Interview
Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 17 décembre 2008
Adulé ou détesté, il ne laisse personne indifférent. Dans son livre « Des Libertés et autres chinoiseries- De Reporters sans frontières aux JO de Pékin », publié chez Robert Laffont, l’ex-Secrétaire Général de RSF fait un magnifique éloge de l’engagement. Des coulisses des JO de Pékin aux lâchetés de la classe politique en passant par les droits de l’homme, Robert Ménard lève le voile sur des négociations secrètes autant que sur des questions délicates liées à la réputation de « son » organisation. Un récit inédit dominé par la révolte et la verve qu’on lui connaît. Il nous livre aussi des fragments du parcours personnel marqué par l’Algérie, la rupture avec le gauchisme et la montée à Paris d’un petit provincial qui a réussi, à travers le militantisme de RSF, faire trembler les plus grands. Interview exclusive avec un passionné de la liberté de la presse et de la défense des journalistes.
Nancy Roc : R. Ménard, vous aviez annoncé votre retraite de RSF et vous voilà Directeur Général du Centre de Doha pour la Liberté des Médias. Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ce poste et pourquoi un lieu si éloigné ?
Robert Ménard : J’ai de nombreux projets. Dans l’immédiat, j’essaie de construire ce Centre de Doha pour la liberté d’information. C’est un projet que j’ai lancé en novembre 2007. Il s’agit notamment d’aider des journalistes et des médias en difficulté, d’accueillir des journalistes en danger dans leur pays, de faciliter le dialogue entre journalistes du monde arabe et journalistes occidentaux. Tout cela à partir d’un pays qui a de sérieux progrès à faire sur le terrain de la liberté de la presse et, plus généralement, des droits de l’homme. C’est un pari. Risqué, difficile. Mais je suis persuadé que c’est un enjeu de taille. Pour la première fois, on tente de créer une organisation internationale – le Centre de Doha a une vocation mondiale – de défense des droits humains et des libertés, ailleurs qu’en Occident. C’est une véritable révolution. J’espère réussir et, du même coup, changer la donne au Qatar aussi.
Nancy Roc : Le militantisme de RSF a fait de cette organisation la cible de nombreux de vos détracteurs. Certains ont été jusqu’à accuser RSF de recevoir de l’argent de la CIA. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
Robert Ménard : Je ne m’étonne pas des attaques. Elles font partie du jeu. Nous mettons en cause des États puissants, ils ne nous le pardonnent pas. Et lancent des campagnes de diffamation. Tout cela est « normal » : qu’attendre de régimes qui emprisonnent à tour de bras, qui torturent, qui assassinent ?
En revanche, je ne comprends pas que des médias, a priori sérieux, se fassent l’écho de ces calomnies. Qu’ils n’enquêtent pas. Qu’ils se contentent de reproduire ce qu’ils lisent sur Internet. Je reviens sur tout cela dans mon livre, et notamment sur un ouvrage publié au Canada il y a quelques années, écrit par deux « journalistes » travaillant pour les médias officiels cubains et édité par un monsieur qui s’était réfugié à Cuba dans les années 70 après avoir enlevé un diplomate britannique. Et on prend ces gens au sérieux !
Les calomnies dont Reporters sans frontières et moi sommes l’objet sont la réponse de La Havane. Que l’on retrouve, d’une façon ou d’une autre, derrière à peu près tous ceux qui tenteront de disqualifier notre action. Nous serions à la botte des États-Unis parce que financés par des succursales de la CIA, quand ce n’est pas par l’agence américaine elle-même. Outre sur certains sites d’Internet, nos accusateurs s’appuient le plus souvent, je l’ai dit, sur le dernier livre de Maxime Vivas La face cachée de Reporters sans frontières. Dans cet ouvrage- préfacé par un certain Thierry Deronne, vice-président d’une télévision publique « participative » du…Venezuela- on en compte plus les erreurs factuelles, les mensonges par omission, les inventions pures et simples, les amalgames tendancieux, les procès d’intention. Maxime Vivas invente pour attester de nos liens avec la CIA et même indirectement avec…Ben Laden ! En zélateur du régime castriste, il est là pour nous discréditer. Tout lui est bon. Il s’étonne, par exemple, que les membres du conseil d’administration de notre section française soient…français. En Espagne, ils sont espagnols ; en Allemagne, allemands ; en Suède, suédois…Mais plus grave à ses yeux, ils ont été élus…le même jour ! Eh !oui, celui des élections auxquelles ils doivent se soumettre tous les deux ans. Comme dans toute association. Il est vrai qu’à Cuba, on se fait une autre conception des élections.
Mais ne chipotons pas et revenons à l’essentiel. Il tient en peu de chiffres. Depuis 2002, nous bénéficions de subventions du Centre for a free Cuba (CFC) et, depuis 2005, de la National Endownment for Democracy (NED). Au total, pour l’année 2007, 132.000 euros, soit…2,3% exactement de notre budget. Un budget largement alimenté par la vente d’albums photo et de calendriers ( à hauteur de 60%), le soutien de grandes entreprises comme Sanofi-Aventis ou Benetton, de bailleurs de fonds privés (Sigrid Rausin Trust, Open Society Institute, Fondation de France), d’institutions internationales (l’Unesco, la Commission européenne ou la Francophonie), les adhésions de nos membres etc. Un financement divers qui nous permettait de claquer la porte au nez à quiconque tenterait, demain, de peser sur nos choix. 2,3% donc. Semblable pourcentage en dit long sur le poids des aides de la NED et du CFC dans les finances de RSF. Cela suffit pourtant à faire de nous, aux yeux de certains, des affidés de l’administration américaine. Peu importe que la quasi-totalité de l’argent de la NED nous serve à secourir des journalistes en Afrique. Peu importe que jamais ces deux organismes ne nous aient demandé d’infléchir en quoi que ce soit nos engagements. Voilà la preuve, pour nos détracteurs, que nous sommes définitivement vendus aux intérêts américains.
NR : RSF a été principalement une organisation de pression. Quel avenir entrevoyez-vous pour RSF en particulier et le militantisme journalistique en général ?
RM : Malheureusement, les équipes de RSF ne sont pas menacées par le chômage. On l’a vu avec la Chine : si nous avons réussi à sensibiliser le monde entier à la question des violations massives des droits de l’homme dans ce pays, nous n’avons pu obtenir les libérations de journalistes ou de dissidents. Pour cela, il aurait fallu une plus forte mobilisation des politiques. À quelques exceptions près, ces derniers ont préféré les contrats avec la Chine à la défense rigoureuse des valeurs pour lesquelles ils prétendent pourtant se mobiliser.
Quant aux journalistes, je suis encore étonné – pour ne pas dire plus – du comportement de certains de nos confrères en charge du sport qui donnent le sentiment de laisser leur esprit critique au vestiaire avant de commenter des épreuves sportives. Dieu merci, ce ne fut pas le cas de tous. Mais enfin…
NR : La liberté de la presse est menacée, sur le plan physique et conceptuel, par les États et la situation économique du monde. Que pensez-vous de ce grand dossier ?
RM : Les menaces qui pèsent sur la liberté de la presse sont multiples. Il y a bien sûr les États autoritaires ou dictatoriaux. Mais aussi, les maffias, les narco trafiquants, les intégristes religieux, les mouvements indépendantistes violents, les guérillas et les contre guérillas, etc.
Chez nous, dans nos bonnes vieilles démocraties, les dangers sont différents. Si nous ne risquons pas la mort ou la prison – même si des journalistes ont été emprisonnés pour avoir refusé de donner leurs sources -, le pluralisme est menacé par les connivences entre journalistes et hommes de pouvoir, par l’interventionnisme de certains annonceurs, et parfois par la concentration des médias entre un petit nombre de mains...
NR : Vous avez largement évoqué le rôle de l’Internet dans votre livre. Toutefois, comment percevez-vous l’avenir de l’univers numérique dans les médias ?
Je le dis dans mon livre : Internet est la meilleure et la pire des choses. C’est à la fois un formidable outil de liberté - les dictateurs de tous poils le savent bien et emprisonnent des blogueurs un peu partout dans le monde - et le règne de la rumeur, du ragot, du mensonge. Il faudra apprendre à faire le tri. D’où mon inquiétude quand je vois ces journalistes - je les nomme les « journalistes wikipédia » – qui prennent pour argent comptant ce qu’ils trouvent sur la Toile. On est loin d’un travail d’investigation ou de sources recoupées !
Est-ce que les journalistes et les médias ont raison de courir après Internet et de se prosterner devant ce « journalisme citoyen » tant à la mode ? Je ne le crois pas. Le journalisme est un artisanat qui requiert de la patience, beaucoup de travail et de la modestie. Exactement le contraire de ce que l’on trouve trop souvent sur Internet.
N.R : Après avoir pendant 25 ans, été le moteur essentiel de RSF, pensez-vous que votre successeur pourra réellement être à la hauteur du combat qu’a mené RSF à travers le monde ?
RM : J’ai travaillé pendant plus de dix ans avec Jean-François Julliard. C’est un garçon intègre, courageux, qui connaît très bien RSF. Il aura un autre style que le mien. Il apportera uns sensibilité propre à son âge. Je lui fais totalement confiance. Et puis, je n’allais pas être secrétaire général à vie…
NR : Dans votre livre, il y a un passage touchant sur la pensée que vous avez eue pour votre père en recevant la Légion d’Honneur. Grâce à l’élection d’Obama, le thème de la diversité a été restauré. Vous sentez-vous encore faisant partie de cette diversité malgré votre notoriété ?
RM : Je n’ai pas le sentiment de faire partie du « système ». J’ai toujours pris des risques et je continuerai à le faire. Avec un seul souci, même si cela peut paraître présomptueux à certain : être fidèle à mes engagements de jeunesse, ne pas avoir à rougir de ce que je fais, me dire que ma petite fille a des raisons d’être fier de son papa. Comme, je l’espère, mon père le serait s’il était encore là. Quant à la notoriété, elle est flatteuse, c’est vrai, mais je sais trop qu’elle ne dit rien de ce que vous êtes, de ce que vous valez.
NR : Certains analystes politiques pensent que dès le 20 janvier, Obama devrait annoncer la fermeture de la base militaire de Guantanamo. Selon vous, quelle signification aurait un tel geste pour la liberté dans le monde ?
RM : Il est essentiel. Au début de l’année 2007, je me suis rendu à Guantanamo pour tenter de voir le journaliste d’Al Jazira, Sami Al-Hajj. En vain. Ce qu’ont fait, ce que font les autorités américaines là-bas est, je pèse mes mots, une honte. Obama le sait, l’a dit et a promis de fermer cette prison qui fonctionne en dehors de toute règle de droit.
La politique est beaucoup une affaire de symbole. Fermer Guantanamo serait perçu comme un signe positif partout dans le monde. La lutte contre le terrorisme - qui est indispensable - ne peut se faire à n’importe quel prix. C’est à la fois la force et la faiblesse de nos démocraties. Dans tous les cas, leur grandeur.
NR : En tant qu’ex Secrétaire général de RSF, quelle est votre plus grande victoire et votre plus grand regret ?
RM : Ce qui fait chaud au cœur et vous donne envie de continuer, c’est bien sûr les libérations de nos confrères. Mon plus beau cadeau, au moment de mon départ de RSF, a été la libération, quelques jours plus tôt, de Win Tin, le plus célèbre des journalistes birmans, qui a passé dix-neuf ans dans les geôles de la dictature birmane. C’est pour lui, pour tous les Win Tin que je me bats. Il n’est pas question de les oublier. Je m’y emploierai.
Les mauvais souvenirs, je les garde pour moi. Ils sont nombreux : nos échecs, nos insuffisances, nos erreurs. Ils sont cette mauvaise conscience qui sert aussi, Dieu merci, d’aiguillon.
NR Le mot de la fin vous appartient.
RM : Il n’y a justement pas de mot de la fin. Parce que le combat continue. Un peu boy scout ? Sûrement. Mais je préfère ce qui peut ressembler à de la naïveté, teintée de prétention, à ce cynisme ricanant qui tient trop souvent lieu de ligne de conduite et de boussole.
Chaque matin, en ouvrant le journal, je découvre d’autres raisons de me révolter, de ne pas accepter le monde tel qu’il est. Et je vais continuer à lire le journal.
Robert Ménard sera de passage en Haïti à partir du dimanche 14 décembre. Il se rendra notamment dans la ville des Gonaïves où RSF a apporté son soutien aux journalistes sinistrés par le passage successif de quatre ouragans en septembre dernier. Douze génératrices ont été offertes par RSF et Robert Ménard, désormais Président d’honneur de cette organisation, sera en mission d’évaluation et de solidarité envers ses collègues des Gonaïves.
Nancy Roc, Montréal, le 12 décembre 2008.