P-au-P., 24 oct. 2003 [AlterPresse] --- L’intellectuel français, Régis Debray, qui préside le Comité français de réflexion et de proposition sur les relations franco-haïtiennes, créé au début de ce mois, a laissé Haïti ce 23 octobre après une visite de 5 jours dans le pays.
Régis Debray, invité par l’Institut Français d’Haïti, n’a fait que des déclarations très sommaires en rapport à sa nouvelle fonction.
Il a cependant donné une conférence à Port-au-Prince dans la soirée du 22 novembre sur « Laïcité et République », où il s’est attaché à marteler des principes qui ont porté plus d’un à s’interroger sur la vie politique en Haïti.
Debray a aussi laissé entrevoir sa position sur la question de la restitution de la rançon versée par Haïti à la France au 19ème siècle pour la reconnaissance de son indépendance et levé le voile sur une partie de l’agenda du comité qu’il dirige.
Plusieurs centaines de personnes ont fait le déplacement. Malgré la pluie. Il y avait dans la salle aussi bien des universitaires que des étudiants, des journalistes, des cadres de l’administration et quelques officiels.
« Toute coïncidence est ici fortuite, mais également permise »
En présentant Régis Debray (philosophe, écrivain, conseiller politique du révolutionnaire Che Guevara et de l’ancien président français François Mitterrand), le sociologue haïtien, Laennec Hurbon, a rappelé le passage en Haïti en 1946 du père du surréalisme, André Breton. Ce dernier eut une influence considérable sur la jeunesse haïtienne qu’il enflamma par ses conférences, produisant même un chambardement politique en Haïti. « Toute coïncidence est ici fortuite, mais également permise », a dit Laennec Hurbon.
« Soyons modestes », a rétorqué Régis Debray. « Je ne suis pas André BretonÂ… ». Cela n’a cependant pas tempéré les attentes, au vu des interrogations soulevées par la conférence, ou des réactions du public à une série de petites phrases.
Régis Debray a beau précisé : « je me place dans le cas français, pas dans le cas haïtien », mais quand, dans sa démarche de caractérisation de la République, il a avancé que « la personne d’un président n’est pas sacré », on n’a pas pu s’empêcher de se rapporter au cas haïtien et s’interroger.
Tout l’exposé était parsemé de ces genres d’énoncés susceptibles d’interpeller tout observateur de la réalité socio-politique haïtienne.
« Aucun parti Â… aucune famille (!)Â… ne peuvent confisquer la souveraineté »
Dans un parallèle entre monarchie et république, Régis Debray a souligné que l’absence de « rois avec les armoiries et les couronnes » ne veut pas nécessairement dire qu’on est en République. « On peut trouver, à la limite, plus de dictateurs parmi les présidents élus que parmi des souverains constitutionnels ».
Selon Regis Debray, la démocratie est un élément essentiel de la république. « La démocratie c’est quand la minorité garde tous ses droits d’expression et d’organisation ». C’est quand « aucun parti, aucun clan, aucune famille (!), aucune ethnie ne peuvent confisquer la souveraineté ».
En république, a poursuivi Régis Debray, la division du pouvoir (Exécutif, Législatif, Judiciaire) est nécessaire et doit être « réel », car « tout pouvoir tente à l’excès ». Le pouvoir absolu rend absolument fouÂ… « souvent paranoïaque, mégalomane, etc. »
« Un républicain ne se prend ni pour dieu, ni pour le prophèteÂ… »
Retraçant la succession de Républiques en France, Regis Debray s’est arrêté à l’époque du Maréchal Pétain (1940-1944) où les fonctionnaires devaient faire allégeance non à des principes mais au Chef de l’Etat. « Quand il y a allégeance à une personne, on sait qu’on n’est pas en République ».
Autre élément fondamental d’une République, « les droits de l’homme ». Au nom de ces droits, « chaque citoyen peut se retourner contre son administration ».
Sur l’Etat et le gouvernement, en République, « l’administration est subordonnée au pouvoir politique, mais en échange, le pouvoir politique du moment doit respecter les opinions privées des membres de l’administration ».
Sur le gouvernement et le peuple : « le gouvernement est par nature précaire et révocable. Il n’y a que le peuple qui soit irrévocable ». Attention : « le peuple, ce n’est pas la population, mais ce n’est pas non plus la populace ». Cette dernière, précise Debray, « ne connaît que la loi de lynch, qui consiste à traquer le bouc émissaire pour le pendre haut et court, alors que le peuple, c’est celui qui délibèreÂ… ».
En ce qui concerne la laïcité, Régis Debray l’a cernée dans la séparation Eglise / Etat, privé / public. C’est un principe qui traverse toutes les sphères de la société républicaine, de l’école à l’administration de l’Etat, ce qui fait que « la liberté de conscience ne peut pas dépendre d’un homme, d’un tout-puissant, d’un parti, ni même d’une cour de justice ».
Plus loin et en conclusion : « Un républicain ne se prend ni pour dieu, ni pour le prophèteÂ… »
Empêcher des contre-manifestants de « heurter l’expression de ma libre opinionÂ… »
A la fin de l’exposé, un bref échange s’est installé entre Régis Debray et Laennec Hurbon, qui, entre autre, a posé la question à savoir : qu’est-ce qui se passe quand l’Etat viole ses propres lois ? Et l’exemple pris par Debray pour répondre à cette interrogation a quelque peu cassé la sérénité d’une salle qui paraissait sage.
« Je comprends mal votre question, parce qu’en République, l’Etat est garant de l’exercice des libertés individuelles, par exemple la liberté de manifester ». Suspens.
« Moi, je veux manifester dans la rue, pour l’avortement, contre l’avortementÂ… je vais voir le commissaire de police, on organise un plan de la manifestation, et lui, il va empêcher qu’il y ait des contre-manifestants qui viennent heurter l’expression de ma libre opinionÂ… » Applaudissements.
Se rendant compte du sens que prennent ses paroles, Régis Debray a mis en garde : « Je ne veux pas du tout entrer dans des débats politiques qui m’échappent ». Rires.
Comment ne pas se rappeler cette manifestation prévue le même jour par une frange de l’opposition haïtienne et qui a été violemment étouffée dans l’oeuf par des partisans du pouvoir, sous les yeux de la police.
Plus tard, viendront d’autres questions, du public cette fois, à propos des sujets brûlants de la restitution et de l’héritage colonial.
Restitution : « un problème sérieux »
Un intervenant est revenu sur un élément avancé plus tôt par le conférencier qui avait exprimé ses réserves sur la continuité de l’Etat (et donc de la responsabilité de l’Etat) d’une monarchie à une république. La question de la restitution renvoie justement à la rançon exigée à Haïti par Charles X en 1825. « Si nous devions aujourd’hui en 2003 être comptables de tout ce qui peut s’être passé depuis la naissance d’un Etat français (6ème siècle) ça nous mènerait loin ».
Cependant Régis Debray a ajouté que « la question de la restitution est un problème sérieux, qui doit être examiné juridiquement, historiquement ».
A propos d’une évocation de l’héritage colonial, l’intellectuel français a déclaré : « si les autorités de la République ont décidé qu’il était nécessaire de confier à une commission le soin de réparer une certaine dette morale que nous avons envers Haïti, c’est la preuve que la République est consciente de ce passé colonial ».
Régis Debray a terminé en précisant que le Comité français de réflexion et de proposition sur les relations franco-haïtiennes se rassemblera en Haïti, en décembre et janvier prochains, avec tous les secteurs d’opinion haïtiens. [gp apr 24/10/2003 01:40]