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Irak, cinq ans après : Les raisons d’une guerre

Par Alain Saint Victor

Soumis à AlterPresse le 27 mars 2008

Pour justifier la guerre en Irak, l’administration Bush est passée par différentes élucubrations : la raison principale en était au départ l’élimination des armes de destruction massive afin d’empêcher l’Irak de briser « l’équilibre » dans la région et devenir ainsi une menace. Lorsqu’il paraissait évident que ces fameuses armes étaient fictives, d’autres prétextes pour justifier la continuation de la guerre et l’occupation du pays s’avéraient nécessaires. On faisait appel à la propagande de base, celle qui, depuis le début du XXe siècle, sert de justifications aux différentes interventions américaines : la promotion de la démocratie. Puisque l’Irak, par faute d’armes, ne pouvait constituer une menace pour ses voisins, il fallait alors libérer le peuple irakien du joug de Saddam Hussein. Pour l’administration Bush, cette perception de la mission de l’armée américaine en Irak devait être claire, et qu’il fallait, pour la consommation locale, que cette vision de la guerre ne soit pas remise en question.

Pendant les trois premières années, les grand médias et même la majorité des membres du Sénat et du Congrès américains s’y conformèrent et décidèrent de soutenir le président (les voix dissidentes se faisaient de plus en plus rares dans le contexte de l’après 11 septembre), ceci, ne l’oublions pas, malgré le fait que l’ONU émit des réserves et n’autorisa pas « officiellement » l’invasion du pays.

Or, face au désastre de la guerre, les raisons mises en avant pour la justifier devenaient de moins en moins efficaces, et il a fallu répéter des centaines de fois en différentes occasions les raisons pour lesquelles cette guerre fut nécessaire.

Une étude publiée par « The Center for Public Integrity [1] » fait état de « 232 fausses déclarations (de la part de Bush) concernant les armes de destruction massive, 28 autres fausses déclarations sur la question du lien existant entre l’Irak et Al Qaeda. Le secrétaire d’État, Colin Powell fit 244 fausses déclarations relatives aux armes de destruction massive et 10 à propos du lien entre l’Irak et Al Qaeda. Rumsfield et Fleischer ont chacun fait 109 fausses déclarations, suivis par Wolfowitz (avec 85), Rice (avec 56), Cheney (avec 48), and McClellan (avec14) ». N’est-ce pas faire sien le principe du brillant ministre de la propagande d’Hitler, Joseph Goebbels (1897-1945), principe selon lequel on pouvait faire croire au peuple, en utilisant une propagande efficace et répétitive, les mensonges les plus invraisemblables. Et, comme de fait, l’effet cumulatif de ces fausses déclarations était massif, souligne l’organisme, et « avec le concours des médias, on créait un vacarme continu durant les premiers mois de la guerre… », vacarme conçu pour rendre toute critique inacceptable, ou du moins risquée. Certains journalistes vont être forcés de démissionner pour avoir remis en question les prétextes pour justifier la guerre, ou encore pour en avoir critiqué le déroulement. Durant les deux premières années de l’occupation, les grands médias s’organisèrent de telle façon, qu’ils étaient devenus, comme le souhaitait Goebbels, « un piano sur lequel puisse jouer le gouvernement. »

Mais si au début il était plutôt facile à une partie de la grande presse [2] de soutenir la politique belliciste de l’administration Bush, depuis au moins trois ans, la guerre a pris une telle tournure que continuer à épauler le président américain aurait été une erreur : on compte maintenant plus de quatre mille soldats américains tués, plus de trente mille blessés, dont treize mille gravement. Du côté irakien, on dénombrerait entre 90 000 et un million de morts. Durant seulement la semaine du 9 au 16 mars, 247 civils ont trouvé la mort, parmi lesquels plusieurs enfants [3].

Du point de vu économique, on commence à peine à mesurer les conséquences de cette guerre. Selon certaines estimations, elle aurait coûté plus de cinq cent milliards de dollars à l’économie américaine, mais pour le prix Nobel de l’économie Joseph Stiglitz, ces calculs sont au bas mot de ce que représente la réalité. Dans un article publié sur le site du Times [4], il estime le coût de la guerre à trois mille milliards de dollars. « Le coût des opérations directes de la guerre, explique Stiglitz, - non incluant ceux à long terme comme les soins médicaux des vétérans – a déjà excédé le coût de la guerre de 12 ans du Vietnam et représente plus du double du coût de la guerre de Corée. » La seule guerre dans l’histoire américaine, remarque l’économiste, dont les coûts dépassent ceux de la guerre d’Irak est la deuxième guerre mondiale. Et même cette assertion est vraie que si l’on considère ces coûts en terme absolu ; si l’on compare le coût par soldat, la guerre d’Irak dépasse de loin celle de la deuxième guerre ($400 000 contre 100 000).

À ce rythme, il n’est pas étonnant que l’invasion d’Irak occupe une place importante dans les élections américaines actuelles. Bien entendu, les débats se font autour de décisions portant sur des stratégies, de moyens logistiques et d’intelligences. Historiquement, les invasions américaines sont toujours justifiées essentiellement sur le plan de l’idéologie de la liberté, plus particulièrement de la défense de la liberté à travers le monde ; et cela même si plusieurs officiels de différentes administrations justifient les guerres en prenant pour base « les intérêts américains » dans le monde.

La guerre en Irak a certes une raison économique, mais celle-ci ne réduit pas simplement à la question de l’expropriation du pétrole irakien - la presse traditionnelle y fait allusion pour ridiculiser ceux qui prétendent que l’objectif de l’invasion serait l’accaparement des ressources pétrolifères irakiennes. Les États-Unis ont eu toujours suffisamment accès au pétrole du moyen orient pour que cela ne justifie une guerre, particulièrement une guerre aussi importante que celle d’aujourd’hui en Irak. L’objectif principal, comme l’explique le linguiste, politologue et philosophe Noam Chomsky, « ce n’est pas d’accéder mais de contrôler [5] » la réserve de pétrole d’Irak, qui constitue la deuxième réserve en importance au monde. « Le contrôle de ces ressources, remarque Chomsky, donnerait aux Etats-Unis un avantage économique et stratégique par rapport aux pays industrialisés rivaux… ».

Mais de façon générale, l’invasion de l’Irak n’est-elle pas surtout symptomatique d’une crise profonde du système néolibéral, comme le pense le géographe britannique David Harvey ? Depuis les années 1970, la priorité accordée au capitalisme financier a permis aux Etats-Unis d’exercer son hégémonie sur l’économie mondiale, en assurant, particulièrement avec l’aide d’institutions comme le FMI et la banque mondiale, une nouvelle forme d’accumulation que Harvey appelle « accumulation par dépossession [6] ».

Ce système qui permet la reproduction du capital au moyen de sa mondialisation commence à s’essouffler, et dans le cas où l’hégémonie économique américaine est véritablement remise en question - surtout par les économies asiatiques qui occupent une place de plus en plus importante dans l’économie mondiale - la guerre pourrait devenir inévitable, car, comme l’explique Harvey, il est difficile d’imaginer que les classes dominantes états-uniennes puissent opter pour l’investissement social, qui permettrait à long terme de résorber la crise. Mais pour combien de temps encore l’option militaire peut-elle perdurer ?


[2Une bonne partie de la presse de droite et surtout celle d’extrême droite soutient jusqu’à présent la politique de guerre de Bush.

[3Voir le site : www.irakbodycount.org

[4The three trillion dollar war by Joseph Stiglitz and Linda Bilmes dans www.timesonline.co.uk

[5Pourquoi les Etats-Unis ont-ils envahi l’Irak, Noam Chomsky, Znet, 27 décembre 2006

[6Harvey, David ; The New Imperialism, Oxford, 2005