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Haïti : espérer, paradoxalement

Notes de lecture

Par Vario Sérant

P-au-P., 21 oct. 03 [AlterPresse] --- Au milieu de la grisaille actuelle en Haïti, une invitation à espérer. Un paradoxe de l’espoir assimilable à un paradoxe de la foi. Pas la foi dans son sens théologique, mais plutôt dans le sens d’une expérience intérieure
du but à atteindre.

On est là au coeur de « Psychanalyse Sociale, Religion et Politique. Lire
Eric Fromm en Haïti », un ouvrage fraîchement signé par le professeur Hérold Toussaint, et dont un exemplaire a été acheminé à AlterPresse. Hérold Toussaint enseigne la psychologie sociale et la sociologie de la communication à l’Université d’Etat d’Haïti.

L’ouvrage distingue la foi irrationnelle, synonyme de croyance fanatique en quelqu’un ou quelque chose, de la foi rationnelle, une des composantes de la pensée productive ou créatrice fondée sur l’objectivité.

L’espoir, dont il est question dans le livre du professeur Toussaint, est dosé par ce que Fromm appelle la patience paradoxale.

« Vous êtes là , prêt pour l’événement, à chaque minute et pourtant, dans le même temps, vous devez être prêt à attendre que cela puisse prendre des années, voire le temps à venir de la durée du genre humain : demain comme des milliers d’années ».

Hérold Toussaint plaide pour la mobilisation urgente de toutes nos réserves d’énergie et de résistance en vue de la construction ici et là d’îlots d’espérance, et de réseaux de solidarité.

L’auteur présente son livre comme un non énergique à toute forme de pratiques sociales, politiques, économiques, voire religieuses qui acculent des milliers d’êtres humains à la misère matérielle ou psychologique.

Il s’indigne face à l’humiliation qui est imposée depuis des siècles aux descendants d’Afrique qui habitent honteusement la terre d’Haïti.

Selon le professeur Toussaint, nous pouvons faire appel à l’heure actuelle à certaines données psychanalytiques pour comprendre certaines pratiques de nos différents leaders (politiques ou religieux).

En plus de ses clins d’oeil sur la crise structurelle haïtienne, à l’introduction et à la conclusion notamment, qui lui confèrent une actualité certaine, l’ouvrage à une haute portée académique et pédagogique.

Il présente et analyse, comme l’indique le professeur Michael Là¶wy, qui l’a préfacé, l’ouvre du grand penseur freudo-marxiste Eric Fromm, qui a su créer, à partir de Freud et de Marx, du prophète Isaïe et de l’Evangile chrétien, non seulement une réflexion critique sur la psychologie sociale du capitalisme, mais aussi une proposition alternative de société fondée non sur l’avoir, mais sur l’être.

Tout en admettant en effet que l’homme ne peut pas vivre sans « avoir », Fromm note que dans ce mode (d’avoir), on assiste à un refoulement de certaines valeurs telles que la compassion, la solidarité, le partage, le don de soi.

Pour éviter de se poser en exclu ou en paria, ajoute-t-il, tout le monde s’adapte à la majorité et tous n’ont en commun que leur antagonisme mutuel.

En revanche, le mode de l’être ou l’art de vivre, que préconise Fromm dans son livre « Avoir ou être ? » paru en 1976, a pour fondement la foi dans la vie, en soi-même, en autrui. « Il est bâti sur le roc du réalisme, c’est-à -dire sur l’aptitude à discerner l’escroquerie, la destructivité et l’égotisme non seulement exposés au grand jour, mais encore déguisés et rationalisés ».

L’ouvrage du professeur Toussaint familiarise le lecteur avec la position critique exprimée par Fromm vis-à -vis du freudisme et du marxisme.

Il souligne entre autres une thèse de Eric Fromm découlant de la réévaluation des notions « pulsions de vie » et « pulsions de mort » dans la psychanalyse de Sigmund Freud, à savoir que « l’homme est mû par deux grandes forces : la biophilie (l’amour de la vie) et la nécrophilie (l’amour de la mort) ».

A la différence de l’homme biophile qui éprouve pour la vie un amour sans réserve et qui influence autrui par l’amour, la raison et la vertu de l’exemple, le nécrophile désire profondément retourner à l’obscurité de la matrice, à l’état archaïque de la vie animale.

« Les nécrophiles sont tournés essentiellement vers le passé, jamais vers l’avenir. Le passé est pour eux divinisé, l’avenir, par contre, leur inspire haine et frayeur. Ils sont obsédés par le désir de transformer la vie en son contraire ».

Dans le même temps, Fromm fait des emprunts à la philosophie marxiste, tout en mettant l’emphase sur le poids des structures sociales.

« Dans une société où une minorité d’exploiteurs domine une majorité pauvre et sans défense, il y a de la haine des deux côtés. Que les exploités haïssent, point n’est besoin de l’expliquer. A l’inverse, la minorité exploiteuse hait parce qu’elle a peur de la vengeance des opprimés, mais aussi parce qu’elle est obligée de haïr les masses pour étouffer son propre sentiment de culpabilité et se prouver le bien-fondé de son attitude d’exploiteur. La haine ne peut pas disparaître tant que la justice et l’égalité font défaut ».

Dans la foulée, l’ouvrage du professeur Hérold Toussaint met également à la portée du lecteur l’approche de l’inconscient (inconscient individuel, social et dé-refoulement) élaborée par Fromm, en s’inspirant du freudisme.

En proposant à ses compatriotes (lettrés) la lecture du psychanalyste, philosophe et sociologue Eric Fromm, le professeur Hérold Toussaint a mis dans le sol haïtien des plantules d’amour, de raison et de liberté en espérant paradoxalement qu’elles grandiront et se multiplieront.

Nous clôturons ce survol du savoureux ouvrage du professeur Toussaint avec les questions que soulève, selon l’auteur, la lecture de Eric Fromm en Haïti. Ces interrogations sont les suivantes :

Qui sommes-nous et quelle est notre conception de l’homme ?

Quelle est la principale finalité de la vie ?

Quels sont les principaux besoins de nos concitoyens et pourquoi la plupart d’entre eux sont acculés à la misère ?

Pourquoi sommes-nous enclins, à l’aube de nos 200 ans d’indépendance, à réprimer nos aspirations à la liberté, à la solidarité et à la fraternité ?

Quels sont les éléments de notre histoire et de notre culture que nous avons du mal à regarder ? D’où vient ce refoulement ?

Quel type de rationalisation utilisons-nous couramment pour ne pas assumer pleinement notre responsabilité individuelle et citoyenne ?

Quels sont les effets pervers du fétichisme des mots dans toutes les sphères de notre société ?

Nos différentes élites se sentent-elles existentiellement interpellées par la souffrance sociale des démunis et choisissent-elles d’utiliser leur science en vue de réduire tout mal qui a un fondement social ?

Qu’est-ce qui explique nos résistances à affronter la vérité ?

L’amour de la vie (la biophilie) constitue-t-il l’objectif principal des différentes organisations religieuses qui pullulent dans notre société ?

Que pouvons-nous faire pour réduire et neutraliser toutes les manifestations
de la mort (la nécrophilie) dans notre vie et dans nos institutions ?

Quel rapport existe-t-il entre la crise de l’espérance (l’utopie de 1990) et les différentes formes de violence qui règnent dans notre société à l’aube de ce XXIe siècle ?

Que pouvons-nous faire aujourd’hui pour poser les bases d’une société fondée sur la raison, la liberté et l’amour ?

Nos leaders politiques et religieux sont-ils des rebelles frustrés ou d’authentiques passionnés de la vie ? [vs apr 21/10/2003 11:40]