Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 24 février 2008
« Je ne crois pas que quelqu’un serait en mesure de baisser les prix des produits de première nécessité du jour au lendemain. Seule la relance de la production nationale pourra faire baisser le coût de la vie » [1], a affirmé le Président René Préval, lors d’une visite de deux jours effectuée les 22 et 23 janvier 2008 dans le Plateau central. M. Préval a aussi déclaré que le peuple n’aurait pas dû voter pour lui s’il s’attendait à des miracles. Concernant la hausse des prix des produits de première nécessité, il s’est contenté de dire : « Nous avons fait ce dont nous étions capables. » Cet aveu d’impuissance a déclenché un tollé politico-médiatique. Pourtant, il a été réitéré par le Premier ministre Jacques Édouard Alexis lors de sa convocation devant le Sénat le 12 février dernier. La hausse du coût de la vie est « un problème qui bouleverse le monde entier », a-t-il déclaré en précisant que « la pauvreté extrême atteint plus de 56% de la population. L’État à lui seul ne peut pas résoudre le problème du chômage [2] ». Dans tout pays normal, ce désarroi exprimé par les plus hauts responsables de l’État aurait dû être suivi par la démission pure et simple du gouvernement. Mais en Haïti, il a juste provoqué un mécontentement grandissant de la population et une hypothétique interpellation du gouvernement par la Chambre Basse. Ainsi, deux ans après son élection, il faut se rendre à l’évidence : l’Espwa/l’Espoir [3] de René Préval n’a accouché que de l’impuissance et du désespoir. Comment en est-on arrivé là et quelles solutions peuvent être proposées pour soulager le peuple haïtien ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre.
Un populisme de misère
Une fois de plus, la population va payer le prix fort de l’irresponsabilité de ses dirigeants et le spectre de la famine plane déjà sur certaines régions : « Dans ce pays, l’un des plus pauvres du monde, les paysans affamés finissent par manger de la boue salée et séchée. L’augmentation du prix des céréales, les inondations, l’instabilité politique et la mauvaise gestion de l’aide humanitaire sont en cause. Quand il n’y a rien à manger, il y a encore de la terre. C’est le seul repas que prennent des milliers d’Haïtiens trois fois par jour depuis quelques semaines. Autant dire qu’Haïti n’en finit pas sa descente aux enfers. » C’est ainsi que Ram Etwareea, le reporter du journal suisse Le Temps débute son fameux article « Des galettes de boue pour tout repas », reproduit dans Le Courrier International du 1er février 2008. Depuis, il a fait le tour du monde, de Paris Match à CNN. Le ministre Germain a pourtant banalisé la nouvelle en précisant que les Haïtiens avaient toujours mangé des galettes d’argile…Les diverses intempéries qui ont ravagé certaines régions du pays et les longues saisons de sécheresse qui en affectent (que connaissent) d’autres (régions) ont été citées par le Premier ministre comme étant les principales causes de la hausse du coût de la vie. « La situation aurait pu (pourrait) être pire si nous n’avions pas pu garder une certaine prudence », s’est-il réjoui en annonçant des chantiers à haute intensité de main-d’œuvre. À travers un programme d’action complémentaire au Programme d’investissement communautaire (PIC), il a promis quelque 30.100 emplois par mois pour les six prochains mois. Certaines villes et rivières devraient être touchées par ce programme estimé à plus de 30 millions de gourdes [4]. Le cauchemar du populisme de misère qui a débuté en 1990 avec l’arrivée de Lavalas [5] au pouvoir n’est décidément pas prêt de s’achever. « Le mal de la diminution de la production agricole vient du reniement des valeurs de productivité, d’excellence, du (de) travail bien fait, et de la promotion du bien. Enfermer la question alimentaire dans le cadre étroit de l’agriculture et/ou de l’économie n’est pas lui faire justice. La question alimentaire est avant tout sociale et mentale.
C’est essentiellement le problème de l’organisation du pouvoir en Haïti qui bloque le triomphe de l’excellence dans tous les domaines (y compris dans celui de la production de vivres et de légumes) dans notre société. Le crétinisme des dirigeants haïtiens les conduit à décider de l’allocation des ressources rares n’importe comment, sans aucun sens des priorités, et les rend incapables de distinguer entre le fondamental, le principal, le secondaire, etc. Le carnaval, la sécurité présidentielle, la diplomatie du béton et de la sinécure sont plus importants que la production agricole. Pour eux, tout se vaut (« tout voum se do »). Les valeurs de référence du pouvoir encouragent la médiocrité dans tous les domaines. Les galettes de boue séchée sont le résultat de la politique de « taiwanisation » d’hier des Duvalier, devenue la politique de la Loi Hope aujourd’hui. « Les larmes aux yeux, l’indignation et la colère n’y pourront rien tant que la politique de la raison sera écartée [6] », a déclaré cette semaine Eddy Pierre Paul dans Haïti Observateur. Ainsi, l’interpellation du gouvernement à la Chambre Basse ne conduira - peut-être – qu’à un remaniement de l’équipe au pouvoir, ce qui n’implique nullement une solution à court et moyen terme aux problèmes auxquels fait face le pays. Préval a été élu sans programme : « zafè yo ! [7] », doit-il se dire aujourd’hui, après avoir lancé son inoubliable « naje pou soti [8] » sous Aristide. Le peuple haïtien a confié le gouvernail du pays à un capitaine qui ne sait pas utiliser un compas. Aujourd’hui, le pays en paye les conséquences. « L’affaire des galettes de boue reflète la crise systémique du pouvoir en Haïti. Cela fait des temps que la sonnette d’alarme est tirée sur la situation catastrophique de l’agriculture haïtienne. Six personnes sur dix n’arrivent pas à manger et le Programme Alimentaire Mondial (PAM) en nourrit plus de 800.000 chaque jour en Haïti. On voyait venir le fiasco de gens simplement intéressés à avoir le pouvoir politique et qui ne comprenaient pas les responsabilités qui sont associées à son exercice. La mutation du système Lavalas en Lespwa et les déclarations intempestives de Préval reflètent le souverain mépris pour le peuple qu’il avait convié à la piscine de l’hôtel Montana pour le hisser (l’imposer de force) au pouvoir en 2006. L’absence de leadership politique paralyse le pays. L’image des Haïtiens mangeant de la boue sous le gouvernement de Préval est entrée dans toutes les maisons du globe. Après le SIDA, ce gouvernement a dégradé une fois de plus l’image d’Haïti dans le monde », a conclu Eddy Pierre Paul.
Sortir de l’impasse
La vérité est qu’aujourd’hui, la communauté internationale tient Haïti jusqu’au cou. Le gouvernement Préval/Alexis a tout misé sur elle dès le début de son mandat sans jamais donner une priorité à la relance de la production nationale qui, deux ans après, aurait pu aujourd’hui apporter un soulagement concret au peuple le plus pauvre du continent. Or, au-delà des discours, cette communauté se méfie de ce gouvernement et Haïti paye sa réputation d’être un des pays les plus corrompus de la planète. Ce n’est pas par hasard que l’Ambassade des États-Unis ou l’OEA se lancent dans des programmes de développement en Haïti, action « diplomatique » invraisemblable dans tout autre pays. Car, on le sait, il faut aider l’État à assumer ses responsabilités et non agir à sa place. De plus, le décaissement par les bailleurs de fonds prend toujours du temps que la population n’a plus la patience de voir venir quand elle ne peut subvenir à ses besoins de base. L’aide humanitaire a ses limites et n’a pas pu empêcher la famine de s’installer dans certaines régions comme Bombardopolis, dans le Nord-Ouest.
Ce gouvernement n’a pas su restaurer la confiance en créant le climat sécuritaire indispensable aux investissements privés : ainsi, les fonds de pension de la diaspora auraient pu être investis dans des actions de développement mais pas sans garanties. Idem du côté du secteur privé haïtien qui aurait pu prêter de l’argent au gouvernement ; ce dernier, en contractant une dette interne, pourrait subvenir aux besoins immédiats de la population. En outre, l’État refuse de réduire les taxes et les économistes déconseillent de créer un déficit budgétaire. Il faut aussi souligner que l’échec de l’équipe au pouvoir est également celui des partis politiques qui le composent, c’est-à-dire l’Union, la Fusion, l’OPL et l’Espwa. De tous les côtés le mal est infini, alors que faire ?
Marc Bazin dans un excellent article intitulé « La vie chère : un avion, un oiseau ou un courant d’air ? » publié dans Le Nouvelliste du 15 février 2008, dans sa rubrique « Des idées pour l’action », a tenté d’indiquer aux autorités le chemin à prendre pour sortir de cette impasse. Mais il ne sera certainement pas écouté et ses propositions encore moins appliquées. Marc Bazin prône, entre autres, une politique de développement de l’agriculture avec trois objectifs : l’accélération de la croissance, la réduction de la pauvreté, la sécurité alimentaire. Une telle politique serait à deux niveaux : à court et à long terme. Vu l’urgence de la situation, nous nous attarderons sur ses propositions à court terme élaborées en cinq points :
1- L’État doit entrer rapidement en négociation avec toute la chaîne des acteurs de l’importation, de la distribution et de la commercialisation des produits alimentaires et passer avec eux un Pacte de Solidarité. L’objectif de ce Pacte de Solidarité serait de pallier aux conséquences d’un programme de contrôle de l’inflation demeuré jusqu’à présent à la charge exclusive de l’État. Pour Marc Bazin, il faut une politique des revenus qui consisterait à faire adopter conjointement pour tous, un certain nombre de références visant à ancrer les prix de certains produits stratégiques à l’intérieur de certaines marges. Un tel système de référence est le seul qui pourrait permettre la poursuite de politiques budgétaires et monétaires drastiques sans continuer de provoquer une récession excessive.
2- Une commande massive et immédiate de produits alimentaires à travers la mobilisation d’une partie des excédents considérables $300 millions de réserves que la BRH accumule sans justification valable dans les circonstances actuelles
3- La constitution d’un stock de réserves stratégiques destinées à exercer sur les prix une pression à la baisse
4- La mise en place d’un système de subventions pour les semences, et les engrais, accompagné de règles strictes qui en garantissent la jouissance et le bénéfice à ceux-là seuls auxquels l’opération est destinée
5- La mise en place de mécanismes de nature à garantir que l’agriculture n’est pas imposée à un taux plus élevé que les autres secteurs. Les taxes sur la production et les intrants seraient identifiées, et minimisées au maximum.
Pour Marc Bazin, le défi que les Haïtiens doivent relever aujourd’hui est de « s’organiser collectivement dans une grande coalition nationale, sans distinction de partis ou d’idéologie, pour la promotion, la défense et la protection des intérêts du seul secteur dont nous devrions pouvoir dépendre pour le sauvetage de tous. »
Évidemment, ces mesures ne sont que des propositions palliatives face à un mal plus profond. Si les autorités haïtiennes ne sortent pas de leur immobilisme, nous serons condamnés à être de simples spectateurs de notre interminable descente aux enfers. Populisme pour populisme, René Préval pourrait solliciter de son grand ami Hugo Chávez un prêt immédiat en faveur d’Haïti. L’Argentine l’a bien fait, quand elle n’était pas solvable aux yeux de l’Occident, auprès des pays amis de l’Amérique latine et s’en est sortie. Mais là encore, faudrait-il que Préval puisse inspirer confiance à son ami latino-américain, or le Venezuela attend encore des explications à la disparition des 1.500 barils d’asphalte sur les 10.000 barils livrés en 2006 dans le cadre de l’accord Petrocaribe, destinés à l’asphaltage des rues de la capitale haïtienne. Le président vénézuélien serait d’autant plus retissant qu’il a été informé que les 1.500 barils d’asphalte auraient été détournés et vendus en République dominicaine, selon les sources de la PDVSA (Petroleos de Venezuela S.A) [9]. Le Premier ministre est attendu le 28 février prochain à la Chambre Basse. Toutefois, les rumeurs courent déjà sur une tentative de corruption de certains députés et d’intimidation sur d’autres. Dans ce carrousel de misère, il ne reste plus qu’à essayer de sortir de la politique d’impuissance pour passer à l’action, car si « l’action n’apporte pas toujours le bonheur, … il n’y pas de bonheur sans action [10] ».
Montréal le 19 février 2008
[1] « Préval tue tout espoir », Le Nouvelliste, 24 janvier 2008
[2] « Alexis ne promet pas de solutions miracles », Le Nouvelliste, 12 février 2008
[3] Parti politique de René Préval
[4] « Alexis ne promet pas de solutions miracles », Le Nouvelliste, 12 février 2008
[5] Mouvement qui a porté Jean-Bertrand Aristide au pouvoir en 1990
[6] « Le gouvernement de René Préval ne peut pas faire de miracles », Eddy Pierre Paul, Haïti-Observateur, le 20 février 2008
[7] C’est leur affaire !
[8] Nagez pour sortir (de l’impasse)
[9] PDVSA, Acte provisoire de livraison d’asphalte en titre de donation au gouvernement d’Haïti par la République Bolivarienne du Venezuela à travers Petroleos de Venezuela S.A dans le cadre de Petrocaribe, 22 août 2006
[10] William James