Par Jean-Claude Bajeux
Soumis à AlterPresse le 9 juillet 2008
Les 14 e et 15 e siècles furent pour l’Europe des périodes difficiles, marquées par des vagues de famine dans le paysannat et des épidémies qui frappaient tout le monde. Ajoutons à cela des guerres qui ne connaissaient pas de frontières, guerres dénommées parfois guerres de religions, dissimulant la montée des nationalismes, guerres de conquêtes et tant d’autres, tellement est forte l’illusion de vouloir régler les affaires humaines à coups de fusil.
Dans cette coagulation qui se fait au 14e et 15e siècle, les campagnes de l’Europe, en Angleterre, en France et dans le sud de l’Allemagne, sont aussi parcourues par d’étranges équipes, les chasseurs de sorcières, à la recherche d’un gibier d’un type bien particulier, car tant de drames, tant de souffrances et de sang ne pouvaient avoir pour origine qu’une puissance maléfique dont il fallait identifier les détenteurs et leurs comparses. Etre femme, être une femme seule dans un village vous exposait aux regards inquisiteurs des chasseurs de passage, prêts à vous mettre en question, à découvrir dans votre corps la marque distinctive de Satan et à vous conduire malgré l’échec de leurs recherches, à un aveu qui vous envoyait droit au bucher. Même le procès de Jeanne d’Arc, dirigé par des évêques et consorts n’échappa pas à cette logique de diabolisation. Le procès était une mise à la question et Jeanne monta au bucher sous les écriteaux de « parjure, relapse, sorcière ».
Il fallut encore bien des efforts pour que la raison impose sa déontologie dans ce tohu-bohu de passions et de violence. Les philosophies des lumières firent leur travail qui fut principalement de définir les champs d’activité et les domaines spécifiques du savoir, nous apprenant à ne pas confondre les idoles, les prophètes et les dieux et surtout à accepter la nature et les limites des entreprises humaines. Elles ont proclamé la dignité de chaque personne humaine et par là ont mis en place les fondements modernes de l’État de droit, où n’existent ni maîtres ni esclaves et où l’État est séparé de la religion.
Il est essentiel de rappeler que loin de l’Europe, en 1776, la nation américaine proclamait que tous les hommes naissent égaux et affirmait comme objectif de la vie commune la quête du bonheur (« the pursuit of happiness ») expression extraordinaire chez ce peuple de puritains et qui jusqu’à maintenant illumine la nuit de nos désirs. Mais surtout, naissait le premier état moderne, établissant la séparation radicale entre société politique et religion, assurant l’exercice des libertés de la personne, en vue de garantir le jeu complexe des devoirs et des droits.
Le Président de la République vient d’exercer, pour la troisième fois, son choix pour le poste de Premier Ministre du gouvernement haïtien. La Constitution de 1987, prévoit dans une première étape, la vérification des documents attestant que les ou les candidates à ce poste de direction des affaires de l’Etat répondent aux exigences constitutionnelles. Et nous voyons que les deux corps du Parlement ont pris au sérieux cette tâche.
Cependant, on ne peut qu’être consternés, surtout dans les circonstances actuelles, d’entendre certaines déclarations des élus de notre Parlement, qui débordent clairement le mandat à eux confié par le texte de la Constitution. En effet, une fois vérifiés ces documents, le oui et le non ne dépendent, sans rien y ajouter, que de cette liste de qualifications. Or, on entend, de la part de certains parlementaires, des commentaires étranges dans le sens qu’il leur faudrait aller plus loin et poser des questions, répondant soi-disant aux désirs de certains groupes religieux ou autres. Il s’agit là d’une dérive qui nous renverrait des siècles en arrière en permettant précisément, de la part de l’Etat, une intrusion indue dans la sphère du domaine privé de la personne dont l’intangibilité fonde d’ailleurs l’existence de l’Etat de Droit. Ce serait donc un recul navrant qui nous ferait tourner le dos à la modernité.
En conséquence, tout citoyen, toute citoyenne, n’a aucune obligation de se prêter à cette invasion de son monde personnel dans la stricte logique des droits que confère un Etat de Droit. Il y a un droit à la vie privée qui doit être respecté. Il faut donc refuser à tout prix de céder à des questions qui relèvent des pulsions de la curiosité et du voyeurisme et qui n’ont rien à voir avec le mandat confié à la Commission de vérification des documents. Il faut se défendre de toute démarche inspirée par un projet destructeur aux relents de sadisme, venant tout droit de la nuit de l’Inquisition.