Par Jn Anil Louis-Juste, Professeur a l’Université d’Etat d’Haiti
22 septembre 2003
Depuis 1804, nous sommes coupés de l’héritage de liberté que nous a légué le libre marronnage de Saint-Domingue pour nous attacher à la corde de l’esclavage moderne. Le mouvement des marrons a été vaincu depuis l’appropriation privée de la terre. Durant la guerre, chaque ville conquise devenait la propriété privée du chef conquérant et de ses lieutenants. L’aristocratie louverturienne émergente, se déliait du cordon ombilical qui rattachait les nouveaux libres aux combattants de la liberté. Les oligarques imposèrent aux soldats cultivateurs, l’économie de plantation comme mode d’organisation du travail et de l’existence. Comme au temps de la colonie, chaque habitation était directement reliée à un port de la Métropole ; aucune habitation ne développait d’activité introvertie, exception faite de la culture des places à vivres, introduite à partir de 1688 et d’ailleurs résultant des contradictions qui secouèrent la politique de distribution de rente entre la Métropole et sa colonie. L’ouverture forcée de ce marché interne n’a pas su diminuer le caractère communicationnel vertical et autoritaire de l’économie de plantation, d’autant plus que l’esclavagisme dominait les relations sociales à Saint-Domingue.
La rencontre de Bois Caïman (14 août 1791) voulait assauter l’arsenal du verticalisme et de l’autoritarisme ; la communion dans un même projet était une sorte de pratique de liberté. Le travail pour soi devenait la vision qui aurait semblé guider le Soulèvement Général des Esclaves dans la nuit du 21 au 22 août 1791.
Par contre, sous prétexte de vouloir asseoir l’autonomie de Saint-Domingue sur une économie prospère, l’aristocratie louverturienne adoptait des mesures de culture étudiées sous le nom de caporalisme agraire, qui furent un rude coup porté au projet de liberté, d’égalité et de solidarité des marrons et esclaves. L’extraversion économique néo-coloniale a consolidé, depuis la fameuse dette de l’Indépendance (1825), la mentalité militaire chez les jeunes cadres de l’Administration Publique. L’ordre communiqué a pris la place du processus de communication ; l’imposition s’est substituée à la discussion. Les soldats cultivateurs avaient perdu leur capacité de communiquer leur projet [1]. Or, ce projet était conçu dans les conditions affreuses de l’esclavage à Saint-Domingue et voulait transformer les causes de cette inhumanité. L’épanouissement individuel et collectif n’était point la finalité de l’organisation économique et de la structuration politique du « Nouvel Etat », issu de la Constitution de 1801.
L’Indépendance n’a pas profondément altéré cet ordre injuste. L’aristocratie louverturienne s’est reproduite dans les pratiques oligarchiques d’import-export au détriment du développement du corps et de l’esprit des réels producteurs. La politique agraire de don, menée selon les visées économiques extraverties, a créé une couche de spéculateurs qui captent les denrées et les drainent aux ports respectifs de leur ville d’influence. Ces produits paysans sont exportés vers l’Europe ou les Etats-Unis. Les bateaux ramènent au pays, des produits manufacturés que ces mêmes spéculateurs revendent aux paysans. Ce double mouvement commercial relie d’une part, la terre au capital et de l’autre, les paysans à la bourgeoisie internationale. L’alliance grandon-commerçant du bord de mer assure donc une médiation dépendante.
La résistance offensive des paysans n’a pas su défaire cette solide entente. Les mouvements paysans du 19ème siècle étaient dénués de force idéologique et d’autonomie politique, et manquèrent de vision globale pour organiser des luttes totales contre l’ordre injuste et inhumain instauré par l’aristocratie louverturienne. Les révoltes de Goman et d’Acaau ont échoué pour se transformer en une forme de résistance passive et individualisée.
La spéculation caféière, fondée sur le contrôle de la terre et du commerce, n’assure plus aujourd’hui l’organisation de la vie et du travail paysans. Même aidée de la répression policière, elle a perdu de son importance devant l’introduction du développement dans le coeur et l’esprit des paysans. C’est que la chute de la production caféière dans les années 70, a consacré la relégation des spéculateurs au second plan des activités politiques et idéologiques. La spéculation du développement s’est substituée à la spéculation du café. Les nouvelles médiations dans la reproduction et l’expansion du capital, sont le placement d’argent (dette de développement) et le transfert de technologies (coopération au développement). L’Organisation Non-Gouvernementale (ONG) a efficacement formé les spéculateurs de développement dans les centres d’animation comme l’ITECA, Emmaà¼s Papaye, « Vin Moun », l’IDEA, le DCCH, etc.
La détérioration des conditions de vie des classes populaires haïtiennes résulte d’un long processus d’exploitation et de domination, mis en place depuis la lutte pour la liberté. L’extraversion économique et la discrimination culturelle participent des mécanismes d’étranglement du projet d’humanité et de dignité que portait le libre marronnage. Les pratiques humanitaires de la Communauté Internationale approfondissent la dépendance dans la mesure où elles contribuent à construire une mentalité d’assistés par la distribution d’aide matérielle aux populations victimes de catastrophe, par exemple. Le transfert de ces produits charrie la conception du monde qui a organisé leur production. La « solidarité humanitaire » s’est servie de la vulnérabilité humaine pour faire reculer les frontières de l’humanisation déclenchée par des luttes populaires mondiales.
Le succès des ONGs qui traitent de carences, devient ainsi plus que spectaculaire ; la rareté d’argent pour l’acquisition de marchandises nouvelles, est assez criante dans les ménages populaires. Le traitement de carence épargne le travailleur, de la relation de travail nettement servile comme cela se pratique dans le « péonage » au Brésil
C’est dans les conjonctures de crise cataclysmale que l’Internationale Communautaire a entrepris le plus souvent, de masquer la crise sociale qu’elle a contribué à créer en Haïti. Tous les dégâts causés au passage d’un cyclone ou par une sécheresse, sont interprétés en termes d’incapacités physiques de l’environnement à absorber le choc naturel. Le manque de développement est communiqué aux esprits fragiles comme seule explication de la situation de déchaînement de forces naturelles. L’Internationale Communautaire a délibérément oublié que le développement du manque est à rechercher dans la communication verticale instaurée depuis la colonie, dans les modes de régulation politique et économique. La structure agro-exportatrice et l’organisation politico-répressive ne créent pas d’autre forme de relations humaines.
Dans ces conditions, l’implantation de centres de développement dans des communautés paysannes de Laborde, Papaye, Bassin Bleu, Gressier et Joiseuil, acquiert toute son importance comme sphères de diffusion de l’idéologie du développement. Les organisations non-gouvernementales, chrétiennes ou œcuméniques, sont des institutions développementistes qui travaillent pour modeler l’esprit de communauté aseptisée chez des victimes du pillage organisé sur la production paysanne.
De nos jours, on prétend résoudre le problème de la discrimination culturelle par l’expansion de l’éducation universelle, mais l’impérialisme s’intéresse à la formation des jeunes du Tiers-Monde, parce que la population euro-étatsunienne se fait vieille. La qualification de la force de travail en devenir, est essentielle à la reproduction du capital impérial. Sous prétexte d’universalisation de l’éducation, le contexte de globalisation de la culture unique exige l’extension des opérations intellectuelles élémentaires à des secteurs majoritaires de population, comme nécessité historique qui pousse la Banque Mondiale et ses succursales régionales (la BID, par exemple) à financer la formation de la conscience des jeunes selon les exigences du marché. Les textes de projet d’éducation de base actualisent les questions de qualité de l’éducation, de l’école unique (« un seul pays, une seule école », de la « transformation de chaque enfant en salle de classe en homme-citoyen-producteur ». L’expansion de la citoyenneté et de la productivité dans le Tiers-Monde, à promouvoir de manière séparée, est le nouveau paramètre de la culture de crise apte à orienter la formation de subjectivités individualistes chez la population jeune du monde. L’individualisme reste la méthodologie qui inspire la modulation de ces programmes d’éducation, car la finalité est de conserver la scission de la citoyenneté et de la productivité dans la socialisation des jeunes, de manière à les séparer de la mémoire historique qui intègre ces deux composantes humaines dans la production de l’homme nouveau. Le productivisme valorise toujours le capital au détriment du libre développement des hommes. La quête de coopération solidaire ne s’inscrit donc pas à l’agenda de l’éducation pour tous en 2010.
Dans le financement de programmes d’éducation de base, la Banque Mondiale opère à travers le monde, deux affaires très juteuses. D’une part, elle assure la domination de la spéculation financière (le fonctionnement du mécanisme de la dette prévient l’effondrement du système financier international sur lequel repose la dominance du travail mort) ; de l’autre, elle prépare des rejetons nécessaires à l’organisation socio-métabolique [2] du capital.
On peut comprendre maintenant l’acharnement de l’organisme américain pour le développement (USAID) à financer des programmes d’éducation civique en Haïti. Depuis quelques temps, il a coopté des dirigeants de Radio communautaire où sont diffusées ces émissions [3]. Il est simplement question de former la conscience des habitants en vue de l’assimilation de la démocratie impériale [4] dictée depuis les officines de Washington.
Le développement n’est pas une simple affaire de disponibilité de capitaux, ni d’expertise. On ne peut pas décréter le développement ; il s’agit d’un processus humain complexe où toutes les dimensions de l’homme doivent trouver leur pleine expression.
Le 30 novembre 1994, le régime lavalas [5] a créé une commission présidentielle pour la croissance et la modernisation économique et lancé le 6 décembre de la même année, un programme d’urgence de lutte contre la pauvreté. Plus souvent connu sous le nom de Petits Projets de la Présidence, le Programme a mobilisé 77 millions de dollars américains. Des entreprises publiques ont été, par la suite, privatisées. Mais, la pauvreté s’est accrue à un point tel que la « démocratisation » des entreprises publiques n’a pas entraîné la socialisation de l’économie. C’est que le capital a commandé tous ces mouvements de l’économie et de la politique haïtiennes ; la question de pouvoir économique, politique ou culturel n’est donc pas posé dans ces simulacres de mouvement vers le développement.
Comprendre la stratégie hégémonique de l’Internationale Communautaire en Haïti, c’est analyser et synthétiser la direction culturelle des interventions économiques, sociales et politiques des diverses composantes institutionnelles de l’unité communautariste sur les anciennes habitations coloniales ; c’est socialiser l’analyse et la synthèse des actions communautaires avec les victimes du communautarisme développementiste. C’est réveiller la conscience de ces dernières à partir des expériences quotidiennes qu’elles ont accumulées dans le monde du développement. Dans cette entreprise interviennent des connaissances historique, sociologique, politique et anthropologique. C’est un complexe épistémologique qui peut démêler la complexité du tissu politico-idéologique de la dépendance psychologique et matérielle de ces êtres pris dans les tenailles de la déchéance humaine. La perte de dignité de l’individu social est souvent associée au déni de la communication opposée à son animalisation. Récupérer le vrai sens du libre marronnage, c’est reconstruire la fondation de la solidarité humaine exprimée dans les luttes pour la liberté de tous les hommes et de toutes les femmes. Le projet exige l’organisation de structures anti-hégémoniques qui se nourrissent de pratiques sociales autonomistes.
Le libre développement est donc dans une éducation qui réunit la socialisation de l’économie et de la politique en un même projet de société. L’homme, dans ses multiples dimensions, doit être restitué à l’humanité. La restitution s’opère en permanence à chaque fois que de nouveaux problèmes mettent en question la marche vers l’humanité et la dignité.
Jn Anil Louis-Juste
Port-au-Prince, 22 septembre 2003.
[1] L’organisation de « lakou » si brillamment décrite par Rémy Bastien dans « Le paysan haïtien et sa famille », peut être considérée comme une réponse désespérée à la reconduction de l’esclavage sous de nouvelles formes. La fuite vers les mornes, communément appelée marronnage, témoignait en quelque sorte, de l’actualité contemporaine du projet de liberté des marrons et esclaves de Saint-Domingue.
[2] Le concept est de Itsvan Mészaros qui a ainsi étudié, dans « Beyound Capital », les rapports d’échange entre d’une part l’homme et la nature, et de l’autre, entre les hommes. Dans les deux cas, c’est le capital qui commande l’organisation de ces relations comme l’organisme humain ou animal métabolise les molécules d’aliment ingéré pour sa survie ou sa reproduction biologique.
[3] Ici nous nous référons au Projet RAMAK qui a détrôné la SAKS de son règne sur les Radios communautaires.
[4] La démocratie impériale, c’est le régime politique instauré après l’intervention directe de Washington ou de l’ONU, principal organe de l’Internationale Communautaire, dans un pays du Tiers-Monde. Elle vise la 0restauration du capital qui se sent menacé à un coin quelconque de la planète. La nouvelle mondialisation l’exige, : dès qu’un régime politique, même issu d’élections libres, honnêtes et régulières, montre un quelconque compromis à des promesses sociales, il sera désigné indésirable et chassé du pouvoir par tous les moyens (de guerre ou de développement). L’instrument politique qu’est la démocratie sert donc les intérêts du capital ; sa forme varie avec le contexte critique du capital.
[5] Nous devons noter qu’une coalition populiste a pris le pouvoir présidentiel en Haïti, le 16 décembre 1990. Baptisé Lavalas, le mouvement a gagné les élections, mais le chef a conservé sa verve populiste en dépit de l’avertissement arrogant de l’ambassadeur Alvin Adams surnommé Bourik Chaje. Le président Aristide a été déposé le 30 septembre 1991, mais il est revenu au pouvoir sous forme de démocrate impérial protégé par plus de 21 000 hommes de troupe américaine, le 15 octobre 1994. Depuis, le régime mène loyalement la politique néo-libérale dans le pays.