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Haiti / Jean-Claude Charles : Dans la lumière douce de Paris

Par Joël Des Rosiers [1]

Soumis à AlterPresse le 10 mai 2008

La mort de Jean-Claude Charles avec qui j’ai partagé un appartement à Strasbourg, au début de nos années d’études, me plonge encore dans la douleur. Ça m’épuise à la fin la mort du Père suivie peu après de celle d’un fils. Nous vivions alors dans l’aura crépusculaire de Mai 68. À l’époque, Jean-Claude venait de troquer la médecine pour le journalisme. Il m’avait offert Négociations, son premier recueil de poèmes écrit au Mexique, à Guadalajara, dans une fulgurance inspirée qui tranchait sur la production courante.

Mais hélas, on n’abandonne pas la médecine impunément... C’est une école de vie, au plus fort de ses conquêtes, qui permet de ne pas préjuger de sa puissance.

C’est le second mâle de cette génération que je perds précocement après la disparition d’un autre rastaquouère, Alix Pompée, lui aussi un ancien de Strasbourg, il y a au plus une dizaine d’années.

La mort de Jean-Claude Charles...la mort de Ti-Mâle... en guise de scénario posthume
d’une destinée à la fois infiltrée de lyrisme et arrosée de vins médiocres. Car la vie se moque des
belles histoires de jeune écrivain caraïbe lancé à l’assaut de lui-même sur les rives de la Seine. Elle se nourrit d’une exigence de liberté portée par l’écriture et Jean-Claude Charles savait conjuguer la même présence au monde à un vif sens du jazz, inventivité langagière qu’il empruntait parfois à la musique de Charles Mingus, le magicien de Creole Love Call.

Il y avait une superbe contrebasse qui traînait dans l’appartement de la rue des Carmes, abandonnée sur le tapis comme une bête blessée par le locataire précédent, sans doute un musicien qui ne pouvait plus acquitter ses loyers. J’évoque les notes bleues qui se déployaient dans une stricte apesanteur et pouvaient flotter dans la lumière en une pure dissémination, une expérience folle d’improvisation qui me soulageait de l’angoisse émerveillée que suscitait l’étude, la nuit durant, des planches anatomiques. Mais Jean-Claude avait toujours eu l’élégance de croire que j’étais musicien.

J’avais beaucoup aimé les deux romans Manhattan Blues et Ferdinand, je suis à Paris. Jeu, vitesse, séduction, dandysme, effets romanesques mêlés subtilement à des effets documentaires : Jean-Claude dans son œuvre était le héros de son propre roman familial comme on disait à l’époque en psychanalyse. « De quel lieu tu parles ? » était notre mantra. Jean-Claude parlait d’un lieu de souffrances indéchiffrables qu’il abordait rarement sinon sur le papier. Chacun s’appuie sur ses propres fantasmes pour écrire, jouir et sentir. Au point que tout être se détache et se conquiert à partir d’un fond chaotique qui peut toujours faire retour, dans les formes de pétrification ontologique, délire, rêve, passion.

Nous étions devenus plus proches encore quand j’ai commencé à publier. Il m’avait soutenu. Je l’avais aidé dans sa sainte dérive. Aussi sa vie, dans ses plis et ses replis, me fait-elle penser aux nœuds borroméens de Lacan, à leur géométrie imaginaire et infinie où le sujet, à vif, se perd s’il n’assume pas le lourd fardeau d’avoir à assumer ses limites. Ce qui était au fondement de l’acte d’écrire chez Jean-Claude Charles, son écriture justement était une expérience des limites. Une telle écriture ne pouvait que conduire à une épreuve de dépersonnalisation, une confrontation avec le réel, le trop-plein de réel, une expérience de la mort des mots qui dédit la vie et entraîne l’écrivain et le lecteur au vertige.

La maladie l’assiégeait avec son lot d’amnésies au point qu’il racontait en boucle les mêmes fables, sans même s’en rendre compte. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Irritable. Hargneux. Vaincu atrocement par l’alcool. Je l’aimais beaucoup si bien qu’à chacun de mes passages à Paris, entre tourment et sacrifice, je lui apportais du Chivas, sa marque préférée de whisky. Autrement il m’aurait tenu une incurable rancune comme on ne pardonne rien vraiment à ceux que nous aimons. À l’image d’une histoire de brûlures et de catastrophes, l’allégorie dionysiaque de sa vie se transformait en échardes exquises, en des fleurs expirantes. Et j’en étais le témoin impuissant.

Combien de fois l’ai-je vu en manque, au bord du delirium tremens, balbutiant, les yeux injectés d’une lueur grotesque, comme un Christ suffocant.

Sa pipe, sa dégaine et sa longue silhouette efflanquée toujours entre deux rancarts dans le Marais ou au bout du Monde. Tout son physique était une ode à la déambulation. À l’ombre de Beaubourg, il avait longtemps habité un meublé, rue du roi de Sicile, mais c’était lui le roi de nos lettres postmodernes, célèbre et célébré par Marguerite Duras.

Il m’en avait voulu de ne pas avoir suffisamment signalé son œuvre dans un essai. Il n’y a de vraie reconnaissance que par ceux de la tribu. Sans doute avait-il eu raison... Je me réservais de m’approcher de ses pratiques et de sa poétique dans un prochain livre. Mais cela n’avait pas suffi pour apaiser sa déception. Il s’était mis en colère sur le trottoir, en face de La Hune, à St-Germain-des-Prés… comme la vitrine de la librairie nous renvoyait une image voilée de nous-mêmes, nous nous étions éloignés... enfin il me faisait souffrir de sa souffrance...

Quelques années plus tard à New York, rencontrant ma famille pour la première fois, il avait demandé si ma mère était ma vraie mère et ma sœur ma vraie sœur. Le réel dit la vérité de chaque personne tandis que la réalité ne décrit que sa situation sociale. Cette interrogation sur mes origines tissait enfin les fils qui réunissaient l’héritier en révolte, aussi souriant que pudique, à son propre passé et éclaircissait les brumes de son histoire personnelle, roman familial resté douloureux pour lui, jusqu’à sa disparition.

L’œuvre de Jean-Claude Charles, en ces temps de crises marqués par le retour de la mélancolie propre à l’Occident, sonne comme un défi en plein Paris, défi à la pensée qui de Baudelaire à Césaire n’a cessé de développer une esthétique de la mélancolie moderne, où le trauma revient comme une ombre et un fantôme qui vampirisent l’ego, et le vouent à la perte et au malheur.

Imaginons le poète comme un « Ange de l’Histoire », aussi gracieux qu’ailé, dans le rêve cosmique où l’énergie de l’éphémère, la légèreté et l’humour sont les seules formes de résistance face aux conformismes et aux tragédies qui nous entourent. Dans son envol et ses métamorphoses, Jean-Claude Charles porte le temps post-mélancolique d’un devenir qui est notre seule éternité.

Un ami perdu demeure un ami même perdu... Jean-Claude Charles aimait Paris. Paris fut son tombeau.


[1Psychiatre et poète