Español English French Kwéyol

Haiti : 200 gourdes

Les ouvriers haïtiens sont bien seuls…

Par Faubert Bolivar

Soumis à AlterPresse le 20 mai 2009

Depuis 2003 le salaire minimum perçu par un ouvrier haïtien est de 70 gourdes par jour (moins de 2 dollars américains). En 2009, le Parlement haïtien adopte une loi portant le salaire minimum à 200 gourdes sous une proposition du député Steven Benoit. Il incombe désormais à l’exécutif de procéder à la publication de cette loi dans le journal officiel de la République, Le Moniteur, pour qu’elle soit effective. Entre temps, les associations patronales comme l’ADIH et la CCIH mobilisent toute leur énergie pour empêcher que cette loi entre en vigueur : elles soutiennent l’idée qu’accorder 200 gourdes (moins de 5 dollars américains) de salaire à un ouvrier haïtien après une journée de travail de huit (8) heures risquerait de porter une atteinte grave à la compétitivité de l’économie du pays le plus pauvre de la région.

Le dépôt en avril 2007 de la proposition de loi sur l’augmentation du salaire minimum par le député Steven Benoit a constitué, plus qu’une importante mesure, une manière de remettre sur le tapis le problème de la fracture sociale au nom duquel le devenir nation de l’Etat haïtien est sérieusement entravé : pris que nous sommes entre les inégalités de toutes sortes, les iniquités meurtrières et les injustices criantes. Les débats espérés n’ont malheureusement pas eu lieu et, à de rares exceptions près, les couches les plus défavorisées de la population haïtienne ont montré une fois de plus qu’elles ne peuvent occuper le monopole de l’attention de l’opinion publique que sous forme de visite guidée, de promesses politiciennes et de complaintes collectives dirigées par des maîtres crieurs au jour des morts.

On pensait que l’adoption récente de cette loi par les deux chambres successivement allait constituer une occasion rêvée pour nous convier à notre tâche, à notre mission qui est de veiller à ce que l’équité, en tant que condition pour nous maintenir en vie, soit le principe qui guide nos actions, nos politiques et nos espérances. Aussi, s’attendait-on à voir surgir de partout des propositions de loi porteuses de valeur de justice sociale, visant à corriger les injustices que nous affectons de déplorer. Mais, encore à de rares exceptions près, il semble qu’il n’est peut-être pas encore clair pour les gens de bonne volonté que ce ne sont pas des paroles mais des actions qui nous conduiront vers ce que tous, nous semblons appeler de tous nos vœux : le progrès et le développement.

On s’attendait à ce que la contestation soutenue de la proposition de loi puis de la loi sur le salaire minimum par les regroupements de patrons jusqu’à la conférence de presse de l’Association des Industries d’Haïti (ADIH) en la date fatidique du 13 mai 2009 soit le point de départ d’une levée d’indignation, d’une remontée de colère devant l’hésitation des patrons à faire un tout petit pas dans le sens de la justice sociale. Mais malheureusement, encore une fois à de rares exceptions près, il n’en a été rien ou pas grand-chose.

Il faut, ici, saluer le courage de ceux et celles qui ont soutenu du moins la proposition de loi sinon la symbolique d’une augmentation substantielle du salaire des ouvriers. Je pense particulièrement à l’ami poète Raoul Altidor, à l’association Batay Ouvriyè et à un certain Daniel Simidor dont l’article paru en aout 2007 sur AlterPresse est encore d’actualité et vivement conseillé à ceux et celles qui craignent encore les conséquences de l’augmentation, La loi Hope et la nécessité d’un salaire minimum vivable en Haïti. L’auteur y a entre autres écrit ceci que je reprends à mon compte : « Prétendre qu’un salaire minimum de 180.00 gourdes découragerait l’investissement étranger est un argument spécieux : la République Dominicaine, où le salaire industriel de base est le triple de celui d’Haïti, excède chaque année son quota préférentiel sur le marché américain, à tel point qu’elle achète à vil prix une bonne partie du quota haïtien dans cette combine de zones franches frontalières. C’est plutôt le contraire qui serait vrai : un salaire minimum trop bas décourage l’investissement étranger, en augmentant l’insécurité sociale. »

Nonobstant les interventions de ce genre dans la presse, force est tout de même de constater que les ouvriers sont bien seuls dans cette histoire. Seuls et livrés aux patrons et à leurs prêtres magiciens, les économistes.

En effet, certains économistes n’ont pas manqué d’invoquer le mystère des chiffres dont eux seuls connaissent les arcanes pour nous faire voir que penser à donner 200 gourdes par jour aux ouvriers est une entreprise qui manque de sagesse. Sagesse !!! Mais, malheureusement pour ces économistes, ceux et celles qui connaissent l’histoire savent que sagesse ce n’est pas leur mot, c’est un refrain. Refrain d’une chanson bien connue que l’on nous a même déjà chanté il y a quelques deux cents ans !

Hasard ou coïncidence les patrons semblent croire aux mêmes dieux que les économistes. Ceux là essayent de nous vendre la loi sur le salaire minimum comme la boite de Pandore d’où sortiront tous les maux de ce pays : l’économie sera affaiblie (puisqu’elle est forte aujourd’hui) ; les détenteurs des capitaux ne viendront plus investir en Haïti (comme ils le font aujourd’hui) ; il faudra dire adieu aux avantages de la loi Hope (dont nous bénéficions aujourd’hui) ; notre pays ne sera plus compétitif (tel qu’il l’est aujourd’hui où le secteur de la sous-traitance emploie 25000 haïtiens dans un pays de près de dix millions d’habitants).

Donc les paysans vont passer à une phase offensive ou défensive que l’on appelle exode rural, c’est-à-dire qu’ils quitteront leur province – ou leur pays comme on dit – que d’ordinaire ils ne quittent jamais pour venir chercher la belle vie des 200 gourdes dans la capitale.

Donc à la différence de l’année dernière la rentrée des classes sera pénible cette année pour les parents qui ne sauront à quel saint se vouer pour envoyer leurs enfants à l’école.

Donc le pays va connaître ce fléau impitoyable qu’est le chômage.

Donc la Première ministre va peut-être quitter ses fonctions sans donner les 200 000 emplois qu’elle avait promis et que le peuple attendait à la date convenue.

Donc la vie que vous voyez aujourd’hui si abordable sera tellement chère que les ouvriers viendront en main propre échanger les 200 gourdes des politiciens fous contre la petite monnaie sagement calculée par les patrons réunis.

Enfin, un malheur n’arrive jamais seul voire deux ou trois malheurs, peut-être qu’un des patrons ne sera plus là pour être candidat en 2000 je ne sais plus puisqu’il aura sans doute déjà fermé boutique pour aller camper dans un pays lointain qu’on appelle le Cambodge où les ouvriers coûtent moins cher qu’ici.

Il aura donc suffi d’une loi pour que les grands patrons de Haïti Tomas, dont la réputation n’est plus à faire / nous sommes quand même en 2009, se fassent sentinelles de la cité adorée et se parent de leurs plumes d’oiseau pour annoncer les mauvais augures. Ignorent-ils ces sages que nous autres, Haïtiens, nous avons épuisé la boite de Pandore et que pour nous, tout est déjà arrivé ?

Décidément le dieu des industriels est un maître enchanteur de génie vu le pouvoir qu’il a de faire que, par le seul truchement d’une loi qui dit de payer 200 gourdes (moins de 5 dollars américains) à un être humain après une journée de huit (8) heures de dur labeur, des nantis d’un des pays les plus pauvres de la planète terre mettent en garde contre la pauvreté !

Alors, les plus excités diraient non sans une pointe d’humour : « Ces gens-là prennent les enfants du bon dieu pour des canards sauvages ! Ne s’agit-il des mêmes qui font payer leurs moindres services de telle sorte qu’ils ne perdent jamais de vue le taux de change, sans tenir compte de rien d’autre que le taux de change ! Refuseraient-ils aujourd’hui à un compatriote le droit à un salaire décent digne d’un être humain ! Alors là, si les patrons vivent à la sueur de leur front, il faut conclure que les ouvriers n’ont pas de front ! Ou, s’ils ont un front, le front des ouvriers n’a pas de sueur ! Et, à supposer que les ouvriers aient un front et qu’ils transpirent comme leurs patrons, pour eux, ces malheureux, ça ne sue qu’a petite goutte ! »

Au fait, j’ai toujours su que l’exploitation pouvait être profitable à l’exploiteur, mais c’est autre chose que de s’entendre dire qu’elle est favorable à l’exploité. Dans la logique qui voit dans la loi sur le salaire minimum une entrave à la création d’emplois, l’on peut voir clairement la volonté d’une certaine élite de mon pays de se donner pour vocation d’expliquer au peuple la vertu sociale de l’exploitation. Si le principe de la création d’emploi est le bas salaire, pourquoi n’y-a-t-il pas beaucoup d’emplois en Haïti avec 70 gourdes de salaire minimum par jour ? Pourquoi ne pas proposer le plus bas salaire possible ? Tant qu’à y être pourquoi ne pas revenir à la corvée ? – La méthodologie du faciès aidant, on pourrait sans peine attraper les ouvriers potentiels dans la rue pour les envoyer au travail ! – Et de proche en proche, pourquoi ne pas retourner au temps béni de la colonisation et de l’esclavage ? On aurait gagné en cohérence. Parce qu’en vérité, de l’avis de nos patrons et de leurs économistes, le travail, pour l’ouvrier, est seulement la peine moins la satisfaction en échange.

Evidemment, il n’y a rien de plus normal pour un patron que de convoquer tous les arguments, tous les artifices, tous les dieux, tous les fléaux, pour ne pas souscrire à l’augmentation du salaire d’un ouvrier. On sait que la seule vérité qui compte dans ces cas là c’est celle qui n’est pas dite, c’est la vérité du profit. Au juste, ils l’ont dit à demi-mot en proposant, pince sans rire, un « ajustement de salaire approprié et progressif. » Ainsi, le temps pour un ouvrier haïtien de toucher 200 gourdes par jour cette somme aura perdu un ou même deux zéros de sa valeur. Intelligent ça, non !

Ce que je ne comprends pas c’est que les arguments des patrons n’aient pas soulevé une large vague d’indignation de la part de ceux et celles qui sont de l’autre côté de la balance dans le partage des richesses : les pauvres de ce pays. Les journalistes. Les enseignants. Les artistes. Les sportifs. Les étudiants. Les fonctionnaires et j’en passe. On se demande où sont passés ces messieurs et dames qui ont pour métier de se regrouper pour refuser d’accepter l’inacceptable ? Où sont les reportages qui renseigneront sur le salaire et le train de vie d’un industriel ? Pourra-t-on voir sur nos écrans des documentaires sur la vie ouvrière ? Qui me parlera des conditions de vie d’un enfant d’ouvrier ? D’ailleurs, où sont les ouvriers ? Pourquoi ne pas les faire parler ? Comme on l’a fait dans les colonnes du Nouvelliste pour cet employé de la SONAPI qui eut à dire cette phrase que l’on sent pleine de vérité : « Avec les 200 gourdes par jour, j’aurai au moins de quoi manger et de nourrir humblement ma petite famille. »

« On reconnaît la nature d’un gouvernement en fonction de ses orientations et de son attitude vis-à-vis des classes défavorisées », a écrit Raoul Altidor en mars dernier. Moi, à la place de gouvernement je mettrais société. Et je verrais qu’il n’y a pas longtemps tout un secteur dit culturel s’était levé comme un seul homme pour défendre une femme que des hommes politiques, que l’on nous présentait bouchés et ne connaissant que la position du missionnaire, accusaient sans preuve de jouir en dehors des prescrits de dieu et de la nature. On avait parlé du droit à la vie privée, au plaisir et à la jouissance. Qui, aujourd’hui que le droit à la dignité des ouvriers haïtiens est mis en cause publiquement, pour parler du droit au travail, à la juste rétribution et au bien-être ? Mes amis qui dormez plumes en main prêts à lancer et à signer des pétitions à la moindre anecdote, allez-vous laisser les ouvriers haïtiens seuls avec les patrons et leurs économistes ?

Faubert BOLIVAR
Port-au-Prince, 18-19 mai 2009