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Haïti - République dominicaine

Chronique d’une frontière ordinaire

La frontière entre Haïti et la République dominicaine est un véritable traquenard pour les paysans haïtiens. La violence est omniprésente, perceptible dans les regards, les attitudes, les paroles.

Par André Linard

InfoSud

Il est treize heures côté haïtien, quatorze côté dominicain, au double poste frontière qui sépare Ouanaminthe (Haïti) et Dajabón, en « Dominicanie », comme on dit ici. L’attente pour les formalités de passage se prolonge, la voiture bloquée entre les deux postes frontières. Un poste d’observation unique sur la violence qui règle tous les rapports sociaux dans ce va-et-vient permanent. Un sourire est ici incongru, les paroles agressives règlent le jeu.

Cet homme, là , par exemple. Chapeau de paille, habits paysans, regard baissé, peau noire et attitude hésitante : manifestement, il ne connaît pas les codes. Il veut entrer à Dajabón, sans doute pour aller acheter quelque produit introuvable en Haïti. S’il est là , c’est qu’il a déjà payé les droits de sortie à la douane haïtienne. Mais les Dominicains sont intraitables. L’homme explique, se fait bousculer, recule, hésite, revient plus d’une fois, subit une véritable engueuladeÂ… et la barrière reste fermée. Pendant ce temps, des dizaines d’autres, mieux habillés et plus décidés, passent sans présenter aucun papier : des habitués, gros sacs sur la tête ou brouettes chargées, qui profitent des dernières heures d’ouverture de la frontière. Les Haïtiens attendront demain, lundi, jour de marché à Dajabón, où ils vendront des produits alimentaires moins chers. D’autres se sont approvisionnés en République dominicaine, et rentrent en Haïti chargés de produits introuvables chez eux. Tous ceux-là ont compris qu’ils doivent régulièrement verser leur dû aux douaniers, pour traverser sans encombres. D’ailleurs, assis face à face sur les deux garde-fous du pont frontalier, un Dominicain et un Haïtien passent leur temps à dévisager les passants, désignant parfois l’un ou l’autre d’un signe de tête aux douaniers.

A coups de bâtons

Ce jeune-là . Lui aussi se fait interpeller. Il discute un peu, assez pour qu’un gros civil dominicain se lève et fasse distraitement apparaître un revolver à la ceinture. Le garçon s’en tirera avec son sac de toile éventré d’un coup de couteau et un billet passé d’une main à l’autre.

Soudain, des cris. Un groupe de 7 ou 8 Haïtiens surgit, poussés dans le dos par des coups de bâtons de militaires dominicains. Des travailleurs des plantations devenus inutiles ? Des illégaux ramassés dans les rues de Santo Domingo ? Des délinquants dont les Dominicains se débarrassent dans la nature haïtienne ? Les hommes refusent d’avancer, se disputent avec les soldats, avec des civils dominicains, puis entre eux, apparemment pour des questions de change. L’un d’eux se dit sorti de prison et prêt à tout. La tension est perceptible, quelques armes apparaissent. Ils seront finalement poussés vers la porte jaune du poste haïtien. Outre l’expulsion, ils subissent la honte de rentrer chez eux sans ressources, alors qu’ils étaient partis pour en gagner.

La scène se reproduira trois fois en quelques minutes. Régulièrement, d’ailleurs, une association haïtienne, le Groupe d’appui aux réfugiés et aux rapatriés, se poste à la frontière pour aider ces hommes à passer sans se faire arnaquer ni violenter par les militaires et les civils ; puis, le cas échéant, elle les aide à rentrer chez eux. En face, c’est aussi le travail du Centro Puente, une association dirigée par le prêtre namurois Pierre Ruquoy, et qui se trouve à 100 mètres de la frontière, côté dominicain.

Morts dans la montagne

Après deux heures d’attente, nous entrons en Dominicanie. Pour les étrangers, les risques sont moindres, limités à des arnaques financières. De la part de civils qui offrent « de tout régler pour vous », prélevant au passage une commission, pour eux et pour les douaniers. De la part du personnel douanier, aussi.

Côté haïtien, on vous empêche de sortir parce que vous n’avez pas le « bordereau jaune » nécessaire pour quitter le pays alors que la veille, à l’entrée au même poste, un autre douanier ne vous l’a pas remis, « parce que nous n’en avons plus ». Discussion, énervement, explication (« désolé, c’est la négligence d’un fonctionnaire, mais vous ne sortirez pas »). A moins, bien sûr, de payer. Vous demandez un reçu, pour sauver la face, et vous apprenez que, « le sceau se trouve dans le tiroir et un collègue est parti avec la clé ».

Côté dominicain, des individus en douaniers et militaires en uniforme se mêlent à des civils avec ou sans badge, qui pour vous obliger à prendre une assurance auto de trois mois, alors que le mois dernier, c’était uniquement pour la durée du séjour (« mais la règle vient de changerÂ… »), qui pour vous faire payer la désinfection des roues de la voiture, que vous n’avez pas demandée. Le temps, c’est de l’argent ? A cette frontière, on perd les deux.

On y perd parfois aussi la vie. Début septembre, deux femmes et les enfants de l’une d’elles ont payé des passeurs pour entrer en Dominicanie par des chemins de montagne. Les passeurs les ont ensuite abandonnées dans une zone désertique ; seule la mère des enfants a survécu. Il y aura, dit-on, des poursuites contre les passeurs. Ensuite, d’autres recommencerontÂ…

André Linard

Courtoisie de l’agence InfoSud


Une seule île, des relations tendues

Dominicains et Haïtiens se partagent une même île, Hispaniola. En passant la frontière, cependant, la différence de niveau de développement entre les deux saute aux yeux : état des routes, magasins, construction, électricitéÂ… D’où le mépris envers les Haïtiens de la part des Dominicains, dont aucun ne se reconnaît comme « noir », même contre l’évidence.

Economiquement, pourtant, chacun a besoin de l’autre, et les échanges sont quotidiens.
La « Dominicanie » a besoin de la main-d’œuvre haïtienne, tant pour les plantations de canne à sucre que pour les métiers de la construction, dans un pays qui a parié sur le tourisme. Haïti est aussi, pour les Dominicains, un marché captif, où s’exportent nombre de produits de consommation courante (jus de fruits, biscuitsÂ…) ou moins courante (électro-ménager, ordinateursÂ…).

A l’inverse, Haïti a besoin du pays voisin, notamment pour son approvisionnement en produits alimentaires non frais, et aussi pour casser les tensions dues au sous-emploi en « exportant » une partie de sa main-d’œuvre, temporairement ou définitivement.

Depuis la mi-août, un autre type de relation est apparu : la première zone franche haïtienne, près de Ouanaminthe, abrite désormais des entreprises d’assemblage à capitaux dominicains, venues s’installer là parce que les salaires y sont moitié moins chers que de l’autre côté. Quatorze autres zones franches sont prévues.

A. L.