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Haïti / Presse : Regard sur la débâcle du 28 novembre 1980

Par Vario Serant [1]

Soumis à AlterPresse le 28 novembre 2008

Le regard que nous allons porter sur le 28 novembre 1980 a été construit par des échanges que nous avions eus avec des aînés ayant vécu de près, et dans leur chair, cet événement, par un parcours professionnel - qui s’échelonne sur une vingtaine d’années - et enfin un parcours académique.

D’emblée, nous pouvons présenter la débâcle du 28 novembre 1980 comme une expression brutale de l’incapacité du régime de l’époque de continuer à s’affubler d’un masque, à savoir celui d’un gouvernement qui pratique l’ouverture et qui respecte la liberté de la presse.

Sous la poussée de l’administration de James Earl (Jimmy) Carter (1976-1980), qui promouvait les droits humains et une politique d’ouverture, le gouvernement de Jean Claude Duvalier donnait l’impression pendant quelque temps de vouloir gagner les rangs.

Des professionnels de l’information de l’époque, mais aussi des militants de droits humains, des politiques, etc., se sont engouffrés dans cette brèche, cette prétendue ère de détente, pour faire avancer la cause de la démocratie.

L’acte du 28 novembre 1980 traduit la situation d’un pouvoir essoufflé et à court d’arguments face au bouillonnement d’idées, aux questions, revendications et problématiques répercutés dans certains médias.

Le 28 novembre 1980 est certes une énormité. Paradoxalement, il est aussi un acte plus que normal en regard de la nature du régime de l’époque. Car les régimes autoritaires s’accommodent toujours mal de la liberté de la presse.

Des actes comme ceux du 28 novembre 1980 sont à mettre au compte d’une longue tradition de régimes autoritaires qui cultivent des réflexes et pratiques millénaristes.

En 1976, Gasner Raymond n’a-t-il pas été assassiné du fait qu’il enquêtait sur une entreprise publique ? Yvonne Hakim Rimpel n’a-t-elle pas connu un sort tout aussi odieux sous Duvalier père ? Nous pourrions multiplier les exemples.

Un bref coup d’œil sur l’histoire de la presse haïtienne, de 1804 à nos jours, nous montre que l’environnement général (politique, économique et social) dans lequel la presse a le plus souvent évolué, a beaucoup nui à son plein fonctionnement et est très clairement reflété dans son contenu.

De 1804 à 1825, Haïti a vécu un état de mobilisation militaire permanente. Cette réalité a largement alimenté les colonnes des journaux.

Après 1825, la presse a mis l’emphase sur la lutte pour la liberté d’expression, la protection du commerce national contre la concurrence étrangère, et les critiques contre l’administration du président Jean-Pierre Boyer et de ses hauts fonctionnaires.

De 1843 à 1850, ce sont particulièrement les conflits (guerres civiles, luttes entre généraux pour la conquête du pouvoir, expéditions militaires à l’est) qui ont influé sur le contenu de la presse.

La période 1957-1971 est caractérisée par la dictature et la censure. Bien entendu, nous avions parlé, il y a peu, de la parenthèse Carter et de la fin du bal, le 28 novembre 1980.

L’après Duvalier (père et fils) ouvre la voie à un desserrement de l’étau autour de la liberté d’expression et de la presse. On assiste à un flot de revendications populaires. On appelle à un nouvel État.

Les organisations populaires (OP) poussent comme des champignons. Les notes de presse affluent dans les Salles des nouvelles.

Cette situation influe sur le contenu de la presse (des éditions de nouvelles, des stations de radio notamment). Il n’est pas toujours aisé de faire la démarcation entre l’information, les racontars et l’opinion.

Ce bref survol de l’histoire de la presse haïtienne nous fait voir que, par-delà les évolutions et mutations, il y a de grandes constantes dans le fonctionnement de la presse et l’environnement dans lequel cette dernière évolue.

Ces propos, tenus par Lucien Montas dans un article intitulé « La condition de la presse en Haïti » en (1957), conforte un tel argumentaire : « L’avenir du journalisme haïtien en tant que profession demeure lié au développement de notre pays sur le plan économique, politique et social, à la lutte contre l’analphabétisme, à la diffusion de la culture dans toutes les couches de notre société, à l’élévation du standard de vie du citoyen haïtien ».

Déjà à cette période, l’auteur estimait que la question de la presse en Haïti, tout comme tous les autres problèmes auxquels devra faire face le peuple haïtien, restait essentiellement politique.

« Sans changements radicaux des structures archaïques de l’actuelle société haïtienne, être journaliste en Haïti, continuera, comme par le passé, à constituer un périlleux exercice de corde raide où les limites, plus que floues, dépendent de l’humeur des autorités ».

Ces citations nous convient, je dirais, à étudier la Presse haïtienne de manière diachronique (au fil du temps), et non de façon synchronique (par étapes ou périodes).

Cette étude doit se faire en tenant compte de la dynamique haïtienne et de la dynamique mondiale. Car pendant que nous nous employons à traiter uniquement de façon conventionnelle et traditionnelle la problématique de la liberté de la presse, bien des changements s’opèrent sous de nombreux cieux et transforment par ainsi les relations entre les médias et les politiques par exemple.

Certains auteurs, comme Pierre Rosanvallon, évoquent trois modèles politiques ayant constitué à travers le temps, la trame de la démocratie : « Avant-hier, la démocratie représentative, dont le Parlement, était le centre ; hier, la démocratie de participation, avec les mouvements sociaux et les syndicats ; aujourd’hui et demain, la démocratie d’opinion, avec les médias et les sondages ».

On n’est pas obligé d’adhérer à une telle conclusion. Mais celle-ci a le mérite de fournir des éléments pour apprécier certaines transitions enregistrées dans les sociétés occidentales.

Qu’en est-il en Haïti ? Dans quel modèle politique sommes-nous ? Est-ce que les médias, les acteurs politiques et les mouvements sociaux sont sensibles à cette question ? Jusqu’à quel point, le modèle (politique) explicite se mue-t-il en caricature ? Dans quelle mesure ce modèle politique est-il en adéquation avec les relations et pratiques sociales ?

Autant de questions qui ne traversent pas forcément l’espace public haïtien. D’ailleurs, cet espace de discussion, d’argumentation et de délibération existe-t-il vraiment en Haïti, au sens Habermasien du terme ? Jusqu’où les différents espaces (espace commun, espace public et espace politique) se démarquent-ils, se rencontrent-ils, se complètent-ils ou se prolongent-ils ?

On a souvent le sentiment d’être en plein vide théorique et conceptuel quand on écoute les acteurs les plus médiatisés. Comme si on pouvait construire la démocratie dans ce pays en se passant de ses éléments fondateurs, de ses ingrédients essentiels.

Peut-on construire véritablement la démocratie si le système médiatique, loin de toute sphérisation, privilégie une solidarité mécanique, risquant ainsi de se transformer en un espace de débilité (intellectuelle) et d’infantilisme ?

Dominique Wolton évoque, dans « Penser la communication », la tentation du conformisme dans le milieu journalistique, tout en signalant les causes. « D’une part : l’effet de bocal : entre les journalistes et leurs différents interlocuteurs, il n’y a pas assez de courant d’air, venus d’autres aspects de la réalité ; la société se réduit aux bruissements et aux rumeurs de la capitale. D’autre part, un réflexe d’autodéfense pour se protéger de la complexité du monde ».

Ces mots de D. Wolton se devraient d’interpeller le secteur médiatique haïtien et toute la société (haïtienne) en regard justement de la complexité de la situation d’Haïti et des véritables enjeux en matière de développement.

Je vous remercie de votre attention.

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[1Intervention dans le cadre d’un panel au Centre d’Information et de Communication Publiques (CICP) du ministère de la culture et de la communication, aux cotés des journalistes Anthony Pascal et Jacques Desrosiers