Par Eugen Brand [1]
Soumis a AlterPresse le 15 juillet 2008 [2]
Combien d’entre nous pensaient que les horreurs de la faim à grande échelle appartenaient au passé ? En Irlande, les famines de la pomme de terre sont un souvenir lointain dans un pays riche et moderne. Et pourtant, sur d’autres continents, décennie après décennie, les famines ont continué à frapper, quelquefois avec de faibles échos dans la presse internationale et les campagnes d’aides correspondantes, et d’autres fois dans le silence le plus complet, sans aucun témoignage des actes de solidarité envers les personnes en souffrance.
Ce qui se produit actuellement est-il différent ? Après des siècles durant lesquels les petites sociétés agricoles étaient obligées de faire partie des cycles d’importation/exportation internationaux, les cultures vivrières sont à présent la proie idéale des spéculateurs cherchant à faire des bénéfices, ou sont utilisées pour assouvir la dépendance envers les transports, de sociétés où les moyens de subsistance locaux n’existent plus depuis longtemps. Le coût des produits de base a augmenté brusquement sur tous les continents et a conduit à ce qui est appelé « des émeutes de la faim » dans certains des pays ayant les économies les plus faibles.
En fait, les émeutiers ne sont pas ceux qui sont affamés eux-mêmes, mais des personnes qui vivent dans la pauvreté et voient à travers cette crise alimentaire à quel point elles sont proches du gouffre de la grande pauvreté et de la faim. Ils ont manifesté avec violence par peur de la faim. Ceux dont les familles sont déjà acculées à la survie quotidienne réussissent rarement à se joindre aux marches. De temps à autre, ils peuvent arriver à se joindre pour une journée à une manifestation, mais cela signifie perdre une chance de trouver de menus travaux ce jour-là, une chance de gagner suffisamment pour nourrir leurs enfants et c’est aussi s’exposer à des représailles et des amendes. Les parents qui voient leurs enfants dépérir à cause de la malnutrition sont souvent plongés dans la honte, la culpabilité et le silence, et n’osent jamais accuser le monde d’indifférence aux droits de l’homme.
Alors que les dimensions internationales de la crise alimentaire actuelle doivent être prises en considération de tout urgence, il faut aussi se rappeler que la faim et la grande pauvreté n’ont jamais disparu. Lorsque l’année dernière, sur une île près de l’Afrique, un petit garçon de deux ans, était trop sous-alimenté pour lutter contre la tuberculose, il n’y a pas eu d’émeutes pour protester contre sa mort. Lorsqu’une petite fille de cinq ans est morte de malnutrition à côté de la décharge même qui a toujours été le seul foyer et la seule source de travail de sa famille, il n’y a pas eu de marches scandées de « plus jamais ! ».
Au lieu de cela, ces familles entendent trop souvent de la part des dirigeants communautaires des discours les exhortant à changer leur situation, ou à l’accepter : « Vous auriez mieux fait de ne pas venir vivre dans ces quartiers insalubres, nous voulons vraiment nettoyer cette zone. » « Si seulement vous suiviez les instructions de notre programme, vos enfants ne vivraient pas de cette façon. » « Comment pouvez-vous penser que vous êtes capables d’élever vos propres enfants ? Une personne comme vous devrait vraiment les amener à l’orphelinat. » « Vous pensez que vous n’avez pas beaucoup, mais croyez-moi cela pourrait être encore bien pire. » Une mère a répondu en demandant, « Pendant encore combien de temps d’autres personnes vont essayer de nous expliquer nos propres vies ? Elles n’ont aucune idée des efforts que nous faisons les uns les autres pour ne pas mourir. »
Actuellement, avec la sécurité alimentaire finalement placée en haut de l’agenda international, vers qui allons-nous nous tourner pour les solutions ? Les dirigeants et les responsables politiques ont un rôle vital à jouer dans la baisse du coût de la vie. Mais les experts économiques ont avoué n’avoir pas vu venir la crise parce que les indicateurs qu’ils suivent ne sont pas les plus représentatifs de la vie quotidienne des personnes les plus vulnérables. Si nous voulons vraiment mettre un terme à la faim, nous devons aller plus loin. Dans chaque communauté, certaines personnes sont dans une situation bien pire que d’autres et aucune structure d’aide traditionnelle ou programme de développement ne les atteindra jamais, quelle que soit l’équité de leur objectif. Seuls ceux qui luttent pour survivre quotidiennement savent exactement les obstacles auxquels ils font face. Ce sont les seuls à pouvoir témoigner des nombreux actes, qui passent inaperçus, de solidarité entre les personnes qui vivent dans la pauvreté et ceux qui sont dans des situations bien pires. Pour que le développement se prolonge réellement, il doit être ancré dans ces efforts quotidiens, plutôt que de les noyer ou les mettre de côté.
Le père Joseph Wresinski (fondateur d’ATD* Quart Monde) a dit un jour : « les pauvres sont les créateurs, la source même de tous les idéaux de l’humanité, parce que c’est à travers l’injustice que l’humanité a appris la justice ; à travers la haine, l’amour ; à travers la tyrannie, l’égalité de tous. » Et pourtant, il n’est pas facile de construire un dialogue authentique avec ceux qui vivent dans les pires situations de pauvreté. Ils ont été trop souvent ignorés, dédaignés et jugés pour faire confiance au monde extérieur. La création du contexte nécessaire de dignité humaine et de respect mutuel demande un engagement à long terme à leurs côtés. Même lorsque ce contexte a bien été établi, le monde manque de lieux pour parler avec les personnes qui vivent dans la pauvreté, parler avec elles et non seulement d’elles, de lieux pour repenser la façon dont les ressources du monde pourraient être partagées et pour forger des politiques qui s’intéressent à la pauvreté par le biais d’une approche globale fondée sur les droits. De la même façon que la crise alimentaire actuelle est liée à des problèmes aussi disparates que l’inquiétude pour l’environnement et le marché de l’immobilier aux Etats-Unis, la faim, qui a toujours existé, est inséparable des problèmes de l’éducation, du travail convenable et du logement décent ainsi que de la tendance de la grande pauvreté à séparer les parents et les enfants.
Alors que les actuelles émeutes de la faim disparaissent des gros titres, qui s’engagera à construire ce dialogue avec les femmes, les hommes et les adolescents qui souffrent de la faim depuis bien avant le début de la crise actuelle ?
Jusqu’à ce que des solutions viables à long terme soient trouvées partout dans le monde, les interventions humanitaires resteront bien sûr nécessaires. Nous devons nous assurer que ces interventions s’adressent non seulement au besoin physique de la faim, mais aussi aux besoins plus vastes de chaque être humain : celui de beauté et celui de pouvoir construire le futur.
Nos vies ne doivent pas être exploitées de la naissance à la fin de la vie.
Les cœurs meurent de faim aussi bien que les corps, donnez nous du pain mais donnez-nous aussi des roses !
Ces mots du poème de James Oppenheim, écrit en1910, ont inspiré depuis bien longtemps les mouvements luttant pour de meilleures conditions pour les travailleurs. De quelle façon les convois humanitaires peuvent à l’heure actuelle amener aussi bien des roses que du pain ? Pourquoi ne pas accompagner l’aide alimentaire d’expéditions de livres ou d’investissements dans les écoles, de bibliothèques et de centres culturels communautaires ? Il y a des produits de base limités qui diminuent quand ils sont partagés par un plus grand nombre, alors que la connaissance augmente exponentiellement lorsqu’elle est partagée. Chaque enfant qui peut apprendre à l’école aujourd’hui augmente les possibilités de progrès de l’humanité afin que les futures générations ne manquent jamais besoin ni de pain, ni de roses.
* « Aide à Toute Détresse »
[1] Eugen Brand est le Délégué Général du Mouvement International ATD Quart Monde (www.atd-quartmonde.org), qui a des équipes à Haïti, au Burkina Faso, au Mexique et dans beaucoup d’autres pays. ATD Quart Monde a aussi créé le « Forum permanent sur la grande pauvreté dans le monde », un réseau qui rassemble des petites organisations et des individus de plus de 100 pays, engagés à lutter contre la pauvreté dans un esprit de liberté et de réciprocité.
[2] Cet article a été publié (en anglais) dans le numéro de mai du « Civil Society Watch Monthly Bulletin », une publication de « e-Civicus »