie française, allaient la rendre moins compétitive par rapport à l’économie des autres pays de l’Europe. C’est un argument du même niveau que celui qui décrète qu’il ne faut pas, dans un pays essentiellement agricole comme l’est ce pays que vous connaissez, apprendre à lire et à écrire aux paysans car alors, instruits, « ils ne voudront plus cultiver la terre ». Or, en ce qui concerne les décisions économiques françaises, des prédictions de malheur des Cassandre de malheur, c’est juste le contraire qui est arrivé, à ce point que tous les pays d’Europe se sont empressés de s’aligner sur les politiques sociales de la France.
On sait qu’aucune avancée sociale n’a été concédée par les chefs d’entreprise, les gérants de l’économie et les dirigeants politiques. Les avancées sociales, économiques et politiques sont le résultat de luttes. Tous les « spécialistes » ont prédit, et continueront à prédire l’Apocalypse si le salaire minimum est augmenté, adapté au coût de la vie. Ils détaillent les malheurs qui ne manqueront pas de frapper ce pays que vous connaissez si jamais on haussait le salaire minimum. Et, parmi ces spécialistes, il y a d’honnêtes gens, des gens sincères qui croient en toute bonne foi qu’on ne peut sans risques majeurs augmenter le salaire minimum, d’ailleurs « l’ouvrier lui-même n’en veut pas, il sait qu’il sera davantage imposé s’il a davantage de revenus ». Or les conquêtes du Front Populaire en France, et, auparavant, la libération des esclaves aux USA, et puis ailleurs les conquêtes des autres prolétariats ont prouvé au contraire que la productivité a augmenté depuis que la liberté des esclaves est proclamée (la Guerre de Sécession fut loin d’avoir été uniquement le résultat de la volonté généreuse de libérer ces pauvres Noirs, le Nord industriel avait besoin, pour prospérer, d’ouvriers et non d’esclaves), depuis que les ouvriers ont leurs congés payés et leur semaine de quarante heures, etc. Mais quand donc, pourrait-on se demander, le peuple serait prêt pour recevoir un salaire minimum décent ? Sans que ce salaire minimum décent ne menace la fameuse « compétitivité » de l’économie ? Sans que… Et sans que… Et n’oublions pas sans que… Tout en tenant compte que… Tant de paramètres à considérer… Sans compter le facteur psychologique qui nous dit que… Mais ce temps mesdames messieurs les économistes n’estimeront jamais qu’il arrive ! ! !
Ce pays que vous connaissez est sous tutelle ? Les tuteurs sont trop forts ? Exigent des comportements précis ? Et alors ? On demanda un jour, à Londres, pendant la guerre, au Général de Gaulle pourquoi il se montrait si raide vis-à-vis de Churchill et de Roosevelt, les maîtres, qui pouvaient lui barrer la route, l’écarter des affaires et de son destin ; il répondit : « Je suis trop faible pour me montrer souple… » Mais Qui-vous-savez n’est pas le Général de Gaulle.
Une théorie farfelue veut que, se souvenant des leçons de sa jeunesse, Qui-vous-savez fait une démonstration par l’absurde que le système « imposé » par l’International conduit à la catastrophe ! Cette hypothèse tordue est, en fin de compte, un avatar de la politique du pire, qui n’a, dans l’histoire, abouti qu’à des catastrophes. Détournons la tête…
« Il est limité », dit-on, « il n’a pas de marge de manœuvre ! » La belle affaire ! Ses marges de manœuvre, un chef d’État doit savoir se les créer, ceux qui ont réussi malgré l’adversité le savent, y compris le fondateur de ce pays que vous connaissez, lui qui avait contre lui l’ensemble des nations de l’époque. Qui-vous-savez s’engonce dans une spirale de solutions traditionnelles, faites pour des problèmes connus du temps passé : justement, quand il y a une situation nouvelle, il faut des solutions nouvelles, la raison ne suffit plus ! Engels a commis quelque chose sur la raison qui n’est pas suffisante, qui même nuit face à une situation nouvelle, sur la raison « déraisonnante ». La raison est toujours la raison de l’histoire, d’un moment, d’une nécessité. La raison est suintée par le moment et n’est valable que pour ce moment. Elle est la cristallisation des idées, de la morale d’un moment historique. Elle est démunie face à une donne nouvelle.
La raison est toujours la raison de l’époque précédente, et elle ne s’applique plus au temps nouveau. Cela, le président de ce pays que vous connaissez ne le sait pas, refuse de le savoir, ou pis : fait semblant de ne pas le savoir. Il ne sait pas qu’il faut nier la raison au nom de la raison, nier la raison de l’ancien temps et trouver celle du nouveau. Il ne sait pas que le vieil homme ne peut pas déchiffrer la situation créée par l’homme nouveau. Comment le saurait-il ? Cette même paresse qui le porte à faire des efforts titanesques pour lire un rapport - c’est du moins, on ne sait pourquoi, ce qu’il aimerait qu’on pense de lui : qu’il ne lit pas, qu’il n’aime pas lire ; déjà Sganarelle se vantait : « Dieu merci, je ne sais pas lire ! » - l’empêche d’explorer des terres nouvelles. Et ce ne sont point ses proches, qui doivent se cotiser à plusieurs pour trouver une idée un peu neuve, ou plutôt une idée qui a l’apparence de la nouveauté, qui lui feront part des courants nouveaux circulant dans le monde, ou plus exactement qui lui feront voir les nouveaux signes avancés par la nouvelle réalité : ils ne se soucient pas de humer les vents nouveaux apportés dans le pays par les temps nouveaux ; ils ne veulent pas voir les signes pourtant tonitruants que l’homme nouveau lance au visage du vieil homme ; ils ne comprennent pas qu’il ne suffit plus d’apporter des améliorations à la pelle, à la pioche, à l’égoïne, il faut carrément des instruments nouveaux ! À situation nouvelle, il faut des codes nouveaux. D’ailleurs Qui-vous-savez n’a pas confiance dans les idées. Il est un pragmatique, souvenez-vous. Il ne connaît pas, il refuse de reconnaître la dignité de la pensée, des discours.
Il ne voit pas que la fin des « pragmatiques » a sonné : ce sont eux qui ont conduit le monde au bord de l’abîme où il se trouve maintenant. Ce sont eux, les spécialistes, les pragmatiques, qui ont ruiné des millions et des millions de petites gens à travers la planète. C’est peut-être l’heure de la poésie qui sonne. Beaucoup d’Américains ont voté pour Barack Obama « parce qu’il est un poète », c’est Toni Morisson, prix Nobel de Littérature, qui le dit. Mais Qui-vous-savez n’est pas Toni Morisson. Il méprise les poètes ; il déteste les « palabreurs », il préfère les pragmatiques. Ces pragmatiques qui ont fait faillite. Les décideurs du monde se rendront compte dans cent ans que les pragmatiques ont failli ; ils sont comme cette femme, dans « L’Homme sans qualité », Matilde, qui, après l’amour, par suite d’une défaillance physiologique, ne ressent l’orgasme que deux heures plus tard ; en plein milieu d’un dîner officiel, alors qu’elle a quitté son amant depuis longtemps, elle ferme les yeux qui s’embrument, qui chavirent, elle entrouvre les lèvres, elle gémit : ça y est, elle a l’orgasme ! Qui-vous-savez saura dans dix ans que les pragmatiques ont échoué.
Dans un passage où Platon imagine avec une intensité égale à celle de Phèdre – la Phèdre de Racine – vivant son comportement si elle – et non Ariane – avait accompagné Hippolyte – et non Thésée – au labyrinthe où avec lui elle « se serait retrouvée ou perdue », il esquisse le reproche que Dion lui aurait adressé s’il avait refusé de l’escorter en Sicile. Platon voit, il lit la lettre de Dion : « Platon, ce ne sont ni les hoplites (fantassins lourdement armés), ni même les cavaliers qui m’ont manqué pour repousser mes ennemis, mais des discours… » Dion et Platon connaissaient l’importance des discours. Le mot de Dion, imaginé par Platon, fait écho aux versets du Psaume 44 (43) : « Ce n’est pas avec des épées qu’ils ont gagné la terre. Ce n’est pas leur puissance qui les a sauvés. » Mais Qui-vous-savez n’est pas Dion, et encore moins Platon. Et il n’est pas le Psalmiste. Il ne sait pas, le malheureux, que les changements, avant de se réaliser dans les faits, s’accomplissent d’abord dans les idées. Il ne sait pas – il se flatte de mépriser les « Intellectuels », ces rêveurs, il leur préfère les « pragmatiques » - que « la différence entre l’abeille et l’architecte, c’est que la maison de l’architecte existe d’abord dans sa tête avant de la construire… » (Je ne garantis pas les mots exacts employés par Marx, l’idée générale cependant y est). Mais Qui-vous-savez n’est pas Marx. Est-ce que Qui-vous-savez sait qui il est ?
Non, Qui-vous-savez ne sait pas que les rêves sont importants. « Il faut rêver », enjoignait Lénine, ce pragmatique des pragmatiques : le vrai pragmatique est celui qui l’est tellement que parfois il ne l’est pas, comme le vrai politique est celui qui l’est tellement que parfois il cesse de faire de la politique. Car le rêve est une étape essentielle de l’itinéraire de la nouvelle projection en route vers sa réalisation.
L’utopie fait partie de l’existence. Elle est un moment de la réalisation. Et pas seulement du fait de la différence entre l’abeille et l’architecte : il y a aussi la nécessité de l’utopie comme condition de l’existence et de la réalisation. Le rêve précède le réel.
On le savait, mais il faut le rappeler de temps à autre : La politique est une chose trop importante pour la confier aux politiciens.
Ce pays que vous connaissez est donc en transition. Son président est également en transition. Les observateurs disent que les actions du président de ce pays que vous connaissez vont de la nullité au néant et que, sous sa gouverne, ce président va d’une catastrophe à une catastrophe pire. Ils disent que, de la même façon que « derrière les mornes il y a d’autres mornes », derrière les catastrophes il y a d’autres catastrophes. Ce président n’est pas capable de transformer une nécessité en vertu, une crise en opportunité. Devant cette « sommation d’options non éludables », il s’affole. Il est paralysé. « Que faire ? »
Sous sa présidence, la transition est une calamité. Sous sa présidence, la transition – phénomène extraordinaire – n’est pas un lieu de passage, mais un but et un lieu en soi, une boucle qui recommence indéfiniment et qui condamne à contempler le même paysage. Qui-vous-savez n’a pas, pour autant, développé la « science des limites indéfinies », il a développé l’art de l’attentisme, de la boucle éternellement recommencée. La transition se dessaisit de sa responsabilité, qui est d’être un pont vers autre chose. La transition finit : elle devient le but. Elle devient le point Oméga, le lieu d’où l’on peut contempler la création entière figée car arrivée au terme de son mouvement, de son évolution alors que, de son côté, la connaissance devient finie. La transition, sous sa présidence, est le mur contre lequel buttent les citoyens de ce pays que vous connaissez et qui les empêche d’avancer. Elle est une limite, elle enferme, elle exclut. Elle s’installe dans un monde fini où la connaissance est finie. On se trouve toujours « entre deux phénomènes, comme au confluent de deux fleuves », mais on a beau nager, on ne se sort pas des eaux tumultueuses et dangereuses ; on s’éloigne avec regret du vieux rivage mais on ne nage pas pour autant avec espérance vers une rive inconnue. Les dieux ne sont plus là mais nous ne voyons pas pour autant l’Être. Les dieux sont partis et l’Être n’est pas encore venu. Les citoyens de ce pays que vous connaissez sont seuls. Prométhée « avait donné aux hommes l’espoir qui fait vivre », Qui-vous-savez a enlevé aux hommes de ce pays que vous connaissez l’espoir qui fait vivre ; c’est là son vrai crime.
La limite, dans ce pays que vous connaissez, est devenue une borne. Elle est devenue quelque chose de négatif. La limite enclot négativement. Les amers qui balisaient le chemin de ses habitants ont disparu. Ce que l’on croyait vrai se révèle faux. La vérité a mis des voiles, et ce n’est surtout pas pour danser la fameuse danse au cours de laquelle elle les enlèverait une à une et au terme de laquelle elle se montrerait nue. Pascal David rappelle que Kant, « dans un passage célèbre », affirme « que le pays de la vérité est une île » : ce n’est certainement pas celle que vous connaissez.
Daniel Barenboïm, dans sa préface au livre émouvant qu’Elisabeth Furtwängler consacre à son mari, rappelle que « lors des répétitions, le légendaire chef d’orchestre ne faisait travailler que les transitions ». Furtwängler connaissait l’importance de la transition. Il savait que c’est dans les transitions, c’est-à-dire dans ce qu’il faut dégager de permanent dans les variations d’un morceau, que se prépare l’identité de ce morceau. Mais Qui-vous savez n’est pas Furtwängler. Qui-vous-savez ne sait plus qui il est.
Chers lecteurs, ce « pays que vous connaissez » n’est pas celui que vous croyez avoir deviné. Comment, en effet, confondre le pays auquel vous pensez, dont on vient de souligner les maux, avec celui que vous croyez avoir deviné ? Je pastiche Choderlos de Laclos dans l’Avertissement précédant « Les Liaisons dangereuses » : « En effet, plusieurs des personnages portraiturés ont de si mauvaises mœurs, qu’il est impossible de supposer qu’ils vivent dans ce pays dont on vient de parler ; dans ce pays où vous êtes et où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu les ministres si honnêtes, les femmes politiques si réservées et si vertueuses, et le président si rempli d’idées, de dynamisme, d’intransigeance vis à vis de la corruption et de reconnaissance envers les citoyens respectueux des lois, tout est à l’opposé de l’enfer qu’on vient de décrire… » Ce « pays que vous connaissez » n’est donc pas celui que vous croyez avoir deviné, c’est clair, et « toutes ressemblances avec des personnes vivantes ou mortes ou bientôt en exil ou avec la situation d’un pays quelconque ne seraient que pure coïncidence ».