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Haiti-Livre : Une archéologie du mal haïtien

Rencontre avec Leslie Péan sur son ouvrage « Aux origines de l’Etat marron en Haïti (1804-1860) »

Soumis à AlterPresse le 8 juin 2009

1. Pourquoi ce texte et pourriez-vous dégager ses grandes lignes ?

Dans cet essai, il est question de tenter de faire une archéologie du mal haïtien qui fait vivre un peuple dans la boue quand il n’est pas acculé à manger de la boue après plus de deux siècles d’indépendance. C’est un travail de fouille pour mettre à la disposition du public qui lit des éléments de connaissance qui ne sont pas largement disponibles surtout après le demi-siècle de dictatures et de turbulences que connaît Haïti depuis le 22 septembre 1957.

Une telle approche bouscule nombre d’idées reçues sur les pères fondateurs et du même coup, sur la tendance médiocrisante des tyrans haïtiens à se draper derrière Dessalines, comme le faisait régulièrement François Duvalier, pour justifier les pires de leurs actions. Le pouvoir de l’État marron haïtien a produit un certain savoir inculqué aux écoliers, élèves et étudiants qui formate leurs consciences afin qu’étant ainsi programmés, ils reproduisent dans leur vie adulte des schèmes de comportements spécifiques qui bloquent tout renouveau.

C’est une critique du nationalisme vulgaire et de la politique aveugle qui l’accompagne. C’est une analyse de l’incapacité de l’État de fixer des règles et de les faire respecter par les agents économiques qui sont ses bailleurs de fonds. C’est enfin une mise en exergue du rôle des services secrets dans l’État.

La subordination d’Haïti est retracée dans le passage de l’État en tant qu’acteur majeur de l’économie avec une politique volontariste et interventionniste visant la sécurité nationale à un État qui exclut les vrais producteurs paysans au bénéfice des bailleurs de fonds et de leurs agents commerciaux qui s’interposent pour contrôler les affaires nationales.

2. Comment procédez-vous pour développer votre argumentaire ?

J’essaie de dégager un sens nouveau des faits qui ont été occultés dans l’enseignement de l’histoire en Haïti. Une occultation voulue par les élites qui n’ont pas su mettre les masses paysannes derrière elles pour faire face au colonialisme et à l’impérialisme du 19ème siècle. L’État marron en Haïti a tout fait pour comprimer les entrepreneurs nationaux au profit des flibustiers internationaux. Les échanges internationaux, loin d’apporter l’ouverture à laquelle on s’attendait, ont plutôt contribué à renforcer les habitudes et les modes de pensées coloniales. Je lève le voile sur la filiation hamiltonienne dans l’histoire d’Haïti. Tout comme Hamilton, partisan de l’oligarchie financière, l’a emporté sur Jefferson, partisan du peuple, dans la détermination de la locomotive pour tirer les wagons de la nation américaine à partir de 1776, ce sont les commerçants de l’import-export, les fameux négociants consignataires, qui déterminent la forme Etat dans l’Haïti des origines. J’aborde aussi bien la politique de doublure au cours de la guerre de l’indépendance et sous le gouvernement de Dessalines que le marronnage de l’Etat sous le gouvernement de Pétion face aux demandes de la France de revenir à l’ancien ordre de choses.

Partant de la thèse que l’État est constitué par les pratiques concrètes des gouvernements, j’introduis l’analyse critique des gouvernements de nos origines sans faire de concessions, en mettant les projecteurs sur les causes de cette monumentale déliquescence dont nous souffrons aujourd’hui les conséquences. Si les faits de cette déliquescence crèvent les yeux aujourd’hui, ils ne sont pas apparus d’un seul coup. Ces faits qui ont la tête dure ont pris naissance dans une conception du pouvoir charriée de la colonie de Saint-Domingue et reproduite par nos gouvernements sur la conduite des affaires publiques.

3. Les faits nouveaux que vous soulignez ne vont pas manquer de déranger et de susciter des critiques de ceux qui sont habitués à l’historiographie traditionnelle, version élitiste des chefs ou version populiste basée sur le marronnage. Quelle est votre réaction ?

S’attaquer au savoir de l’État marron ne saurait ne pas susciter des critiques. Certaines seront fumeuses et d’autres seront savantes. Mais les deux auront en commun le point aveugle du nationalisme vulgaire. Le drapeau national est en lambeaux mais le nationalisme vulgaire tient malgré tout à en garder la hampe. Pito nou led min nou la. On vit dans un pays occupé par des forces étrangères et on a le nez en l’air et la poitrine bombée. Comme si on était aux commandes. C’est la politique du simulacre dans ses derniers retranchements.

L’État marron a fait collusion avec les forces du marché financier international pour pomper l’épargne nationale et la mettre à la disposition de ses bailleurs de fonds. Cet élément invariant traverse tout notre histoire de peuple et explique la décapitalisation et le blocage du développement. Les investissements qui aurait dû être faits dans les domaines de la justice, de l’éducation, de la santé, des transports, etc. n’ont pas pu être financés. La politique financière de l’État marron haïtien a eu un effet d’éviction sur les entrepreneurs nationaux qui n’ont pas pu trouver le financement nécessaire au développement de leurs activités.

Notre élaboration sur l’État marron a mis l’accent sur le vice fondamental qu’est le refus du partage du pouvoir dans les pratiques gouvernementales haitiennes. C’est un fait capital qui a ses prolongements dans le partage du revenu national. Cela se voit dans le système deux-moitiés mis en place dans l’agriculture par l’État marron pour donner l’apparence du partage. Un système qui a détruit toute possibilité d’accumulation et de production de richesse. Un point aveugle du nationalisme vulgaire. Ce savant montage d’exclusion de la paysannerie s’est fait avec une grande dextérité permettant aux propriétaires terriens de passer tout leur temps à faire de « la politique ».

4. Comment vous situez-vous par rapport à la question de couleur utilisée par le colonialisme pour diviser les Haïtiens ?

Le racisme anti-noir, et son sous-produit le colorisme, n’est pas une question négligeable comme certains hommes de gauche ou encore comme des bénéficiaires mulâtres ou blancs le prétendent. C’est une question d’autant plus importante que les victimes noires de la ségrégation peuvent être conduites à pactiser avec les pires régimes réactionnaires sous le fallacieux prétexte qu’il faut avoir un président noir. D’où l’échec de la révolution de 1843 d’une part et la montée au pouvoir du gouvernement tyrannique de Soulouque d’autre part. Cela montre, s’il en était besoin, qu’il n’y a dans notre analyse aucune inclination pour le noirisme. Ni pour le mulatrisme qui revendique une supériorité naturelle dans la gestion de la cité. Ce qui est absolument faux devant les faits et alliances des gouvernements de Pétion et Boyer dans l’amarrage d’Haïti à la haute finance internationale qui l’a coulée à fond. Cette fois, l’amalgame qui veut voir du noirisme dans toute critique sérieuse du mulatrisme ne passera pas. Caveant consules !

Le refus de partage du pouvoir aboutit à l’alliance contre nature avec les commerçants étrangers et négociants consignataires. Ces bailleurs de fonds de l’État marron de Pétion et Boyer, jouissant du monopole du commerce extérieur, ont pompé le surplus agricole des paysans cultivateurs dans leur alliance de malheur avec les généraux grands propriétaires terriens qu’ils finançaient et qui dans leurs luttes intestines entre factions coloristes noiristes et mulatristes, ont négocié avec le Blanc français, l’indépendance chèrement acquise en acceptant de payer l’indemnité et la dette contractée pour en payer le premier versement auprès de la banque française Laffitte-Rotschild à Paris en 1826.

5. Qu’est-ce que le lectorat peut-il attendre de votre livre ?

Plusieurs choses, au moins trois. D’abord, apprendre des faits qui ont été occultés. Le rôle des marchands américains, la politique de doublure, les pratiques politiques des négociants consignataires, les actions des services secrets étrangers dans l’appui donné à Pétion contre Christophe, le marronnage de Pétion avec les émissaires français, les performances du Royaume du Nord, la révolution de 1843, la scission de la partie de l’Est, le rôle du racisme international dans l’exclusion d’Haïti, les guerres de Soulouque, etc.

Ensuite, disséquer le désarroi des élites dirigeantes décidant d’appuyer les intérêts des négociants consignataires et des financiers contre ceux des paysans. À l’exception de Christophe qui avait un projet de société précis et qui n’a laissé aucune dette mais plutôt un trésor qui sera dilapidé par Boyer, les élites haitiennes font montre d’une incapacité de gestion des finances publiques. Elles sont sans vision et n’ont pas un sens du rôle historique qu’elles sont appelées à jouer pour faire échec au racisme des empires coloniaux.

Enfin, analyser la matrice de la gouvernance et les pratiques de gouvernement qui consacrent le règne de l’irresponsabilité. Cette question est importante car la politique laissez-grinnin introduite par le président Pétion est devenue le modèle par excellence de corruption et de fourberie dans la politique haïtienne. Qu’on ne se méprenne pas. Pétion a continué des acquis de la politique de Dessalines tels que l’appui aux indépendantistes contre le colonialisme et contre l’esclavage en Amérique du Sud. Tout comme il a continué avec la politique anti-Blanc de la Constitution de 1805 dans la Constitution de 1816. Ce que le roi Christophe et le baron de Vastey avaient condamné immédiatement en expliquant qu’il ne devait s’agir que d’une mesure anti-française et non d’une politique anti-blanc. Le roi Christophe avait d’ailleurs déclaré que cette mesure anti-française ne serait que temporaire et serait abolie dès que la France reconnaitrait l’indépendance d’Haïti.

Ces pratiques considérées comme positives par certains ne pèsent pas lourds dans la balance. À moins de tomber dans le faux raisonnement consistant à prendre la moindre réalisation d’un gouvernement dans le domaine des routes et de l’infrastructure comme une panacée. Une forme de distorsion de la pensée qui a fait florès sous la dictature duvaliérienne. Les fondations de l’État marron sur lesquelles tous les gouvernements futurs ont tenté de construire un édifice quelconque remontent au gouvernement de Pétion. C’est de là qu’il faut partir pour comprendre les fissurations ultérieures. Pétion donne l’apparence de ne pas gouverner, de laisser les choses se faire n’importe comment afin de garder le pouvoir. Il devient président par des magouilles électorales contre Christophe. Il joue la carte du noirisme contre Christophe en laissant les masses noires s’engager dans toutes les dérives afin qu’elles n’aillent pas rejoindre le royaume du Nord. Il met en place une forme de dictature où il touche à tout en autocrate tout en ne laissant pas voir ses mains. Mais Pétion montre le bout de l’oreille en éliminant ses compétiteurs un à un. Il élimine Gérin, Yayou, Delva, Magloire Ambroise, etc. Il contraint le gestionnaire Bonnet à l’exil. Il inaugure la politique de déficit budgétaire et de laxisme administratif aboutissant aux emprunts de l’État auprès des commerçants étrangers particulièrement anglais pour payer l’armée. Il menace de mitrailler les Sénateurs. En septembre 1810, il offre au gouvernement britannique d’accepter la souveraineté de la Grande-Bretagne sur la république d’Haïti. Il fait tout pour garder le pouvoir. Il viole la Constitution en 1811 et se fait réélire président par 5 sénateurs alors qu’il en fallait une majorité simple de 13 sur 24 selon l’article 68 de la Constitution. Il balkanise la propriété terrienne en instaurant le système de deux-moitié dans l’agriculture qui tue les possibilités d’accumulation sérieuse. Il se fait nommer président à vie par le Sénat en 1816. Enfin, il jette les bases de la dépendance financière en proposant aux Français de payer une indemnité pour l’indépendance chèrement acquise. Il est à l’origine de l’établissement de l’État marron de ceux qui font semblant de diriger ce pays.

L’ironie des choses est que Pétion soit connu sous le nom de Papa Bon Cœur. Cette mystification est enseignée dans les écoles. En victime consentante, Pétion inaugure la politique d’indigence en assumant la sous-traitance politique d’Haïti à la France. C’est l’amorce de la politique kafkaïenne qui consiste à négocier sa propre subordination avec l’étranger dans l’espoir de garder le pouvoir. L’appauvrissement d’Haïti est institutionnalisé.

6. Quel est le fil d’Ariane et quelles ont été vos sources principales de votre travail ?

La vérité des pratiques gouvernementales de l’État marron demeure la boussole dans ce travail qui remonte à la soupe primitive du big bang haïtien. Des pratiques de ticouloutes et de bacoulou qui perdurent depuis. Certains les font à leur insu. D’autres les mettent en pratique de leur plein gré. Dans tous les cas, il n’y a qu’un seul objectif : le pouvoir.

Les sources sont multiples. Je n’ai négligé aucun des travaux de prédécesseurs haïtiens et étrangers. J’en ai fait la synthèse critique. Puis, d’une part, j’ai puisé aux archives américaines, et d’autre part aux archives du Quai d’Orsay pour éclairer l’étau franco-américain. Cela a permis de voir non seulement comment la France l’a emporté dans ses relations avec Haïti après 1804 mais surtout comment elle lui a asséné, à travers l’appui du racisme international, le coup de la séparation de la partie de l’Est en 1844. Je démontre, à partir des documents des services de renseignement qui sont, entre autres, le cœur de l’État, le complot de l’exclusion d’Haïti basé sur le racisme triomphant dans les relations internationales au 19ème siècle.