Par Gary Olius [1]
Soumis a AlterPresse le 2 mai 2008
La pauvreté qui sévit en Haïti est plurielle et, au fur et à mesure qu’on l’explore, on peut se rendre compte de sa monstrueuse dimension. Pourtant, on prétend la dompter par le biais d’un singulier document, désormais élevé au rang de panacée, le DSNCRP [2]. Sincèrement, il faut reconnaître que ce document est loin d’être vide et qu’il bénéficie d’une bonne presse dans les milieux politiques. Mais son efficacité ne saurait être garantie par le trop plein de confiance dont font montre ses partisans, lesquels vont jusqu’à le sacraliser pour en faire le lieu géométrique des solutions de tous les problèmes du pays. Ce malaise saute tellement aux yeux que le Premier Ministre désigné, Ericq Pierre, ne s’est pas embarrassé de convenance pour affirmer sans détour que le DSNCRP n’est pas une bible et qu’il nécessite des ajustements. Juste de quoi faire hurler de rage ceux qui se sont déjà octroyés un droit exclusif d’exégèse sur le contenu et la philosophie dudit document. Pour le bien d’Haïti et de ses millions de pauvres, il faut espérer que ce soit le début d’une démarche de démystification qui fera comprendre à plus d’un qu’il est dangereux de fonder trop d’espoir sur l’application de ce texte, car le risque de déception est énorme.
L’élaboration du DSNCRP a été, on le sait, participatif ; mais force nous est de reconnaître que la participation à elle-seule ne peut constituer un gage d’efficacité. Et, de plus, les produits découlant d’un tel processus, pour valoir quelque chose, ne devaient pas se passer d’un dispositif de rétro-alimentation ; dès lors que l’on vit dans un milieu peuplé de coquins où l’on n’est jamais sûr que les propositions faites par les groupes consultés ont été fidèlement rapportées.
Un deuxième péché originel du DSNCRP est qu’il s’est passé aussi de certains diagnostics préalables visant à déterminer les racines structurelles ou culturelles de la pauvreté en Haïti, lesquels devraient servir d’ingrédients entrant dans la conception des interventions pro-pauvres. Par exemple, aucun élément de ce document ne montre que ses élaborateurs étaient conscients du mécanisme par lequel la corruption alimente la pauvreté dans certains segments précis de la société et vice versa. On n’a pas songé non plus à établir les liens existant entre le degré de fertilité [3] et la pauvreté, ne serait que dans les endroits où ce phénomène a atteint des proportions très inquiétantes. Or, personne n’est dupe du fait que pour avoir des résultats durables dans une lutte contre la pauvreté on devra s’attaquer systématiquement à ses racines profondes et que, réciproquement, s’atteler à ses seuls effets visibles seront tôt ou tard assimilables à des coups d’épée dans l’eau.
Qui sait si la plupart des causes de la misère massive des gens entassés dans les bidonvilles du pays ne sont pas à chercher dans la tête des hommes et des femmes d’élite résidant dans les maisons descentes ou somptueuses situées dans les zones « non pauvres » ! Oui, il y a de ces formes de pauvreté qui se laissent voir et qui sont étroitement corrélées à d’autres formes qui ne se laisseront jamais voir. La pauvreté matérielle, quand elle est liée à une pauvreté idéelle (celle des mentalités), pourra incroyablement résister à des stratégies comme celle inscrite dans notre DSNCRP.
N’étant pas conscient de cette éventualité, non seulement on risque de se retrouver après 2015 avec une quantité incroyable de gens à la fois plus frustrée (et plus pauvre) qu’avant à cause d’un cumul d’espoirs déçus nourris par la mise en œuvre d’une série d’actions incomplètes ou inappropriées, mais aussi on pourra se retrouver en flagrant délit de contribuer à l’alimentation de la pauvreté sans le vouloir. Alors, on prétextera que la pauvreté est comme une bête sauvage qui montre dents et griffes à chaque fois qu’on veut la combattre. Lè yo atakel li pi sovay…
Au stade où se trouve maintenant le DSNCRP, nous doutons fort que les responsables pourraient envisager la somme de profonds remaniements qu’il nécessite ; d’autant plus que le temps presse et qu’il a fallu se doter d’un instrument devant servir de cadre de coopération avec la communauté internationale. Au-delà du désir de coopérer pour se donner bonne conscience et de la détermination irrépressible d’avoir à sa disposition des ressources et de les utiliser dans des interventions sans commune mesure avec les grands problèmes du pays, il y a une question fondamentale d’efficacité qu’il fallait poser avec sang-froid. Cette disposition permettrait d’éviter de faire de la lutte contre la pauvreté en Haïti un véritable tonneau de danaïdes. Ainsi, en 2015 on pourrait chanter à bon droit les louanges de l’Efficacité et de l’Efficience, après en avoir expérimenté les vertus.
[1] Contact : golius@excite.com.
[2] Document de Stratégie Nationale pour la Croissance et la Réduction de la Pauvreté
[3] En Haiti le haut niveau de fertilité est soutenu par la croyance que ‘pitit se byen malere’ (les enfants constituent un capital pour les malheureux).