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Université et Citoyenneté en Haïti

Par Jn Anil Louis-Juste, Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

12 octobre 2003

L’intégration des nouveaux étudiants à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) est organisée, cette année, sous le signe du dialogue et de l’expérience. Le Comité organisateur a entrepris de les introduire à l’Université par la discussion et l’expérience individuelle et collective des lieux du savoir dit supérieur. Des conférences et des visites de faculté s’inscrivent à l’agenda du comité.

C’est dans ce contexte qu’il m’a été demandé de présenter une causerie sur l’Université et la Citoyenneté en Haïti. La demande a suscité chez moi, trois interrogations sur l’objectif du Comité : 1) Le comité d’intégration veut-il prolonger les discussions suggérées dans la formulation du sujet de dissertation qui invitait, au concours d’admission, les postulants à réfléchir sur leur place comme citoyens à l’université ? Je me suis dit que, dans ce cas, la parole serait donnée aux heureux postulants, et que comme interlocuteur, je me situerais dans la modération des débats ; 2) le comité d’intégration entend-il poursuivre les discussions initiées lors de l’intégration de la « Promotion de Service Social » de l’année dernière, où la question de citoyenneté a été très largement agitée entre le professeur Eddy SAINT-PAUL et moi-même sous forme de polémique ? Dans ces conditions, cette poursuite perdrait de sa saveur puisque le professeur SAINT-PAUL est en congé d’étude ; 3) le comité d’intégration projette-t-il de sensibiliser la cohorte sur les luttes démocratiques qui attendent l’engagement des nouveaux étudiants ? Ici, il s’agirait d’indiquer des pistes de réflexion sur le rapport université/citoyenneté.

Alors, j’ai pris parti pour cette dernière possibilité en me posant trois questions de départ : a) l’université existe-t-elle comme espace de formation de la conscience citoyenne ? b) l’université constitue-elle un espace de formation de citoyens ? c) la citoyenneté peut-elle être instituante dans la réalisation d’une possible université critique ? La relation université/citoyenneté n’a de sens et de pertinence que dans une formation sociale donnée. L’université participe de pratiques sociales inégalitaires , parce que non-ouverte à tous les citoyens (l’accès à l’université n’est pas du tout universel). Son ouverture sélective est liée à la nécessité de maintenir la culture de privilège et de personnalité si indispensable à la reproduction du capital. C’est dans ces conditions que la discrimination culturelle ne peut ne pas s’associer à l’exploitation économique, à la domination politique et à la sujétion idéologique. Dermeval Saviani a écrit :

« L’université, comme institution, est produite simultanément et en action réciproque avec la production des conditions matérielles et des autres formes spirituelles. Elle est donc produite comme expression du degré de développement de la société dans son ensemble (Â…), l’université concrète (l’université comme ) synthétise l’historique, le sociologique, le philosophique, l’économique, le culturel, en un mot, la réalité humaine dans son ensemble » (in Do senso comum à consciência filosófica, p. 74).

Université : une question historique et sociologique

L’université a été créée au Moyen Age ; elle fonctionnait sous le dictat de l’Eglise catholique qui était officiellement alliée au pouvoir temporel. Philippe Auguste fonda en 1200, l’université de Paris qui est devenue depuis longtemps la Sorbonne. L’université propageait le dogme du droit divin et se heurtait donc à l’émergence de la philosophie et de la science, caractéristiques intellectuelles de la Renaissance humaniste.

Historiquement, l’université est une production symbolique de la vie entre les hommes. Comme a écrit Saviani,

« Dans le processus de production de son existence, les hommes produisent simultanément et en action réciproque, les conditions matérielles (agriculture, industrie, travail productif en général) et les formes spirituelles (idées et institutions) qui se structurent organiquement de manière à constituer la société concrète » (p. 73)

C’est cette « concréticité » de la société qui fait en sorte que l’histoire de l’université ne peut être comprise en dehors la lutte des Modernes contre les Anciens. La constitution de l’université nouvelle est en quelque sorte liée à la place centrale que commençait à occuper l’homme dans les réflexions philosophiques et scientifiques.

En France, Napoléon fonda en 1806, l’université impériale ayant pour devise : une seule école, un seul chef ! Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle, soit l’année 1968, pour amorcer le processus de démocratisation de l’université française. Autant dire que l’université ne saurait être simplement identifiée au lieu de la haute culture ou à l’institution destinée à la conservation, à la création, à la transformation et à la transmission de la culture. Les relations de production matérielle et symbolique traversent de part en part la constitution de l’Université. Il n’y a donc pas lieu de réifier et de naturaliser le phénomène universitaire.

En Haïti, les premières écoles supérieures se fondèrent en 1860 : Ecoles de Droit, de Musique, de Médecine, de Dessin, de Peinture. Elles ont été créées en vue de la formation technique et artistique de la jeune nation.

En pleine occupation américaine, Dantès Bellegarde a plaidé pour une université patriotique. En 1929, il a institué le 18 mai comme jour du Drapeau et de l’Université, en proférant que la jeunesse est la gardienne du drapeau. Dans le contexte de la perte de souveraineté nationale, la profession de foi de Bellegarde pouvait être très cohérente, mais l’unité recherchée voulait masquer l’exclusion scolaire et l’exploitation économique des secteurs majoritaires de la population.

De toute façon, avant même l’existence formelle de l’Université d’Haïti, il incombait aux jeunes citoyens haïtiens, la lourde tâche de sauvegarder l’unité politique de la nation haïtienne.

C’est en 1944 que fut créée réellement l’Université d’Haïti. En plein essor de l’agro-exportation, par suite de la deuxième guerre mondiale, l’aristocratie noire luttait contre la direction culturelle de l’aristocratie mulâtre dans la société ; le noirisme allait être amplifié comme discours d’identité de la majorité de la population haïtienne. Le Bureau d’Ethnologie, alors fondé en pleine lutte d’hégémonie, allait servir d’espace intellectuel pour les jeunes noiristes en quête de reconnaissance sociale.

La lutte s’aggravait avec le mouvement de 1946 qui a mis à mal le mulâtrisme de Lescot et propulsé un grand propriétaire terrien, mais de teinte noire, au timon des affaires publiques. Il semblerait que la fondation de l’Union Nationale des Etudiants Haïtiens (UNEH) ait à voir avec la trahison du Général Paul Eugène Magloire qui avait renversé le président Dumarsais Estimé. Devant la menace du retour hégémonique de l’idéologie mulâtre, des jeunes se seraient lancés à nouveau dans l’arène politique pour faire triompher leur faux contre-discours. En tout cas, l’UNEH paraissait être une plate-forme de jeunes forces démocratiques haïtiennes, mais dominées par le discours de gauche. Aussi le dictateur François Duvalier reprochera-t-il à l’UNEH d’être appartenue à une organisation communiste.

La conception universitaire de Duvalier s’apparentait au caporalisme agraire haïtien. Tout étudiant est de la future élite dirigeante ; en conséquence, il doit travailler pour la pérennité de l’Etat. Il ne jouit donc pas de la liberté de choisir son organisation de vie, comme les mesures agraires de Toussaint Louverture imposèrent aux cultivateurs, le système portionnaire comme mode d’organisation de la production économique. Il a fallu le mouvement social de 1986 pour entendre parler de démocratisation de l’université. La Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens (FENEH) se détache comme la principale organisation qui a milité en faveur de l’autonomie universitaire. Les Dispositions Transitoires du 21 février 1997, qui consacrent la liberté académique, l’autogestion financière et administrative, etc., peuvent être consignées, en ce sens, dans le registre des conquêtes démocratiques du mouvement étudiant. La tentative de mainmise du pouvoir lavalas sur l’Université d’Etat d’Haïti, le 27 juillet 2002, est à ranger dans le mouvement de reflux qui a caractérisé le mouvement populaire haïtien depuis l’accession de Jean Bertrand Aristide à la présidence du pays, le 16 décembre 1990.

Alors, le rapport Université/Citoyenneté exige une approche plus dynamique. Faut-il l’aborder sous l’angle de l’existence ou de la constitution ? Peut-on poser seulement la question, à savoir qu’est-ce que l’Université ? Du moins, ne doit-on pas historiciser l’existence en cherchant à comprendre comment est produite l’université. Dermeval Saviani n’oppose pas le produit au processus ; il faut faire, selon lui, un détour pour récupérer le caractère humain du produit qui se présentait dans son existence empirique, avec une apparence naturelle. Son rapport avec l’université est médiatisé par le temps. Si cette conception sociale de l’université est présente chez Gérard Pierre-Charles, elle reste pourtant mécanique dans l’étude de l’Université comme reflet de la société. Le professeur Anselme Rémy ne partage pas le mécanicisme qui sous-tend la pensée universitaire du professeur Pierre-Charles ; il a particulièrement souligné la possibilité de co-existence de deux projets de société à l’intérieur d’une même université :

« (Â…), l’articulation qui existe entre structure d’Etat et Université (Â…) est loin d’être un simple instrument de connaissances scientifiques. Elle est aussi un locus de reproduction et de diffusion idéologiques de la société libérale aussi bien que de formation de cadres. L’expérience (Â…) démontre aussi que l’Université peut servir de centre de conscientisation et de formation de leaders de la société nouvelle » (in présentation du livre de Suzy Castor : Etudiants et luttes sociales dans la Caraïbes)

Dans ce texte, Madame Castor soutient la thèse de l’existence de l’université dans une société, en vue de la reproduction et de la transmission de valeurs idéologiques, culturelles et scientifiques, de la formation de cadres scientifiques, techniques et administratifs nécessaires au fonctionnement de la société. Mais, elle précise que l’université est aussi un lieu de radicalisation de la petite bourgeoisie qui met en question le pouvoir des classes dominantes et le théâtre des contradictions et conflits de la société. L’université est donc une expression du degré de développement de la société dans son ensemble et synthétise la réalité humaine dans laquelle elle assure sa fonction socio-culturelle. C’est en ce sens que Dermevial Saviani pense que l’université exprime des relations de production et de pouvoir qui existent et se constituent dans une société concrète.

Citoyenneté : une question philosophique et politique

La citoyenneté, comme sentiment de communauté ou d’identité collective, est une construction philosophique qui tient sa source dans la Cité antique ; la liberté des Anciens est une forme de participation politique de l’homme public. Alors, les esclaves n’étaient pas des citoyens, tandis qu’ils représentaient la force active dans la production des biens et services nécessaires à la reproduction de la société. Dès sa naissance, la citoyenneté a été donc une manifestation politique contre les travailleurs manuels.

En même temps, le jusnaturalisme ou doctrine des droits naturels, a érigé le droit naturel en valeur universelle, et conçoit l’homme comme sujet de droits : « l’homme est né libre et égal en droit ». Selon le philosophe brésilien, Ivo Tonet,

« La citoyenneté est devenue synonyme de liberté. Citoyen est l’individu qui a des droits et des devoirs d’ordre divers et qui trouve dans l’Etat, la garantie que ces droits et devoirs auront une existence effective » (in Democracia ou Liberdade, p. 164).

L’idée d’une égalité naturelle était un puissant instrument dans la lutte contre l’idée de l’inégalité naturelle qui fondait l’ordre social féodal. L’Etat léviathan de Hobbes a une dimension historique d’importance ; le substrat juridique que donne le jus naturalisme dans la lutte contre les seigneurs féodaux, est une évolution de l’état de nature où les hommes semblaient être libres et égaux en droit. Avec Rousseau, le Contrat Social institue l’Etat moderne qui représente la volonté générale et le bien commun.

On comprend l’importance de la métaphysique positiviste qui sous-tend le « progrès » de la citoyenneté dans le monde et le « développement » de l’Etat de droit. Ce progrès et ce développement sont conçus dans un paradigme idéal, fixe et immuable. Selon Marilena Chauà­, citée par Liszt Vieira (p. 19), la croyance dans la positivité de la donnée et la confiance dans l’immobilité de l’idée font en sorte que le positiviste et le jus naturaliste perdent le mouvement par lequel les données se cristallisent en concepts, et les idées en institutions. Dans la conception du droit naturel, la citoyenneté est un dédoublement temporel de l’Etat de droit qui existait déjà depuis l’avènement de l’humanité ; l’identité, la fixité et la perfection des libertés conditionnent le développement de cet Etat de droit. Le jus naturalisme perd alors de sa caractéristique historique pour devenir une construction dans le temps, c’est-à -dire une production où l’on annule l’inédit et la création de sujets sociaux et politiques. L’Etat est alors l’instance qui assure la cohésion dans la société, en escamotant la division sociale qui l’a institué :

« Le positivisme considère l’Etat comme source centrale de tout le Droit, et la loi comme son unique expression (Â…). En subordonnant le Droit à l’Ordre, le positivisme dissimule que, dans une société divisée en strates sociales différenciées, l’Ordre peut être synonyme de violence, car il représente des intérêts concrets, généralement de groupes ou classes dominants, exprimant dans la réalité, contrôle social, domination politique, exclusion culturelle, coercition, et sujétion idéologique » (p. 19)

Le critère de citoyenneté reste la mesure de l’existence de l’Etat démocratique. Dans Citoyenneté, classe sociale et status, cité par Ivo Tonet, Marshall a conçu la citoyenneté comme la réunion de trois types de liberté ; elle serait composée et non constituée d’éléments civils (liberté de déplacement, liberté de presse, de pensée et de foi, droit de propriété et de conclure des accords valides et droit à la justice), d’éléments politiques (droit de participer à l’exercice du pouvoir politique) et d’éléments sociaux (droit à un minimum de bien-être économique et sécurité au droit de participer complètement de l’héritage social et d’élever la vie au niveau d’un être civilisé selon les patrons qui prévalent dans la société.

Depuis quelque temps, la liste s’est allongée. Les premiers droits reconnus sont rangés dans la catégorie de droits de première et deuxième générations. Les droits de troisième et quatrième générations comprennent respectivement les droits des groupes humains comme le peuple, la nation, les collectivités ethniques ou l’humanité, le droit à l’auto-détermination des peuples, au développement, à la paix, à l’environnement, et le droit à la bio-ethnique en vue de la préservation des espèces contre les inventions de l’ingénierie génétique .

En somme, la lutte des modernes contre les anciens produit les notions de citoyenneté restreinte et de citoyenneté élargie, en terme de droits humains. Turner, cité par L. Vieira, parle de citoyenneté passive, qui est exercée à partir du sommet (par la voie de l’Etat) et assimilée à la citoyenneté conservatrice. En revanche, la citoyenneté active serait exercée à partir de la base et à travers des institutions locales autonomes ; elle s’alignerait sur la citoyenneté révolutionnaire. Donc, la question de citoyenneté renvoie à la liberté des hommes en société. Parler du rapport entre l’Université et la Citoyenneté, renvoie à la problématique de l’exclusion sociale, de l’inégalité économique, de la discrimination culturelle, etc. En fait, c’est la question de la démocratie qui est agitée dans cette mise en relation.

L’Université et la Citoyenneté dans la société servo-capitaliste haïtienne

Vivre libre ou mourir ! Liberté ou la Mort ! C’est le cri poussé par des marrons et esclaves fatigués d’être des objets dans la colonie de Saint-Domingue. Le choix a été décisif : ils voulaient établir d’autres relations sociales inédites ; ils voulaient travailler pour eux-mêmes, car l’expérience des plantations coloniales les avait déshumanisés, leur avait ôté la dignité humaine et leur avait fait perdre le statut ontologique de sujets de l’histoire.

La Révolution de 1791 a forgé la liberté pleine, mais celle-ci a été vite détrônée par la liberté lacunaire. C’est que la discipline agraire de Toussaint Louverture, connue sous le nom de caporalisme agraire, fut réinstaurée peu après l’Indépendance de 1804. D’aucuns disent qu’il fallait fonder la jeune Nation sur une base économique solide ; l’agro-exportation était le choix économique le plus rationnel de l’époque, mais ils n’ont pas su se poser la question, à savoir pourquoi la solidarité politique de 1791 ne s’est-elle pas transformée en solidarité économique, sociale et culturelle après 1804 ? La pratique de solidarité est-elle incompatible avec le choix de l’économie extravertie ? De toute façon, l’autoritarisme politique, hérité des pratiques de commandeur de Toussaint Louverture, a continué à tenir les citoyens haïtiens pour des sujets de devoirs envers l’Etat. C’est le Précurseur lui-même qui se plaisait à se présenter comme le Père de la Nation représentée comme une grande famille ; chaque chef de « famille restreinte » aurait reçu délégation du Grand Papa pour faire fructifier le sol. De sévères punitions attendaient ceux qui n’obéissaient pas à la volonté du Chef.

Il semblerait que le même esprit de domination ait animé les gouvernements post-indépendance, au point qu’ils avaient distribué de l’éducation scolaire aux enfants de ceux qui avaient rendu, a-t-on prétendu, des services au pays. Cette reconnaissance posthume masquait pour le moins, la politique d’exclusion sociale pratiquée dans les rappors culturels. Il fallait ramener la conscience de liberté manifeste dans les luttes populaires d’avant 1804, au niveau de sens commun ; il fallait porter les paysans à naturaliser les causes et conditions de leur travail agricole. La construction nationale devenait alors l’affaire d’un petit groupe de héros, et l’accès à la lecture, à l’écriture et au calcul était interdit aux enfants des secteurs populaires. Dans ces conditions, la réflexion sur les conquêtes démocratiques populaires devenait un sujet tabou, au point que le suffrage universel n’a été en vigueur chez nous qu’à partir de 1957.

La pratique du despotisme n’a pas encouragé l’extension de la réflexion et de l’invention dans la société. L’éducation scolaire devient une communication subversive aux yeux des privilégiés. Aussi comprend-on pourquoi l’Université d’Haïti ne sera créée qu’en 1860.

La fondation de l’Université d’Haïti ne répondait pas, toutefois, à un désir de rendre possible l’épanouissement de tous les citoyens du pays. Jusqu’à aujourd’hui, l’UEH ne s’identifie pas à la culture d’autonomie construite dans la Révolution de 1791, et réprimée dans l’évolution de 1804. Les problématiques sociales et technologiques du pays ne sont pas encore enseignées et apprises à l’UEH. Le contenu de l’enseignement supérieur est vaguement universel : on transmet des savoirs universalisés, sans savoir qu’ils résultent d’expériences particulières connues dans des situations données. C’est pourquoi on ignore aussi que le très particulier Soulèvement Général des Esclaves de 1791 a engendré le concept de citoyenneté pleine [1]. En réalité, la Révolution de 1791 a posé la question de démocratie en termes de liberté et d’égalité concrètes, en ce sens que les cultivateurs voulaient travailler pour leur propre compte et choisir les cultures à planter. Cette réalité socio-historique est ignorée de l’Université d’Haïti, jusqu’à aujourd’hui. Aucune philosophie d’éducation haïtienne n’est encore pensée sur cette vision de travail libre tant rêvé par les marrons et esclaves de Saint-Domingue.

Université et démocratie en Haïti

Parler d’intégration sociale par la médiation de l’accès à l’Université, c’est mettre le problème de la démocratisation de la société à l’ordre du jour. Comment produire des universitaires citoyens engagés dans la lutte pour la démocratie, telle doit être la question de départ de toute intégration sociale, car l’intégration ne peut être ici comprise comme possibilité d’étendre la citoyenneté aux secteurs majoritaires de la population, les universitaires étant déjà des citoyens privilégiés dans la société de discrimination, d’exclusion, de domination et d’exploitation.

Il y a lieu de noter que l’Université haïtienne ne pose pas les problèmes concrets vécus dans la société ; elle se spécialise plutôt dans l’enseignement de l’universalité et de la généralité. En ce sens, elle est digne d’être une institution d’Etat qui, pour mieux conserver les particularités des « questions sociales », cherche à se montrer comme la sphère universelle et générale dans la société. C’est dans ce sens que l’université intègre dans son organisation, l’autoritarisme du pouvoir politique en Haïti. Comme le paternalisme, l’université haïtienne ne vit pas de savoirs différents, mais du Savoir Universel. C’est pourquoi d’ailleurs, les expériences particulièrement haïtiennes comme les connaissances médicales populaires, sont bannies du Curriculum universitaire. Une telle systématisation aurait la vertu de diminuer le volume de profits réalisés dans le commerce de médicaments importés ou fabriqués localement.

L’Université haïtienne a été d’abord conçue de manière abstraite ; elle avait la charge de garder le drapeau. D’où l’établissement du 18 mai comme jour du drapeau et de l’université ! Sans que la jeunesse ait la possibilité de comprendre le contenu de cette forme symbolique qui représentait l’unité historico-concrète pour la liberté, et le mouvement interne qui rendra possible la réalisation de cette liberté dans la société où elle vit. La métaphysique universitaire interdit aux jeunes de vivre l’histoire comme différence temporelle, en ce sens qu’elle leur a assigné une fonction pré-établie, alors qu’ils confrontent des problèmes spécifiques dans la société. Au contraire de la temporalité différente qu’exprime la vie pratique des jeunes, ils allaient être plutôt astreints à intérioriser le modèle de l’université comme locus de reproduction de l’autoritarisme politique, sous peine d’en être expulsés. La macoutisation de l’UEH répondait à la nécessité de lutter contre le projet de socialiser la politique et l’économie, à partir de l’université.

Depuis 1986, la démocratisation de l’UEH est dans l’agenda politique. En février 1997, des dispositions règlementaires transitoires ont été adoptées en ce sens, ce qui devait renforcer la pratique universitaire démocratique en Haïti. Le souci de particulariser l’enseignement universitaire haïtien, reste lettre morte. Dans ces conditions, quelle relation les citoyens universitaires vont-ils développer avec le savoir ? Auront-ils la capacité de questionner le pouvoir du savoir ? Et le pouvoir tout court ? Même dans la situation concrète de la crise de juillet 2002, un secteur influent de l’UEH n’ a cessé de faire prévaloir la rationalité en termes d’administration, de planification et de gestion universitaires, au détriment de la causalité radicale de la crise, c’est-à -dire de l’autonomie de penser une sociabilité autre que la servo-capitaliste haïtienne qui sert allègrement les intérêts impérialistes par l’application aveugle des recettes néo-libérales du FMI, de la Banque Mondiale, de la BID, bref de l’Internationale Communautaire [2].

La démocratisation de l’UEH apparaît donc comme un mouvement qui vise seulement l’instauration de l’autonomie à l’UEH ; elle ne pose pas la question de la restauration de l’indépendance totale du pays, même après avoir conquis la liberté académique, l’auto-gestion administrative et financière. Or, étudier le rapport/citoyenneté, c’est approfondir la question de la démocratie, c’est-à -dire de la liberté et de l’égalité.

L’enseignement universitaire haïtien s’organise pour former un être simplement politique, c’est-à -dire séparé de l’exercice de sa future profession. L’étudiant n’est pas un être social de relation dans le curriculum universitaire. L’exemple le plus clair reste la dominance de l’évaluation individualiste : c’est la pratique du « chacun pour soi et Dieu pour tous ». Le professionnel haïtien est même incapable de pratiquer du corporatisme qui, pourtant dans les autres formations sociales, fonctionne en harmonie avec le système pour lequel il est formé. Nous ne connaissons pas d’association socio-professionnelle qui a marqué la vie de l’UEH, encore moins celle de la société haïtienne. La citoyenneté positive, enseignée à l’UEH, comme la réunion absolue de droits jouis par le citoyen arbitrairement séparé de la dimension ontologico-hsitorique de la sociabilité servo-capitaliste, ne met en question ni le paternalisme universitaire, ni l’autoritarisme étatique. L’étudiant haïtien est plutôt formé pour bénéficier, à son tour, du culte de privilèges qui caractérise foncièrement la société haïtienne. Même quand un mouvement étudiant s’associe à des organisations populaires dans une lutte universitaire, il semble que l’opportunisme imprègne l’alliance. Puisque, après la victoire ou l’échec du mouvement, le même complexe de supériorité revient au galop.

La citoyenneté positive est invalidée en Haïti. L’autoritarisme hérité du paternalisme louverturien, est la principale force d’invalidation. En dépit de la vigoureuse émergence de la liberté pleine à partir du mouvement émancipateur des marrons et esclaves de Saint-Domingue, la démocratie tarde encore à s’instaurer en Haïti. La citoyenneté positive comme droit institué, nécessite le recours à la citoyenneté négative comme liberté instituante pour valider la positivité du droit. La liberté négative n’est pas la négation de la liberté formellement reconnue, mais pratiquement inexistante dans les rapports sociaux haïtiens ; la liberté négative exprime l’incomplétude de la liberté théoriquement existante et désigne la contradiction entre la citoyenneté positive et l’Etat absolu d’Haïti qui tend souvent vers le despotisme. L’incertitude du dénouement souligne la relativité et l’historicité des droits dans la citoyenneté négative. Le mouvement social qui veut socialiser la politique et l’économie, doit tenir compte de la réalité autoritaire de la société haïtienne. Des luttes extra-parlementaires doivent être menées pour ouvrir des possibilités d’institution de l’autonomie politique et de l’autogestion économique. La lutte universitaire participe donc de la réalisation de la liberté.

La citoyenneté négative exprime l’existence d’un manque, d’une lacune dans le droit positif « institué ». La lacune est construite dans l’admissiondu formalismede la citoyenneté positive par le sujet politique qui consent à organiser sa vie et son travail dans une société autoritaire. L’Etat qui devait assurer l’universalisme social par la promotion des droits humains, est plutôt le violateur par excellence de ces mêmes droits. La lutte entre le concret autoritaire et le formel libéral reste l’espace de construction de la citoyenneté négative. La formation de celle-ci est donc une tâche pédagogico-politique. L’Université doit être critique et dialogique, de telle sorte que des étudiants et professeurs puissent faire des expériences particulières sur le mode de résolution de la contradiction fondamentale exprimée dans l’acte d’achat et vente de la force de travail ou la sujétion des travailleurs paysans.

La citoyenneté positive se situe dans la sphère juridico-politique ou publique, mais de manière abstraite, puisque l’autoritarisme étatique la rend encore plus lacunaire dans son propre domaine. C’est qu’en Haïti, la liberté d’entreprise est une faveur de l’Etat patrimonialiste, accordée à des citoyens qui ont juré fidélité et loyauté au gouvernement. La loi devient alors une sorte de caricature de la force brute généralement utilisée pour discipliner les citoyens. Les bourgeois et grandons, et les travailleurs ne sont pas libres dans cette société incapable de déléguer à son Etat, la fonction de masquer la violence sociale C’est que jusqu’à aujourd’hui, la relation humaine de domination personnelle n’est encore dépassée par la relation de domination impersonnelle représentée par la loi et le droit. A la fondation de l’Etat haïtien, les fonctionnaires publics se confondaient avec la classe des propriétaires terriens. Les lieutenants de Toussaint s’approprièrent de la terre de travail dans les zones conquises pour les transformer en terre de spéculation de denrées. La pratique de don aux chefs militaires et fonctionnaires de la jeune nation, allait parfaire la confusion. Alors, ceux qui imposèrent aux cultivateurs et paysans, la culture de denrées sous peine d’emprisonnement, étaient à la fois, propriétaires et fonctionnaires. La confusion de place et de fonction se transmettait de génération en génération, au point que le chef de l’Etat est représenté chez nous, comme le Grand Propriétaire de la Nation, et le domaine privé de l’Etat, comme son propre patrimoine. Malgré la dominance du capital sur les relations de production non-capitalistes, l’impersonnalisation de la domination politique n’est pas encore véritablement expérimentée en Haïti. Le pouvoir exécutif est hégémonique dans ses rapports avec le judiciaire et le législatif. Cette hégémonie de l’Exécutif rend caricaturale l’existence du principe de séparation des pouvoirs dans le droit constitutionnel haïtien. C’est la preuve palpable que la bourgeoisie n’a pas révolutionné les pratiques sociales haïtiennes et se contente plutôt de sa place de courtage dans la production de valeur et la réalisation de profit. La dépendance fait en sorte que même les élites dirigeantes haïtiennes attendent le dictat de l’impérialisme dans la résolution de tout problème haïtien. C’est que l’université haïtienne n’a pas su produire des savoirs sur la réalité patrimonialiste de la société haïtienne.

La condition positive de citoyen sert d’alibi dans les relations internationales du pays, tandis qu’ailleurs elle est l’instrument de reproduction de la scission de l’homme comme résultat de la sociabilité capitaliste. La citoyenneté positive exprime l’existence absolue de la démocratie comme valeur universelle, et sa caricature haïtienne est une monnaie de négociation avec les puissances impérialistes, même si ces dernières sont conscientes de la relativité de cette valeur. Le fascisme et le nazisme en Europe, la dictature militaire en Amérique latine, pour ne citer que ces cas-là , témoignent de l’historicité de la question de la démocratie et de sa relativité. Le développement des forces productives ne détermine pas nécessairement l’épanouissement de la citoyenneté.

Dans le cas d’Haïti, le mouvement des relations sociales fondées sur le caporalisme agraire et la pratique de « deux-moitiés » n’a pas besoin de l’universalité abstraite pour dissimuler le particulier et agir contre lui, car la peur que le citoyen manifeste devant les appareils d’Etat, fonctionne déjà comme moyen d’obtenir l’obéissance qu’un consensus démocratique aurait permise.

L’Université haïtienne doit poursuivre l’œuvre de libération du mouvement esclave de 1791. Nos ancêtres nous ont ôté le boulet aux pieds ; nous autres universitaires, nous devons réfléchir et agir pour élever la conscience des secteurs majoritaires de la population au niveau du bon sens. En ce sens, l’UEH ne peut être qu’un espace de discussions de projets de citoyenneté, condition sine qua non de l’intégration dans la société.

Jn Anil Louis-Juste

Fort-Jacques, 12 octobre 2003.


[1Si la Révolution de 1789 a produit la citoyenneté lacunaire, pour avoir piégé les secteurs réellement populaires du Tiers-Etat dans la mobilisation sur le respect de la propriété privée capitaliste, la Révolution de 1791 poussait le cri univoque de « libète osnon lanmò ». La liberté, c’était de la vie pour les esclaves. Les conditions coloniales symbolisaient la mort de l’homme. Dans la lutte pour la vie, ils préféraient donner leur vie au lieu de mourir sur les plantations. Ils rejetaient donc la propriété capitalo-esclavagiste qui les avait enchaînés dans la servitude. Aussi n’éprouvaient-ils aucun problème à réapprendre le marronnage quand des chefs se sont approprié de la terre de travail pour la transformer en terre de spéculation par la pratique du « demwatye ».

[2L’Internationale Communautaire forme l’ensemble des organisations et institutions nationales et internationales qui font la politique du capital mondialisé sous la forme de la spéculation financière. Elle comprend aussi bien les institutions de l’ONU que les ONGs locales et étrangères, qui militent contre l’association volontaire des travailleurs, des minorités, des femmes, des indiens, etc.