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Haiti : « Pour une révolte responsable, clairvoyante et fructueuse »

Débat

Par Smith Augustin [1]

Soumis à AlterPresse le 21 avril 2008

Pou Jòj, Ti kam, Jòji, Majori ak Kouyann…
Epi nou tout ki renmen ti peyi sa : paske n’se pa l’, paske l’ se pa n’.

« Quand nous prendrons conscience de notre rôle,
même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux.
Alors seulement nous pourrons vivre en paix,
car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. »
(Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, p.234, Livre de Poche n°68)

[...] dans la vie il n’y a pas de solutions.
Il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent.
(Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit, p.151, Livre de Poche n°3)

« Pour une révolte responsable, clairvoyante et fructueuse »

Lettre ouverte à mes frères, sœurs et amis haïtiens militants d’aujourd’hui, des Cayes, des Gonaïves, de Port-au-Prince et de Carrefour.

Vous qui, en ces jours, êtes descendus dans les rues des villes d’Haïti pour crier non à la faim, vous dont les images apparurent dans les journaux d’ici et dans le monde, exhibant vos visages tristes et amers, vides d’espoir, humiliés et trompés, je vous écris ces mots, de tout près, de l’autre côté de la frontière.

Je vous les écris parce que je vous les dois entièrement, parce qu’une mère nous n’en avons qu’une, et plus que tout, parce qu’on est de ce même sang, de ce même amour, de ce même rêve, cet immense rêve de Jacques-Soleil de « la Belle Amour humaine », et de ce même projet de Morisseau-Leroy : « viv jan yon nonm dwe viv »

Aujourd’hui, mes frères, plus que jamais, Haïti a grand besoin de ses fils et nous devons apprendre à répondre convenablement à cet appel. Notre actuel président malheureusement, en dépit de la gravité de la situation, ne semble se justifier que par sa prétendue « franchise ». Il se dit et il se veut franc. Il n’opte pas pour les promesses. Il confie qu’il préfère dire les choses « comme elles sont » ou se taire, j’ajoute, sauf au cas où il doit ajouter « le mot de Son Excellence » pour clore les mille et uns petits scandales hebdomadaires des « grands ou petits fonctionnaires de l’État ».

Cependant, quand on a demandé à son peuple d’être son choix, qu’on ait été forcé de se présenter aux urnes ou qu’on l’ait fait de son propre gré, on est contraint de rendre compte à ce peuple. La plus grande vertu d’un président, après l’amour pour son pays et son sens de fierté nationale, ce n’est point « une vulgaire outrance de langage » ; c’est la responsabilité. C’est-à-dire, le sens du devoir, un minimum de grandeur et d’effort en vue de répondre à sa tâche comme il le faut ; surtout quand les gens ont compté et continuent encore, jusqu’à une certaine limite et avec toute leur petite innocence aussi, à vous aimer et à compter sur vous.

Saint-Exupéry dans Terre des hommes, écrit ces phrases d’or que les hommes malheureusement ne répètent plus, que les hommes ne vivent plus, mais qu’on devrait enseigner partout, à tous et surtout aux petits enfants qui grandissent, avant que leur caractère ne prenne forme et ne soit souillée des boues de l’immoralité et de la dépravation de la société des grandes personnes : « Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. » (Terre des hommes, p.59, Livre de Poche n°68)

En effet, pour que ce président puisse arriver là où il est maintenant, le peuple haïtien a dû prendre le risque de compter encore une fois sur la possibilité de la démocratie et du progrès ; ainsi, a-t-il pris le soin d’offrir au monde entier l’une des plus belles images qu’un peuple puisse offrir quand il veut démontrer qu’il est majeur et qu’il tient de ce fait à prendre son destin en main. Il a dit oui. Et au cours des troubles survenus après les élections, il a encore confirmé cet oui, avec violence même, pour sauver enfin « cette chance qui passait ». Quelle chance alors si depuis lors rien ne lui est répondu en retour. Rien. Rien que les mêmes sottises d’hier et de toujours, rien que l’ignoble mépris, le mensonge ou pire encore, l’abandon, le « débrouille-toi toi-même » caractéristique de ce groupe d’hommes et le comble de leur plus grande irresponsabilité, contraire à l’essence même de la personne et de la fonction de l’État. Par conséquent, alors que ce peuple n’en peut plus, le revoilà désespérément revenu au même scénario de toujours : les rues, les cris, la violence, … des blessés et des morts.

Alors, vous saisissez bien, frères, sœurs et amis, la grandeur de ma déception et la profondeur de ma douleur. Entre la révolte, l’indignation et l’accablement, je vis ici aux côtés de nos innombrables immigrants et réfugiés toutes les formes d’embarras possibles que cause l’unique fait d’appartenir à cette nation haïtienne que nous partageons tous, vous et moi. Et, pour le dire encore avec des mots de Saint-Exupéry que j’aime tant, en me promenant dans les rues d’ici, « Je suis semblable au père d’un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison. » (Vol de nuit, p.73, Livre de Poche n°3).

Il est donc vrai ; la situation du pays est la plus grande angoisse de ma vie. Mais je ne veux cesser d’espérer et pour cela, je ne peux cesser de croire et de penser. Je ne veux cesser de faire accompagner ma lutte d’une certaine espérance soutenue par la foi et la charité, et d’une sereine intelligence qui n’est guère lâcheté ni refuge intellectuel, mais plutôt source d’inspiration, de clairvoyance et préparation en vue de la mission.

Trop de fois dans notre histoire, avons-nous commis le ruineux et fol erreur de vouloir tout résoudre dans la colère et dans le feu frivole et aveugle de l’immédiateté. Trop souvent avons-nous voulu détruire avant même de penser aux conséquences de nos actes, aux prix onéreux que nous aurons à payer pour les dommages infligés encore à nous-mêmes. C’est donc pour cela, vieux frères, qu’au-delà de cette brève expression de solidarité dans le deuil de l’orgueil national, le plus important ici pour moi c’est de vous exhorter à ne pas vous précipiter : Vous faites bien de prendre les rues, vous faites bien d’affronter les responsables et les complices pour leur dire : « Abraham di sètase, se fout tròp atò ! » mais prenez garde, veye lidè ambisye k’ap profite pran lit nou pou defann enterè politik pa yo ! Veye pròp tèt pa nou tou pou n’ pa tonbe nan revolisyon bouyi vide san plan, mache prese ! Prenez donc garde pour que notre lutte qui doit être avant tout sociale et économique ne soit déviée au départ et transformée en lutte politique, en tapis velouté disons, sur quoi se bousculer pour entrer au Palais National, au nom de cette vieille et bête tradition du « Ôte-toi pour que je m’y mette », forme concrète de « l’éternel retour », l’interminable cycle d’une histoire politique haïtienne malsaine et médiocre, qui se répète indéfiniment, blesse profondément, nous rabaisse et nous paralyse.

Alors, faisons comprendre à tous l’essence et le sens de notre combat. Faites comprendre que bien qu’ils soient évidemment des immoraux et des caricatures de représentants et de dirigeants, notre problème n’est pas d’abord eux-mêmes comme personnes ; c’est-à-dire, qu’ils ne sont d’abord nos problèmes, ni la présidence, ni le Corps gouvernemental, ni mêmes certains députés (Ah !, ces pitoyables députés), ni mêmes certains sénateurs (ces pauvres sénateurs).

Comprenons et faisons comprendre à tous ceux qui nous accompagnent, et même à ceux qui nous sont opposés, que premièrement, sur le plan conjoncturel, je le répète, notre problème n’est nullement d’abord politique mais socio-économique ; et qu’il est surtout, en second lieu, occasion offerte à ceux qui aiment le pays et qui connaissent bien les causes de sa tragédie à s’embarquer avec nous pour un combat structurel que nous aurons à mener peu à peu et à gagner. Car, nous sommes bien conscients que les fondements de nos problèmes d’aujourd’hui ne se résident immédiatement ni dans la mauvaise foi, ni dans l’incompétence de deux ou trois gouvernements, aussi mal que ceux-ci puissent être, mais plutôt dans de honteuses structures centenaires, voire bicentenaires que l’obscurantisme, les mesquineries humaines et l’aveuglement du pouvoir politique ne nous ont même pas donné la chance d’effleurer voire de surmonter.

Ces vieux problèmes de base que je dénonce, permettez maintenant que je vous les résume en ces cinq idées directrices : a- l’improductivité économique, b- l’exclusion des secteurs ruraux et leur sous-développement, c- la double obsession politique : l’absolue hantise du pouvoir et l’illusion du messianisme politique individualisé, d- les divisions et les déchirures sociales ou l’imposture de la question de couleur et de classe qui étouffe la question de l’union nationale, e- l’élitisme naufragé du système éducatif et universitaire soutenue par une intelligentsia embourgeoisée et pour la plupart insensible.

Ce sont toutes ces misères réunies qui, à mon avis, forment un ensemble de conditions de vie et de pensée pré-moderne, rétrograde, dont la cherté de la vie, l’insécurité, l’injustice et le chômage, que nous dénonçons aujourd’hui, ne sont que des conséquences concrètes.

Une révolte calculée contre celles-ci pourrait quand même nous conduire progressivement à des solutions aux problèmes de base mais encore faudrait-il cesser de mettre tout son espoir dans ces traditionnelles « révolutions spontanées », et ne pas avoir de force que pour ces « dechoukaj » de gouvernement à la fois téléguidés et improvisés.

S’il faudra changer de gouvernement, le temps viendra aussi ; car, nul gouvernement n’est éternel et c’est bien pour cela que les élections démocratiques existent. Mais, entre temps, si vous voulez aboutir à un réel changement, organisez-vous, demandez aux secteurs éclairés de la société civile, aux Églises, à notre jeunesse étudiante, aux leaders des communautés paysannes et à quelques uns de ces entrepreneurs et intellectuels encore consciencieux d’accompagner la lutte, pour pouvoir ensemble lui donner forme, structure, vision et consistance.

Je suis tout à fait conscient que je suis en train de vous inviter ici à prendre un chemin long et difficile. Certains d’entre vous jureront peut être que je ne suis qu’un naïf et un idéaliste malade. Je l’assume. Mais, je ne vois pas les choses autrement. La faim apporte le désespoir, tue la patience et stérilise la raison mais il ne vaut plus la peine de laisser couler encore en vain votre sang, -comme il commence déjà à couler-, ni de continuer à vous autodétruire par ces nouveaux spectacles de violence, qui, au fond, ne pourront jamais résoudre les problèmes sinon quelques fois les faire anesthésier par des déclenchements de petites décisions rapides qui ne serviront qu’à vous calmer les douleurs pour de brefs moments.

Les révoltes, mes frères, sont généralement de grands signes d’espoir, mais, même les plus grandes, quand leurs acteurs ne savent pas trop bien où ils vont, ne s’entendent ni sur leurs propres méthodes, ni même sur ce qu’ils veulent réellement avoir, ils s’abandonnent à leurs instincts et, malgré eux, prennent généralement les premiers chemins que ceux-là leur indiquent. Ces premiers chemins sont très souvent les plus faciles d’ailleurs ; et ces acteurs, enfin, fatigués de se mouvoir, s’immobiliseront et finiront pas croire, pour se consoler, qu’ils ont fait ce qu’ils devaient faire, c’est-à-dire, qu’ils ont marché, car ils ont effectivement marché. L’unique différence, c’est qu’ils ne sont arrivés nulle part.

Chers frères et amis, n’hésitons pas à écouter la raison et à l’inviter à prendre part à notre lutte. Quoi qu’il arrive, d’ici étant, je continuerai à vous supporter et à vous écrire au moins. Restez fermes comme toujours ; mais, je vous en prie, … Restez unis aussi dans la vigilance et la lucidité !

Kouraj !!!

Santo Domingo, 11 avril 2008

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[1Etudiant haitien à Santo Domingo