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Hommage au journaliste Sonny Bastien, décédé

Haiti : En souvenir d’une époque

Par Roody Edmé [1]

Soumis à AlterPresse le 7 juin 2008

Les funérailles de Sonny Bastien ont lieu ce lundi au Sacré-Cœur. Avec le départ du PDG de Radio Kiskeya, c’est tout un pan du journalisme haïtien de ces trente dernières années qui s’estompe. Sonny a incarné au micro l’art consommé du persiflage, l’ironie était son arme de prédilection dans le combat contre toutes les formes d’arbitraire. Et en ce sens, nul ne traduisait aussi bien que lui la truculence de ce peuple qui contemple souvent non sans une certaine ironie ses malheurs. Ne disons-nous pas dans un vieux dicton du terroir « dan pa janm ri bon bagay » ? Et cet éclat de rire salvateur, libérateur, Sonny le provoquait souvent dans son auditoire qui s’accrochait ainsi à son antenne.

J’ai rencontré Sonny au début des années 80, à l’âge d’or du printemps démocratique haïtien, le Président Jean Claude Duvalier jouait en ces temps-là au Juan Carlos en libéralisant sous la pression de l’administration Carter, le jeu politique en Haïti.

Tout le monde faisait semblant d’y croire, et ce fut la belle cuvée des journalistes progressistes : Sonny, Liliane, Marvel, Philo entre autres sous la baguette d’un Jean Léopold Dominique.

De la rue du Quai au building de Delmas, territoire libéré de la parole, s’était poursuivie une belle aventure inspirante pour tout le mouvement démocratique. Ce fut une période grosse de promesses, où tous les sacrifices étaient permis au nom du grand soir qui devait libérer notre peuple. La longue transition qui suivit la « libération » n’épargna personne, usant les liens, séparant ou rapprochant les camarades de combat, l’histoire tumultueuse de ces trente dernières années a vu mourir et naître bien des projets. Nul n’échappe à la dynamique de l’Histoire. Et les plus belles aventures humaines rappellent étrangement les grands récits tragiques de l’antiquité.

Mais Sonny était un résistant dans l’âme, il ne baissait jamais les bras et adorait les défis.

Et l’un de ces nombreux défis s’appela Radio Kiskeya. Une station qui se tailla vite un large segment dans l’auditoire, grâce à l’expérience éprouvée d’une équipe rompue aux ficelles du métier et pour qui la radio était une passion. Marvel à la salle des nouvelles et Lili à la programmation, et la formule était trouvée pour une radio d’expérience mais aussi dynamique, qui se hissa rapidement parmi les premières sur le plan technologique.

La station devint très vite la fierté de toute une équipe qui fit de la radiodiffusion une belle passion. Et chaque anniversaire était l’occasion d’annoncer une nouveauté, de grandir pour atteindre le pays tout entier par une mise en réseau intelligente et solidaire. Une volonté affichée d’être entendue aux tréfonds de nos campagnes, comme pour ne pas faire mentir le slogan de « Kiskeya la radio de l’île ». Et les projets ne s’arrêtaient pas, ne s’arrêteront sûrement pas : un groupe multimédia... un building en construction que me fit visiter Lili et qui se dressait lentement, laborieusement avec le ciel pour limite.

Sonny a cru très tôt dans la modernité. Et c’est pour cela qu’il n’arrêtait pas d’étudier, de chercher, tourmenté par la soif d’apprendre pour comprendre une réalité têtue qui ne finissait pas d’avoir raison du volontarisme militant. Son humour était pour lui un abri sûr contre tous ceux qui de droite comme de gauche raillaient son sens de l’entrepreneuriat assimilé en ces temps de pureté idéologique à de « l’embourgeoisement ». A cette époque, la gauche occidentale et sa périphérie après avoir déchiré les oripeaux d’un certain libéralisme échevelé peinaient à trouver une alternative et le concept d’entrepreneuriat social prit du temps à se faire accepter.

Son dernier éditorial faisait un constat éclairant sur une économie haïtienne en mal de définition. Une économie qui pour le moment ne pouvait être qualifié de libérale voire d’étatique. Renversant les paradigmes et les lieux communs dictés par une certaine paresse intellectuelle et ou une langue de bois matinée d’idées sociales avant-gardistes, il appelait l’Etat haïtien à définir enfin un projet national et le secteur privé à s’ouvrir à la modernité, en divorçant d’avec les leurres d’antan, les préjugés à courte vue, conditions essentielles au progrès d’une société coincée dans un passé médiocre.

C’est cet homme que nous saluons aujourd’hui ! En ayant une pensée spéciale pour ses amis et proches collaborateurs : Lili, Marvel, Vario, Gotson, Stéphane. De cette génération du microphone qui emporta des dictatures que les armes ne faisaient nullement frémir.


[1Enseignant