Débat
Par Jean-Eric Paul [1]
Soumis à AlterPresse le 10 novembre 2008
Le gouvernement haïtien, est-il impuissant face à la flambée des prix des matières premières et aux dégâts de catastrophes naturelles, ou ignore-t-il les mécanismes de gestion des risques ?
Haïti, victime des émeutes de la faim, a été tout récemment frappée de plein fouet par 4 ouragans successifs causant des dégâts énormes, comme si la flambée des prix de produits de première nécessité n’était pas suffisante au malheur du peuple haïtien. La ville des Gonaïves, où les plaies du cyclone Jeanne sont toujours visibles, en a payé un lourd tribut.
Durant le mois d’avril 2008, la population a vu le prix du sac de riz de 50 kgs passer de 35 à 70 dollars, les prix des trajets de bus augmentés environ de 30 à 50%.
Cette situation a poussé le peuple dans la rue, réclamant du gouvernement la baisse des prix de produits alimentaires. Des violentes manifestations ont éclaté, causant la mort de plusieurs personnes, de dizaines de blessées et de nombreux commerces pillés.
Devant une telle colère, le Sénat de la république fut contraint de voter une motion de censure contre le Premier Ministre Jacques Edouard Alexis.
Ces événements malheureux ont montré au grand jour la nécessité de mettre en place des mécanismes permettant d’amortir les chocs liés aux variations des prix de matières premières.
Combien de fois avons-nous entendu le gouvernement expliquer qu’il ne peut rien face à la hausse des prix des matières premières sur le marché international ? Est-il vraiment impuissant ou ignore-t-il les mécanismes de gestion des risques liés aux matières premières ?
Dans ce qui suit, nous présenterons, dans un premier temps, certains mécanismes couramment utilisés pour gérer de manière efficace les risques liés aux variations de prix des matières premières. Nous montrerons, lors même que les prix augmenteraient sur le marché international, qu’il existe des mécanismes permettant de neutraliser l’impact sur la population. Et dans un deuxième temps, nous présenterons quelques autres techniques applicables à la gestion des grands risques liés aux phénomènes climatiques (ouragans, tremblements de terre, sécheresses, les inondations etc).
Gestion efficace des risques liés aux variations des prix de matières premières
Pour combattre la vie chère, le Président René Garcia Préval préconise la valorisation de la production nationale. C’est une mesure qui va dans le bon sens et nous l’encourageons grandement à mettre en place cette politique volontariste.
Face à l’envolée des prix des denrées alimentaires, le Sénégal a défini un programme volontariste d’autosuffisance en riz à l’horizon 2015. Pour cela, le pays a importé plus de 500 tracteurs d’origine indienne et environ 3 000 pompes allant jusqu’à 400 M3/H.
Nous encourageons le Président Préval à faire mieux que le Sénégal en acquérant davantage de matériels, en organisant les paysans en coopératives mieux structurées pouvant bénéficier des crédits et sans oublier la mise en place d’un mécanisme d’assurance pouvant les couvrir contre les aléas de la nature.
Ces mesures permettraient de diminuer le degré d’exposition du pays aux risques de variation des prix de certains biens que nous pouvons produire. Ce ne serait pas le cas du blé ou du pétrole.
Haïti n’est pas le seul pays à être assujetti aux variations de prix de matières premières. Des compagnies aériennes comme Air France, American Airlines et British Airways sont autant exposées à la volatilité de prix du pétrole. Certes, il y a une infirme répercussion sur le prix des billets, mais pas dans les mêmes proportions que l’augmentation opérée sur les trajets de bus en Haïti.
Cette grande différence s’explique par le fait que ces compagnies utilisent certaines techniques leurs permettant d’amortir la hausse de prix du kérosène.
Quelles en sont ces techniques ?
La constitution de stock stratégique de régulation du marché national
Certains Etats ont constitué des réserves stratégiques en matière de pétrole, de médicaments, de produits alimentaires etc., en cas de crise d’approvisionnement.
La première mesure simple, que nous préconisons, au gouvernement, pour gérer les risques liés aux variations des prix de matières premières, est la constitution des stocks stratégiques sur un panier de biens de base, dont les prix seraient rigides à la hausse. Ce panier concernerait des biens de base, tels que le sel, sucre, farine, riz, haricot, mais, huiles, gasoil etc.
Pour chaque bien constituant le panier, l’Etat devrait constituer des stocks stratégiques et définir un prix limite d’intervention. Ce prix limite serait un seuil insoutenable pour la population.
Exemple du prix de riz
Si le prix sur le marché national atteint le prix limite, l’Etat interviendrait sur le marché en utilisant son stock stratégique pour maintenir le prix du riz en dessous du prix limite.
Cette approche peut être combinée avec un rôle plus efficace de la Banque Centrale dans la conduite de la politique monétaire. La priorité devrait être la lutte contre l’inflation et le renforcement du pouvoir d’achat.
Cette politique de renforcement du pouvoir d’achat passe nécessairement par un renforcement de la monnaie nationale. Nous ne croyons pas que cela n’handicaperait pas les exportations du pays, car la concurrence ne se fait pas uniquement que par les prix. Elle se fait aussi par la qualité des produits.
L’effet d’habitude dans la consommation (mangues haïtiennes), les produits bios et produits du commerce équitable sont autant d’exemples montrant qu’un prix légèrement élevé d’un bien n’entraîne pas nécessairement une baisse de la consommation de ce bien. Au contraire, les consommateurs sont prêts à payer plus cher pour des produits de qualité.
Le pétrole et les autres matières premières sont libellés en dollars $. Une gourde qui s’apprécie par rapport au dollar $, permettrait de réduire la facture du pétrole et des matières premières.
L’exemple d’un Euro fort par rapport au dollar $ permet aux Européens de diminuer considérablement leurs factures pétrolières.
De plus, notre pays importe beaucoup plus qu’il en exporte. Cette politique serait du bon sens.
Beaucoup de pays jouent sur leurs monnaies pour défendre leurs intérêts. Les Américains, les Européens l’ont fait dans le passé. Et pourquoi pas nous ? Serions-nous moins intelligents que les autres ?
La sous-évaluation de la devise chinoise (Yuan) permet à ce pays de doper son commerce extérieur, à telle enseigne qu’actuellement ses réserves de change dépassent plus de 1 000 milliards $. Ce trésor de guerre est issu des excédents commerciaux enregistrés par la Chine. La sous-évaluation du yuan a permis à la chine d’inonder les marchés extérieurs de leurs produits bon marché.
Utilisation des produits dérivés comme moyen de couverture contre le risque de variation des prix
Pour neutraliser les effets des augmentations des prix des matières premières, les grandes entreprises cherchent le plus souvent soit à répercuter les augmentations sur leurs clients, soit à négocier avec leurs fournisseurs des contrats à prix fixe sur le long terme. Cela avec beaucoup de difficultés, car, d’une part, il y a la concurrence qui joue en cas de forte répercussion de prix sur les clients et, d’autre part, les prix des fournisseurs sont réévalués périodiquement.
C’est la raison pour laquelle ces entreprises ont recours, de plus en plus, aux produits dérivés.
Au cours des dernières années, la demande de couverture contre les fluctuations des prix de matières premières au moyen de produits dérivés a connu une croissance incroyable. Ces produits permettent de gérer de manière efficace tout type de risque.
Ces produits dérivés sont les swaps, les contrats FUTURES et les options.
Beaucoup de ces produits s’échangent sur les marchés organisés, tels que le Chicago Mercantile Exchange ou encore sur le marché londonien London International Financial Futures and Options Exchange (LIFFE). Il existe aussi des marchés de gré à gré ou marché « hors cote » pour des produits faits sur mesure.
Ces produits de couverture sont à la portée de l’Etat haïtien et le pays peut parfaitement se protéger contre les risques de hausse du pétrole, du blé, du riz, du soja.
Utilisation d’un « commodity swaps » pour se couvrir contre la hausse des prix du pétrole, du blé, du riz etc.
Le principe de base est simple. Il s’agit de fixer le prix à terme de la matière première.
Un swap est un contrat de gré à gré portant sur l’échange des flux, lié à un actif sous-jacent à une fréquence donnée, sur une période déterminée.
Exemple d’un contrat de swap de couverture contre la hausse de prix du pétrole
L’Etat haïtien, sentant la hausse de prix du pétrole prochainement dû à un facteur géopolitique, souhaite se protéger contre cette hausse. L’Etat souhaite fixer son approvisionnement à $ 80.00 le baril sur un 6 mois. Imaginons qu’il confie la charge de cette opération à la Banque nationale de Crédit (BNC) qui va entrer dans une opération de swap avec l’assureur AIG ou une banque BNP Paribas.
Selon les termes du contrat, la BNC achète le pétrole au prix du marché international pour le compte de l’Etat auprès d’un fournisseur quelque conque. Si le prix de marché est supérieur à $ 80.00, AIG paie la différence à BNC et, si le prix de marché est inférieur à $ 80.00, BNC donne la différence à AIG.
Utilisation d’un contrat Future sur matières premières (pétrole, blé, Riz) comme moyen de se protéger contre la hausse des prix
Un Future est un contrat à terme standardisé, négocié sur un marché organisé (CME, CBT, LIFFE, NYMEX) permettant de s’assurer ou de s’engager sur un prix, pour une quantité déterminée d’un produit donné à une date future.
Un marché organisé est un marché où il existe une chambre de compensation. Quand les ordres sont passés, la chambre de compensation vient s’interposer et devient l’acheteur pour tous les vendeurs et le vendeur pour tous les acheteurs. Elle assume, à la place des participants, le risque de contrepartie.
Pour ce faire, chaque adhérent doit lui verser un dépôt de garantie. Ces dépôts de garantie sont réévalués tous les jours en fonction de la valeur de marché des positions détenues par l’adhérent.
Exemple d’un Future sur le blé utilisé contre la hausse de prix du blé
L’Etat pense que le prix du blé va augmenter sur le marché international dans 3 mois et veut se protéger contre ce risque de hausse.
Nous considérons toujours le cas de la BNC agissant pour le compte de l’Etat dans le cadre de l’opération.
On suppose que BNC est membre adhérent du marché londonien LIFFE, lui permettant de négocier les contrats Futures sur le blé. BNC va acheter des contrats Futures sur le blé pour le compte de l’Etat. Le contrat Future fixe à terme le prix de la tonne de blé, par exemple, à $ 240.00 / tonne.
Si, au bout de 3 mois, le prix du blé grimpe à $ 280.00 / tonne, la BNC achètera la tonne de blé pour le compte de l’Etat à $ 240.00 / tonne au lieu de $ 280.00 / tonne. Ainsi, l’Etat s’est-il protégé contre la hausse de prix du blé à travers l’achat des contrats Futures.
Utilisation des options comme moyen de couverture contre la hausse des prix du pétrole, du blé, du riz, etc.
Une option est un contrat donnant à son détenteur le droit et non l’obligation d’acheter ou de vendre une certaine quantité d’un bien à un prix préfixé (prix d’exercice), à une date déterminée d’avance, moyennant une prime. Il existe deux types d’option :
l’option européenne, qui ne s’exerce qu’à l’échéance ;
L’option américaine, qui peut être exercée à tout moment de la date de négociation jusqu’ à la date d’échéance.
Il faut savoir qu’une option d’achat s’appelle un CALL et une option de vente s’appelle un PUT.
Exemple d’une option sur matières premières (pétrole, blé, riz, etc.)
L’Etat pense que le prix du pétrole va augmenter sur le marché international et veut se protéger contre ce risque.
BNC, agissant pour le compte de l’Etat, va acheter une option d’achat sur le pétrole à un prix d’exercice, admettons $ 85.00 / baril sachant que le prix spot du pétrole est $ 88.00 / baril. Si, effectivement, le pétrole augmente dans 6 mois à $ 95.00 / baril par exemple, la BNC exercera l’option et achètera le pétrole à $ 88.00 au lieu de $ 95.00. Ainsi, l’impact de la hausse de prix du pétrole sur la population est-il neutralisé.
Gestion efficace des risques liés aux phénomènes climatiques
Les quatre derniers ouragans, qui ont frappé notre pays, auraient causé la mort de 793 personnes, 548 blessés, tandis que 22 702 maisons ont été détruites et 84 625 maisons endommagées, selon le bilan de la Protection Civile Haïtienne.
Les mots ne suffisent pas pour décrire l’image apocalyptique de la ville des Gonaïves.
Ces événements ont montré au moins deux choses.
D’une part, l’irresponsabilité de nos dirigeants durant ces dernières décennies, car les mêmes événements se sont produits en 2004 avec le cyclone Jeanne.
D’autre part, ces événements ont révélé nos faiblesses au niveau technologique, notre incapacité à construire des infrastructures capables de résister au moindre phénomène naturelle.
Là, encore, la réponse n’est pas de supplier la communauté internationale à nous envoyer quelques techniciens. Un économiste médiocre, soit-il, vous dira qu’il n’y a pas de développement sans technologie.
A l’heure où on parle de développement, où en sommes-nous au niveau technologique ? Quelles mesures préconise le gouvernement pour combler notre retard technologique ?
Nous préconisons la création d’un Institut haïtien de Technologie et d’un pôle technologique l’accompagnant. La technologie serait à la base de notre développement industriel, vecteur central de la croissance économique.
Nous souhaiterions qu’il soit une référence dans les Caraïbes.
Il s’agirait pour notre pays, dans les 10 années à venir, de disposer des techniciens capables de creuser un tunnel, capables de construire n’importe quels ponts et bâtiments complexes, de concevoir des systèmes électroniques complexes, etc.
Pour réduire la fréquence des catastrophes naturelles, les experts préconisent des activités de drainage et une meilleure gestion des bassins versants. Ce sont des mesures préventives qui vont dans le bon sens, mais, compte tenu de notre position géographique, le risque des ouragans demeure inchangé.
Dans ce qui suit, nous allons nous intéresser à la gestion de ces types de risques. Nous chercherons à montrer qu’il est possible qu’à chaque pluie diluvienne, qu’à chaque ouragan, que notre gouvernement n’aille plus supplier la communauté internationale de nous accorder une quelconque aide.
Peut-on se prémunir contre les grands risques liés aux phénomènes climatiques ?
Les "dérivés climatiques" sont les réponses appropriées à ce type de risques. Ils sont cotés en temps réel à la Bourse de Chicago (CME), mais aussi sur le LIFFE (Londres).
Les dérivés climatiques sont des produits d’assurance procurant une compensation pour des pertes ou manques à gagner liés aux aléas climatiques.
Une coopérative agricole, qui veut se prémunir contre la sécheresse, peut acheter des contrats lui assurant contre une température plus chaude au-dessus de la moyenne.
Des contrats, permettant de s’assurer contre les risques liés à une grande saison de pluies, existent sur le marché de Chicago.
Une coopérative agricole haïtienne peut tout à fait se prémunir contre les risques d’inondations, d’ouragans, en achetant des contrats à la bourse de Chicago. Il existe des contrats Futures et des options portant sur des indices mesurant la pluviométrie, la force de tempête, la température etc.
Exemple de couverture de risque de catastrophe avec un Cat-Bond ou Bon de catastrophe coté sur le CME
Un Cat-Bond est une obligation à haut rendement, généralement émise par une compagnie d’assurance ou de réassurance, sociétés industrielles, etc.
Dans le cas où survient un sinistre prédéfini (tremblement de terre, raz de marée, ouragan, etc..), le détenteur de l’obligation perd tout ou partie des intérêts, voire du nominal de l’obligation.
Ces obligations, d’échéance courte et souvent à taux variable, offrent des rémunérations très attractives ; en contrepartie, si le risque se matérialise, tout le capital peut être perdu. Le gouvernement haïtien, durant la saison cyclonique, peut donner mandat à la BNC de se couvrir contre le risque de catastrophe, via un Cat-bond coté sur le CME.
Présentation de l’un de plus grands marchés à terme du monde
Le Chicago Mercantile Exchange Group est l’entité résultant de la fusion en 2007 du Chicago Mercantile Exchange (CME) et du Chicago Board of Trade (CBOT). Il est l’un des marchés organisés de contrats à terme et d’options du monde.
En 2006, plus de 2,2 milliards de contrats, représentant plus d’un million de milliards de dollars, ont été négociés au CME et au CBOT. Les trois quarts de ces opérations ont été réalisés électroniquement.
CME propose une gamme complète de produits financiers couvrant les principales classes d’actifs, allant des contrats à terme et des options sur taux d’intérêt, indices boursiers, devises, matières premières, jusqu’aux produits d’investissement alternatifs, comme les contrats ayant trait aux conditions météorologiques.
CME Clearing est la chambre de compensation assurant le rapprochement et le règlement de toutes les opérations effectuées.
CME est un marché électronique ouvert 24 heures sur 24 et accessible partout dans le monde.
Il compte des clients dans plus de 80 pays du monde. Son architecture ouverte (CME Globex) permet aux clients de se connecter en utilisant leurs propres outils de négociation.
Jean-Eric PAUL
Economiste, Membre de l’Association Française des Analystes Techniques
Direction des Marchés de la Banque Dexia, Paris-La Défense
j_e_paul@yahoo.fr, jeaneric.paul@dexia.com
[1] Economiste, Membre de l’Association Française des Analystes Techniques. Direction des Marchés de la Banque Dexia, Paris-La Défense.