Par Frank Laraque [1]
Soumis à AlterPresse le 21 avril 2008
Tontongi (Eddy Toussaint), un grand écrivain haïtien multilingue, poète, essayiste, publie « Critique de la francophonie haïtienne » (Éditions L’Harmattan, 2008). Un livre qui vient en son temps. Il faut préciser que notre objectif n’est pas de faire la critique même positive de l’œuvre mais de montrer l’importance d’un ouvrage pour l’affirmation identitaire de l’Haïtien et la défense de sa culture, car un peuple incapable de garder sa propre culture est un peuple à la dérive.
Entendre dire qu’Haïti est un pays francophone ne manquait jamais de me chipoter. Comment un pays de plusieurs millions d’habitants où une petite minorité est francophone alors que toute la population est créolophone peut-il être un pays francophone ? L’auteur pour répondre à cette question et à bien d’autres, écrit dans le menu détail une analyse percutante de la problématique du créole haïtien en particulier et antillais par extension et recommande ardemment la valorisation du créole pour le rendre égalitaire et en finir une fois pour toutes avec la domination coloniale du français. Il prévoit certaines attaques auxquelles il répond à l’avance. Il n’est pas linguiste, ni ne possède de grands titres universitaires qui souvent servent de boucliers aux critiques. Ses connaissances sont plus empiriques que théoriques. Il a une longue pratique dans l’utilisation des deux langues. Il n’est pas anti-français. Ses deux principales visées sont l’étude systématique du processus de domination d’une langue par une autre qui continue même quand l’occupant n’est plus sur le terrain ou l’historique de la problématique et l’inversion de la priorité du français sur le créole bien qu’il semble ne réclamer que le traitement égalitaire des deux langues. Nous le suivrons dans la voie qu’il a choisie.
Le processus de domination peut se concevoir en étapes. La première étape est celle d’une domination prétendue inattaquable. Les écrivains rejettent l’idée de l’utilisation du créole et glorifient la suprématie du français. La deuxième époque voit la parution de quelques publications en créole. C’est l’étape où le français est utilisé pour promouvoir le créole. La troisième étape est marquée par la production créolophone de pionniers qui utilisent le créole comme une langue à part entière, une période de transition qui annonce une tentative de rupture se traduisant dans les débats publics d’ordre politique, économique et littéraire dans les radios, télévisions et annonces de programmes d’alphabétisation.
Tontongi accuse certains de nos meilleurs écrivains tels que Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis , René Depestre, Anthony Phelps, parmi d’autres, de mépriser le créole. Il s’en prend rudement à Jean Métellus qui pontifie que le créole ne peut pas être utilisé pour enseigner les sciences et à l’arrogance de Depestre pour qui, dit-il, « la question du choix du langage est totalement hors du sujet ». Il passe au crible les essais Eloge de la créolité (ouvrage collectif de Jean Bernadé, de Patrick Chamoiseau et de Raphael Confiant) et Penser la créolité (ouvrage collectif édité par Maryse Condé). Il ne nie pas l’importance des écrivains haïtiens progressistes qui n’ont écrit qu’en français pour l’internationalisation de la lutte contre l’oppression et la dictature. Il note :
Les oeuvres de Jacques Roumain, de Jacques Stéphen Alexis, de Jean Brierre, de Frantz Fanon, d’Aimé Césaire, de Jean Métellus ou d’Edouard Glissant demeurent des oeuvres importantes de la littérature antillaise - et de la littérature mondiale de la conscience - en dépit du fait qu’elles soient toutes en français. (p.69)
Mais il a tenu à rendre un hommage spécial à Félix Morrisseau Leroy, à Edner Jeanty, à Albert Valdman, à Yves Déjean, à Ormonde McConnell et à Pierre Vernet pour leurs efforts d’ « une entreprise de codification scientifique et de légitimation politique du créole… La codification grammaticale, l’officialisation et la constitutionnalisation qui en résultaient sont un grand pas vers la valorisation complète de la langue ».
Il précise les structures à mettre sur pied pour cette valorisation et particulièrement le concept « d’équi-bilinguisme » en vue d’une parité, particulièrement avec le français.
Ce que nous préconisons, c’est à la fois une nouvelle définition de l’identité haïtienne, une nouvelle praxis pour l’affirmer et une nouvelle politique pour la défendre. Le concept d’équi-bilinguisme que nous introduisons plus haut suggère une entreprise collective dont l’objectif est la parité à terme avec les langues et cultures dominantes, en l’occurrence le français et l’anglais.(p.53)
Tontongi, pour une analyse approfondie et diversifiée, considère tout à tour les concepts pertinents de Noam Chomsky, de Michel Foucault, de Roland Barthes de Pierre Bourdieu, de Laënnec Hurbon, de l’instruction musclée ou l’enseignement à coups de nerf de bœuf des Frères de l’Instruction Chrétienne, de Régis Debray et de Maryse Condé.
Il termine la partie française de l’ouvrage avec « une série de récits anecdotiques sur les rapports où la problématique français-créole est vécue … Le rapport est foncièrement dépersonnalisation pour l’opprimé haïtien puisqu’il est basé sur la préconception et la prémisse que le français est le modèle, l’universel échantillon, tandis que la langue du peuple est désignée comme un dérivé, une déformation, un incomplet et sous-développé parler d’un sous-humain qui n’a pas droit au chapitre. »(p.149). Les deux chapitres suivants l’un sur Yves Déjean et l’autre sur Caroline Hudicourt sont comme une postface à la version française qui comprend 12 chapitres. Par contre, on peut regretter que Tontongi qui écrit en créole et crée des structures solides pour la diffusion du créole réserve trois minces chapitres à la version créole.
Son épilogue réitère son vœu de débats et de travaux pour une réelle prise de conscience qui :
Suscitera l’éclosion d’une nouvelle réalité où la langue créole et la culture afro-créole sont respectées, valorisées, et fièrement vécues, comme la langue et la culture nationale qu’elles sont et pour lesquelles Haïti est admirée par ses amis du monde entier.(p.231)
L’auteur reconnaît que le créole peut être utilisé pour libérer ou asservir. Nous tenons à faire deux remarques : l) Il ne faut pas que l’élève haïtien apprenne par cœur les textes créoles comme on le fait pour l’enseignement du français. 2) L’écrivain haïtien n’écrit pas en français par mépris du créole mais parce que le mécanisme mental est différent selon qu’il parle ou qu’il écrit. Quand il parle il pense en créole mais quand il écrit il pense en français, la seule langue qu’il apprend à lire et à écrire de l’école primaire à l’école secondaire et à l’université.
Nous encourageons vivement les lecteurs haïtiens et étrangers qui s’intéressent au sort d’Haïti à acheter et à lire Critique de la francophonie haïtienne qui veut contribuer à la renaissance du pays.
[1] Professeur émérite, City College, New York