Par Nancy Roc
Document soumis à AlterPresse le 24 avril 2008
Lettre ouverte à ma cousine, Nadim Hippolyte, assassinée le 24 avril 2007
Chère Nadim,
Nous voilà « rendues », comme disent les québécois, à cette date que je redoutais tant : la première commémoration de ton assassinat. Seras-tu enterrée une seconde fois aujourd’hui sans que justice te soit rendue ? As-tu retrouvé Michel Gonzalès, Mireille Durocher Bertin, Jacques Roche, Jean Dominique, Véronique Valmé, Carlito Lubin, François Latour, Jean-Michel Guérin, Roland Décatrel et tant d’autres qui font désormais parti, comme toi, des statistiques des victimes de l’insécurité ? Il y a un an, jour pour jour, tu as dû te demander, abasourdie, comment ton nom s’était-il brusquement inscrit dans le Livre Noir de l’Insécurité. Et moi qui t’attendais cinq jours plus tard à Montréal…Je me remettais à peine de ma crise cardiaque et voilà qu’on m’amputait de ma cousine adorée, ma sœur. Je ne me suis toujours pas remise de cette perte, de ce vide immense que tu as laissé derrière toi. Je revois ton sourire insulaire éclatant, tes yeux pétillants d’intelligence et de personnalité, le racé de ta classe, et j’entends encore ton rire perçant et franc. Comme la vie est injuste ! Diderot disait qu’il pouvait tout pardonner aux hommes sauf l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. Or, ces trois plaies rongent plus que jamais notre pays Nadim.
As-tu assisté, de là-haut, aux émeutes téléguidées qui ont ravagé Port-au-Prince ? Comme tu aurais été révoltée par ces pillages et ces casses ! Toi, l’architecte visionnaire, que dirais-tu devant le lamentable spectacle de centaines de magasins qui, après avoir reflété la modernité et l’éclairage naturel des baies vitrées, doivent aujourd’hui être érigés de murs et transformer en « bunkers » ? Toi pour qui l’architecture n’était pas seulement un métier mais une tournure d’esprit, tu en serais bouleversée. Car si, comme disait Jacques Ferron, « c’est l’architecture qui exprime d’abord une civilisation », alors, nous sommes loin d’être civilisés ! Et même quand certains essaient de l’être, on les oblige violemment à retourner en arrière et à s’emprisonner, corps et âmes, derrière les barreaux féodaux de la barbarie. Car, Nadim chérie, l’architecture n’est-elle pas « ce grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence » [1] ? Ton coup de crayon était la preuve irréfutable de ce concept mais que dire des bidonvilles qui nous enserrent et nous piègent ? Que dire de cette absence totale, infernale, d’urbanisme dans la plus grande ville des Caraïbes ? Que dire de cette laideur qui envahit notre espace et nos esprits ? Nous ne sommes même plus sous-développés, nous sommes en voie d’extinction ! Ma peine est si grande Nadim…et tu n’es plus là pour la partager avec moi afin qu’on se soutienne mutuellement.
As-tu rencontré Aimé Césaire ? Il est sûrement venu te rejoindre le 17 avril dernier, non ? Dis-lui comme je regrette de ne l’avoir jamais rencontré et combien ses écrits ont accompagné mon existence. J’ai toujours partagé sa colère saine et admiré son esprit subversif, même si aujourd’hui, on veut l’encenser. Il disait que la Tragédie du Roi Christophe était la tragédie de tous les Noirs. Il disait aussi que « le nègre fondateur, c’est la Révolution de Saint-Domingue, c’est Toussaint Louverture ». Mon Dieu ! Que dirait Toussaint s’il nous voyait aujourd’hui ? On a rendu hommage à Césaire en Haïti mais que reste-t-il de sa pensée, de l’éveilleur de la conscience nègre, de l’action perpétuelle du poète ? Sais-tu Nadim, que cet homme qui était le prototype de la dignité, a dit un jour aux Blancs (et à la télévision en plus !) : « il est inadmissible, qu’il y ait deux mondes : celui des civilisés et celui des sauvages ». Les sauvages, c’était nous. Et il leur rétorqua (aux Blancs) : « Eh bien, les sauvages vous disent : merde ! ». Lorsque ces casses ont eu lieu, j’ai pensé à ce qu’il avait dit sur l’indépendance : « Le mouvement décolonial, pas plus que la conquête de l’indépendance, ne met à l’abri des pires déviations. On en a connu, on en connaîtra d’autres. Le pouvoir au service des prolétaires, (…), aboutit à des monstruosités. » Alors, il est facile de lui rendre hommage, mais qu’avons-nous fait de sa pensée ? Lui qui a inventé le concept de la négritude, que dirait-il de la dépendance totale des haïtiens aujourd’hui envers l’étranger ? Tu sais, je crois qu’il nous lancerait ses fameux vers : « quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre / au carnaval des autres / ou dans les champs d’autrui / l’épouvantail désuet [2] ». Tu comprends Nadim ?
Un an déjà, ma puce, que tu nous a quittés. Un an d’injustice, un an d’impunité…qui se transformera en années d’injustices, d’impunité. Je ne nourris plus de rêve, au grand dam de tes espérances et de celles de Franck Étienne à qui j’ai parlé avant-hier. Il m’a dit, ce père spirituel rebelle que tu as appris à apprécier « grâce à toi » me disais-tu, qu’il fallait que je continue à rêver : « c’est ce qui fait la différence entre les animaux et les êtres humains, l’imaginaire », m’a-t-il dit. Je retiendrai la leçon mais je ne sais si je pourrai l’appliquer…Caroline m’a demandé de porter tes rêves, alors, je le ferai. Sais-tu qu’elle en a encore, même après qu’on ait cassé et pillé les trois stations de son mari ? Tu dois être fière d’elle !
Il paraît que tu es morte, mais tu ne le seras JAMAIS dans mon cœur, dans mon esprit. Nadim, ma puce, ma cousine, ma sœur chérie, ils t’ont assassinée, toi la joie la vivre. Malgré ma foi chrétienne, j’espère que Dieu ou le Destin leur infligeront la punition méritée. Que Dieu me pardonne ! Je ne peux pardonner ni oublier. Nadim…ces lignes sont si dures à écrire…voilà mes larmes, encore et encore, larmes de colère, de tristesse, d’indignation, d’impuissance, de dégoût. Je n’abandonnerai pas ma puce, ni ton souvenir, ni ta flamme. Tu vivras toujours en moi, avec moi, telle une lampe allumée. J’ai tellement de choses à te dire mais je suis si fatiguée, si écœurée…Entre mondialisation, globalisation et sous-humanisation, je n’attends qu’un signe de toi pour venir te rejoindre. Ici bas, rien ne vaut plus la peine…je compte sur toi pour que tu viennes m’indiquer le moment de rejoindre la valse des anges…En attendant, pour te faire plaisir et continuer à me battre, je ne peux que poursuivre ma mission. Tu la connais. Tu me disais que c’était elle qui m’avait forcée à l’exil. Elle me semble inutile, depuis janvier dernier. Depuis « La quadrature du cercle ». Ironique, hein ? Et toi, qu’est-ce qui t’a amenée à cette mort brutale ? Pourquoi Nadim ? Pourquoi ? Éclaire-moi…
Nancy Roc, Montréal, le 24 avril 2008.