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Haïti : Au cœur du désastre, la force de l’écriture

Par Jean-Claude Bajeux

Soumis à AlterPresse le 1er janvier 2009

Yanick Lahens(1) dans le roman « La couleur de l’aube » qu’elle vient de publier simultanément chez l’éditeur parisien Sabine Wierieser et aux Presses Nationales, a dû faire face à des défis de taille. C’est en effet, au fil de 30 monologues de deux sœurs, Angélique, 28 ans et Joyeuse, 22 ans, 15 pour chacune, que se développe le récit qui se termine par un bref épilogue en troisième personne.

A travers cette double subjectivité, l’auteure transcrit les détails de ces deux existences, marquées du sceau de la solitude, de l’enfermement et de l’impuissance. Enfermement sans issue. Impuissance sans remède de ceux qui se savent vaincus au départ, irrémédiablement vaincus. Les trois premières lignes du texte annoncent sans ambages la couleur : « J’ai devancé l’aurore et j’ai ouvert la porte sur la nuit. Non sans avoir posé les deux genoux par terre et prié Dieu. Comment ne pas prier Dieu dans cette île où le Diable a la partie belle et doit se frotter les mains ». A ce duel de subjectivité, répond la brièveté d’un épilogue en troisième personne, verdict de la réalité qui clôt le débat comme le couperet d’une guillotine.

Ce qui se donne à voir, dès le départ, c’est une déstructuration de ce que l’on n’ose appeler une « cellule familiale ». Famille monoparentale sur deux générations, enracinée nulle part, mais où joue la présence, de « mère », totalement silencieuse, avec ses trois enfants, les deux filles, Angélique et Joyeuse, et Fignolé, son fils, fruit d’un mariage raté et éphémère. « Elle eut un mari, beaucoup d’amants mais aucun homme ne la posséda. Aucun d’eux ne fut son seigneur ni son maître. Ils partagèrent à peine leur soulagement passager. Ils ne lui apprirent pas grand-chose hormis certains gestes au lit. Ne lui donnèrent rien à part quelques dollars ». Angélique a un fils, Gabriel, produit d’une rencontre épisodique et sans lendemain.

La vie est ici dépourvue de toute structuration familiale extérieure. Les trois femmes ne peuvent rien attendre de qui que ce soit Solitude et enfermement. « Mère » est livrée au silence, livrée au silence de ses relations avec les « invisibles »qui la visitent mais rien de ce qui se passe n’échappe à son regard. Angélique, convertie à « l’évangile »sous le choc de sa grossesse-surprise, est aussi convertie à une sexualité de l’attente et du désir, tandis que Joyeuse promène ses charmes parmi les jeunes qui fréquentent le night-club du coin. « Attendre ce que l’on ne peut pas avoir et se rendre compte trop tard que l’on ne l’aura jamais fait une vie coulée dans un étroit moule de tristesse, une vie de vaincue », où il n’y a rien à espérer, sinon « la malfaisance secrète qui chemine depuis deux siècles » (p.156).
Le double soliloque des deux filles (15 pour Angélique dans la série impaire et 15 pour Joyeuse dans la série paire), est mis en marche par l’absence inopinée de leur jeune frère qui, cette nuit, n’est pas rentré à la maison et dont l’ absence déclenche, chez chacune, questionnement, souvenirs, mise en question et surtout peur, car il faudra bien admettre, que tout est comme cela, pour tous, un monde pris en otage par la violence et où la mort est devenue banale. Et nous revient en mémoire cette terrible pensée de Pascal : « Imaginez un groupe d’êtres humains enfermés en un lieu. Imaginez que, de temps en temps, on vient chercher l’un ou l’autre pour l’égorger. Telle est la condition humaine »

L’absence du jeune frère, provoque donc le déclic d’une recherche qui est d’abord une évocation de liens qui quand même les unissent, dans cette famille non-famille enfermée dans le silence. Cette recherche ne peut que confirmer leur impuissance sans remède. Que ce soit dans le voisinage avec son cortège de complices, de tous ceux qui pactisent, un oncle Antoine qui s’est enrichi, un Jean-Baptiste enrôlé dans l’armée des tueurs, que ce soit à l’hôpital où travaille Angélique ou au magasin de Mme Herrbach, tout aboutit finalement à la visite au commissariat, qui démontre à Angélique l’inanité de questionner l’irrémédiable. Comme lui dit Jean-Baptiste : « Mademoiselle, ne revenez jamais dans cet endroit ». Dans cet univers ne règnent que la méfiance, le soupçon, la mort enfin. Il n’y a point de fissure dans l’enfermement. Il n’y a pas de place pour des Fignolé.

C’est ainsi que Joyeuse, à bord d’un tap-tap, fait l’expérience d’une rencontre avec une bande de jeunes armés et le message ne pouvait être plus clair sur leur condition d’otages :

« Notre tap tap est arrêté par quatre jeunes en guenilles bientôt rejoints par une vraie horde qui a envahi les abords du véhicule. Ils ne tarderont pas à s’agglutiner sur le capot et les portières, dansant et fulminant d’excitation. Avec leur visage couvert d’hématomes, leurs pieds et leurs mollets de blessures infectées. Des gamins sautent et hurlent en cognant sur les portières ou en frappant aux vitres des voitures…

Deux d’entre eux nous braquent, chacun avec une arme qu’il tient avec difficulté des deux mains. Ils ont à peine douze ou quatorze ans. Les jeunes adultes qui font leur apparition juste dans leur dos portent des armes automatiques et des cartouchières autour de leurs maigres épaules. Ils ont un foulard autour de la tête et des lunettes de soleil sans doute volées et qui leur mangent le visage, des survêtements et des tee-shirts d’occasion trop grands pour leur corps frêles. » (p.162).

Tous les passagers, muets, furieux ou honteux, sont alors délestés de leurs bijoux, montres et argent, leur contribution pour que fonctionne le système, le prix pour rester vivants

Le double itinéraire Angélique-Joyeuse, aboutit ainsi au décompte et à la mise en pièces de leurs illusions. L’épilogue, en troisième personne, se lit comme un manuel d’anatomie, comme une autopsie qui rend vaine
toute croyance et qui s’adresse, comme une nouvelle table de la Loi, non pas seulement à elles, mais à une société tout entière

« Le coup explose en plein visage de Fignolé…il s’effondre sur le dos, les yeux et la peau arrachés. Étendu contre terre, son visage n’est plus qu’une bouillie de sang mêlée à la chose blanchâtre qui suinte de son crâne. Le sang forme aussi une flaque visqueuse autour de l’oreille gauche. Seules les lourdes nattes de rasta et le pourtour de sa barbe indiquent l’endroit où son visage avait été. Cadavre posé entre l’herbe et la pierre, Fignolé est un grand oiseau mort. »

De quelle couleur est l’aube ? Lapidaire, la conclusion (p.218) répond alors à la question qui avait ouvert le texte. La boucle est bouclée : « La lumière blanche, laiteuse, de la lune, continue, impassible, d’envelopper le monde »

Ce qui reste de cette histoire, de l’itinéraire de trois femmes dans le cercle de leur impuissance, sous menace permanente de mort, c’est l’écriture qui nous transmet leur drame, c’est les lettres alignées sur la page comme planche de survie. Une écriture dépouillée de commentaires, qui se déploie en vagues successives, en brèves notations comme si ce qui se passe là, ce qui émerge de paragraphe en paragraphe, n’était pas l’horreur au quotidien. Ces notations redites sous différentes formes, en de brèves capsules, se succèdent à la manière de minuscules vagues qui lèchent le rivage, dessinant l’ombre funeste de la fatalité, l’épiphanie de la violence.

La force de l’écriture vient alors de cette retenue exercée, de cette sobriété imposée, dans l’absence de pathos et de grandiloquence abstraite. Les choses, les situations, les personnes, les sentiments émergent alors de la nuit, du silence et du néant pour venir hanter nos courtes perceptions et nos fallacieuses mémoires.

C’est la force de cette écriture d’avoir réussi à camper dans leur subjectivité ces deux femmes, Angélique et Joyeuse, leur mère silencieuse livrée au dialogue avec ses lwas, les rumeurs du voisinage et les va-et-vient des camarades et amis de Fignolé à travers ce trauma qui transcende leur cas particulier quand ils se rendent compte qu’elle s’inscrit dans une histoire collective, qui est celle de tous.

C’est aussi la force de l’écriture qui la fait subsister dans sa propre essence, celle d’une parole qui devient monument et témoignage, hors du caprice des jours, hors des griffes de l’oubli.

(1)Yanick Lahens : La couleur de l’aube, roman, Sabine Wievieser, éditeur, Paris, 2008, 220 p. Port-au-Prince, Presses nationales, 2008.

Jean-Claude Bajeux

28 décembre 2008