Par Richard Sénécal [1]
Soumis à AlterPresse le 22 juillet 2008
Depuis plusieurs années le pays se trouve plongé dans une crise institutionnelle, sociale et politique aux origines nombreuses et parfois lointaines, subitement exacerbée par la destitution du gouvernement de Jacques Édouard Alexis. Je n’ai point l’intention ici d’en rajouter au tintamarre parfois vulgaire entourant la désignation de Michèle Pierre Louis au poste de premier ministre. J’ai toutefois noté dans cette cacophonie l’émergence de certaines notions ou idées qui correctement développées pourraient élever le débat et le sortir de cette bouse intégriste ou il semble s’enliser de plus en plus.
La question de moralité. La morale dans une de ses multiples définitions serait un ensemble de valeurs codifiant le comportement social et tirant sa légitimité de la coutume, d’une idéologie, d’une philosophie, d’une religion... Toute indispensable qu’elle puisse être, la morale est un concept volatile pour la simple raison que ce qu’elle désigne varie d’un individu à l’autre, d’un groupe à l’autre, d’une religion à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre. Et j’en passe. La morale transposée en mathématiques ne serait ni plus, ni moins qu’une simple variable. Grammaticalement, la morale devrait toujours se mettre au pluriel. Car il n’y a pas qu’une morale, mais bien DES morales. Quand on analyse l’histoire, la persistance de ces morales multiples a souvent été source de conflits, de misères et de guerres. O morale, que de crimes furent commis en ton nom !
De ces diverses morales il convient d’en détacher une de type particulier qui nous intéresse dans le contexte actuel : la morale religieuse. Historiquement certaines sociétés (pour ne pas dire la plupart) se sont constituées et structurées autour d’une forme quelconque de morale religieuse. Cela a pu amener des ages d’or aussi bien que des périodes sombres (guerres de religion, inquisition, fondamentalisme). La structuration d’une société autour d’une morale religieuse n’est donc pas une garantie en soi de son bon fonctionnement. Les sociétés en quête de modernité et de démocratie ont du inventer une manière de concilier harmonieusement l’existence en leur sein de toutes ces formes de morale. Ce qui nous amène directement au concept suivant.
La laïcité. Le seul rapport de la laïcité à la religion est qu’elle en tire son nom, par opposition. La laïcité est justement la négation de toute influence religieuse sur le fonctionnement des institutions. La morale dite religieuse ne peut pas être partie prenante et exclusive de l’État laïque. L’État laïque est instauré précisément pour que puissent coexister dans la plus grande tolérance diverses croyances et religions, donc diverses "morales" justement. La seule "morale" de l’État laïque est l’application démocratique des valeurs fondamentales : liberté, égalité, fraternité. Ces notions sont estimées suffisantes pour maintenir la cohésion sociale et garantir le plein épanouissement de chaque individu.
Haïti comme la plupart des autres pays, n’est pas totalement dans les faits un Etat laïque. Il persiste encore certaines séquelles historiques. Mais la constitution de 1987 instaure clairement cet état laïque. Et la seule morale à laquelle se réfère cette constitution dans un de ses articles n’est pas du tout la morale judéo-chrétienne mais justement ces valeurs fondamentales mentionnées plus haut développées et codifiées dans les lois pour permettre a tous une existence sociale. Chaque religion, croyance ou minorité en général doit trouver en l’État laïque un garant de son existence et de son épanouissement dans le respect formel des autres entités.
Vie privée et vie publique. Une personne aspirant à occuper une haute fonction doit s’attendre à voir exposés en tout ou en partie certains aspects personnels de sa vie. Ce n’est pas une contrainte légale ni même coutumière mais dans les faits c’est quasi inévitable. A partir du moment ou une personne dépasse un certain seuil de notoriété (et ce n’est pas valable que pour les personnages politiques), elle devient, non pas nécessairement un modèle comme certains le prétendent, mais un “point de mire” ou convergent tous les regards. Et il est dans la nature humaine de vouloir tout savoir sur ce qu’il regarde, donc qui l’intéresse. Encore plus si cette personne est appelée a influencer sa vie. Le problème est qu’on ne pourra jamais tout savoir d’un individu. Il est de ces jardins secrets qui savent rester secret. Et en ce domaine toute présomption diffusée comme certitude devient calomnie.
Il est par ailleurs futile de vouloir contraindre un personnage même politique à exposer sa vie privée tant que celle ci n’a pas porté préjudice à autrui. Ce serait une violation des droits fondamentaux de la personne, donc de la morale constitutionnelle. Mais l’analyse et la bonne connaissance des aspects “vérifiables” d’un individu amené à diriger est une démarche saine et louable car celui qui ne peut bien gérer sa chaumière ne saurait diriger un pays.
Exclusion et minorités. Le tohubohu en cours a amené sur la grande place une notion jusque la interdite de séjour dans notre espace de réflexion public : l’homosexualité..Vaste sujet en vérité. Mais je ne veux point l’aborder ici en tant que tel. Je risquerais trop facilement de faire glisser la réflexion dans une sphère située bien en dessous de la ceinture. Et je veux plutôt élever le débat. Il est d’ailleurs évident qu’une fois sorti du moule de la morale religieuse dont nous avons parlé, l’homosexualité sous l’angle qui nous intéresse peut facilement s’insérer dans la problématique de l’exclusion et des minorités. Homosexuels, hétérosexuels. Moun anwo, moun anba. Moun nwa, moun wouj. Moun nan no, moun nan sid. Moun andeyo, moun lavil. Gason, fanm. Et j’en passe une fois de plus. Il est curieux de constater que dans cette société d’exclusions le fameux concept de “majorité nationale” n’a jamais existé que de manière purement politique et pompeusement verbale, n’ayant jamais pu (ou su) englober l’ensemble de toutes ces minorités. Et pendant ce temps c’est la libre floraison des catégories qui s’évertuent gaillardement à s’exclure mutuellement.
Par ailleurs le concept qu’un membre d’une tranche minoritaire de la population ne saurait aspirer à une haute fonction de l’État est probablement le plus ridicule que j’aie entendu dans ce brouhaha d’idées pas toujours brillant. Qu’on le veuille ou pas, en ce pays, on fait tous partie d’une quelconque minorité, voire de plusieurs à la fois suivant le contexte. Ce n’est jamais qu’une question de point de vue.
Conclusions et propositions. Il serait prétentieux de vouloir cerner ici tous les enjeux de la crise actuelle. Il est certain que derrière ce débat bruyant mais somme toute superficiel s’affrontent en coulisses des intérêts purement mesquins. C’est encore une fois l’arbre qui cache la forêt. Mais dans ce fourmillement de variables à n inconnues se dégagent tout de même quelques constantes dont je voudrais parler.
Cette société est malade de sa propre inertie. Elle aspire au changement mais ne fait qu’aspirer au changement. Il existe des forces a la fois politiques, morales (justement !) ou religieuses qui s’accommodent fort bien du statu quo. Il est aussi évident qu’une société aux abois se raccroche plus facilement aux valeurs traditionnelles quand bien même elles ont déjà piteusement et multiplement échoué.
Cette société a peur. Elle a peur de demain, peur des transformations. Elle rêve d’ailleurs et du passé, même si ce passé s’appelle Jean Claude Duvalier, Jean Bertrand Aristide ou Paul Eugène Magloire. Elle refuse de comprendre que l’avenir n’est pas seulement à construire mais surtout à inventer.
Alors quoi ? La note positive ? La note positive est qu’un débat qui pourrait devenir national est ouvert. La société civile commence à vouloir sainement et publiquement influencer le politique. Il faut éviter le piège des exclusions et des manœuvres souterraines. Il ne faut pas mettre dos à dos les plus capables et les plus nombreux. Il faut capitaliser sur cette mobilisation. Des gens et des secteurs qui s’étaient tus depuis des décennies ont parlé, pris position. La parole ne suffira cependant pas. La crise a aussi révélé la profonde médiocrité de la plupart des acteurs politiques. La société dans son ensemble doit démocratiquement et progressivement intégrer cet espace politique en y insufflant un minimum de compétence et d’intégrité. Les élites doivent meubler le vide idéologique et accoucher d’idées qui pourront nous permettre enfin d’inventer un pays.
[1] Cinéaste