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Haiti-Carnaval : une soif de « désordre »

Autour de « Psychologie historique du carnaval » de F.C Rang

Par Wilson Décembre

Soumis à AlterPresse le 25 janvier 2008

“ Vous hommes supérieurs, ce qu’il y a de pire en vous,
c’est que vous n’ayez pas appris à danser comme il faut
danser,- à danser par-dessus vous-mêmes ! (…) Aussi
apprenez donc à rire par-delà vous-mêmes ! Haut les
coeurs, bons danseurs, haut, plus haut encore !
Et n’oubliez pas non plus le bon rire !”

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Nous pouvons à bon droit partir de l’affirmation (…) que la dérision est la dimension première, originelle, du carnaval. “ Voici la thèse majeure de cet ouvrage capital pour la compréhension subtile et profonde de cette manifestation culturelle si décriée par les bien-pensants et les puritains de toutes obédiences. Elle est justifiée, étayée, illustrée et vérifiée à l’issue d’une soixantaine de pages écrites dans un style dansant, exalté. Le carnaval est saisi comme “la percée de l’humaine dérision”. Mais cette dérision qui est avant tout auto-dérision, dans la mesure où elle est dirigée sur la dimension apollinienne de la réalité humaine - cette superstructure civilisationnelle qui témoigne de la victoire de la forme et de la mesure sur l’énergie vitale – est, de ce fait même, un retour aux sources ou une prise en charge rituelle des fondements dionysiaques de la vie qui, en tant qu’énergie souveraine, menacent à tout moment de faire exploser en morceaux l’armature civilisationnelle.

C’est pourquoi, sous prétexte de clarifier l’emploi du qualificatif “humain” dans l’expression “dérision humaine” qui a tout l’air d’une redondance, l’auteur fait ressortir la contradiction qui est inhérente à la réalité humaine en tant que cette dernière est (contrairement à la réalité animale) le résultat d’une négation partielle de l’énergie vitale. “ Non qu’il existerait une dérision animale, mais justement parce qu’il n’en existe pas ; parce que ce cri de rage et de désespoir est aussi spécifiquement humain que la folie, la guerre fratricide ou le suicide : ombres inhérentes à la hauteur solaire de notre spiritualité. Davantage que ses ombres : ses racines ! le temple de l’esprit repose sur un ossuaire de martyrs.” La spiritualité apollinienne est le résultat d’une longue lutte de l’homme contre lui-même à travers laquelle, nous opprimons par tous les moyens ce qu’il y a de plus profond en nous. Certainement, cette oppression est en même temps un endiguement nécessaire des forces souterraines qui assurent la vie en l’homme. Mais cette énergie, qui constitue le soubassement aussi bien de l’être en général (parce qu’il est cosmique) que de notre être individuel ou collectif, menace toujours de se réveiller avec une fureur redoutable.

Le carnaval nous donne une image symbolique de ce magma qui, comme une effroyable épée de Damoclès, menace en permanence la fausse et hypocrite sérénité de la civilisation. ”Le raz-de-marée du volcan carnaval pourrait bien nous indiquer sur quel sol volcanique nous marchons. Jetons les yeux dans ce cratère presque éteint. Alors peut-être nous expliquerons-nous la confusion qui est la nôtre, et trouverons-nous le courage de changer en surgissement l’effondrement qui nous menace.” Le rire de carnaval devient donc la révolte –perverse aux yeux des sentinelles de la civilisation- de l’homme contre les mesures prises - et la mesure tyrannique imposée - par la civilisation. Du même coup, il prend pour objet l’être qui constitue l’hypostase suprême de tous les idéaux de cette civilisation : Dieu lui-même. Mais pas n’importe quel concept de Dieu. Dieu tel qu’il est pensé spécifiquement par la tradition occidentale. Le Dieu vengeur (voir le mythe de l’enfer), le Dieu qui condamne, le Dieu asexué, le Dieu qui rend l’homme étranger à lui-même, névrosé, aliéné. Il s’agit donc du Dieu-Esprit-Pur que Friedrich Nietzsche nous invitait déjà à repenser afin que nous puissions comprendre que Dieu étant le principe suprême de la vie, il ne pourrait être dans le concept que nous avons de lui un être opposé à la vie, étranger à l’existence dans ses déterminations les plus concrètes et les plus nécessaires. Il doit être pensé comme étant par-delà bien et mal. Ce rire est donc plus révolutionnaire qu’on ne le pense, cette gaieté n’est nullement superficielle, elle se dirige contre le divin tel qu’il est fallacieusement forgé par l’homme. Le pseudo-divin. Le rire du carnaval vise à détruire l’idole de Dieu, selon le mot de Jean-Luc Marion, pour nous réconcilier avec le vrai Dieu qui embrasse toutes les déterminations du réel. Le rire de carnaval est, en ce sens, ”le premier blasphème” nous dit Rang.

Rang place l’origine du carnaval dans la théocratie mésopotamienne. C’est à dire dans le berceau de la tradition judéo-chrétienne, au coeur même de la “sainteté” et de la “sagesse”. Le carnaval va être une sorte d’aboiement contre la tyrannie de la sagesse. Mais cet aboiement, même dans son caractère éphémère, ne serait pas possible s’il n’était enfermé malgré tout dans la structure qu’il attaque, s’il n’était supervisé par l’autorité même qu’il combat. “La folie aboie contre la loi de la raison, mais à la folie même la raison a pensé une place dans le système.” Le carnaval constitue, en joyeux oxymore, une “légale suspension des lois”.

Après une mise au point étymologique révolutionnaire à travers laquelle le carnaval est identifié comme car naval ( le char nef ), l’auteur nous invite à diagnostiquer la volonté d’ivresse qui prévaut dans le carnaval au point de constituer l’une de ses dimensions essentielles. Pour cela, il nous a emmené en plein coeur de la mania dionysienne, cete folie sacrée qui rallume régulièrement le chaos éteint et qu’il ne faut pas confondre, selon lui, avec le delirium potatorum grec. “ Ce qui est recherché, ce n’est pas l’ivresse naturelle, avec son déchaînement et son accalmie, ce sont les convulsions, les contorsions spirituelles.” Cette précision est fondamentale pour une compréhension de la dimension spirituelle du carnaval qui, aux yeux des esprits non avisés, nous ramène à l’animalité. L’ivresse sacrée n’est pas la conséquence de “l’amour du vin non-mêlé”. Elle porte la marque et le masque-visage de l’esprit qui se réconcilie temporairement avec la vie intégrale. Si le carnaval doit être compris comme libération cosmique, psychologique et sociologique, il doit d’abord être vécu comme symbole. Car le mensonge apollinien de la civilisation est nécessaire à la survie sociale de l’homme.

Néanmoins le carnaval reste et demeure une révolte, une volonté d’inversion, une soif de désordre. Car ce dernier appartient au fond de l’être. Il entend libérer l’homme des carcans civilisationnels qui risquent de pressurer son esprit jusqu’à la folie. Entendez la folie réelle et non celle qui est symbolique ou spirituelle. Celle qui rend l’humanité autophage. La psychologie moderne sait de quoi nous parlons. “L’entière et moderne liberté de notre vie intellectuelle et spirituelle, écrit Rang, fit irruption dans le temps sous la forme d’un saut de bouc, d’une cabriole de carnaval. Toute notre brûlante subjectivité ; toute notre rageuse incapacité à admettre paisiblement l’ordre protéiforme où nous vivons et respirons, à ne pas nous y sentir au bord de l’asphyxie, à ne pas sans cesse le déchirer en nous déchirant nous-mêmes.” Mais cette ivresse libératrice, l’élément originel, décisif du carnaval et qui constitue l’une des caractéristiques essentielles des dionysies grecques ainsi que du culte d’Osiris en Egypte, est librement choisie. Elle est réfléchie. Elle ne consiste pas en une ébriété fortuite qui surgirait au gré des circonstances. Elle va être le facteur extatique de l’inversion des valeurs permettant aux serviteurs de profaner les hiérarchies, de prendre la place des maîtres à travers un rire collectif de dérision. Le carnaval porte volontiers le masque que lui confère l’ivresse créatrice.

Rang conclut sa réflexion par un constat qui porte plutôt sur l’atmosphère de la civilisation européenne du début du XXème siècle : le rire de dérision est “aujourd’hui” brisé. Déjà, au moyen-âge, l’ivresse créatrice a fait place à une autre plus pathétique, renonciatrice : l’ivresse ascétique. Quant à l’homme moderne, “il s’est inventé une nouvelle ascèse, encore plus exigeante : le travail comme devoir.” Mais la conviction dernière que l’auteur exprime comme un credo évangélique, et que peuvent facilement comprendre tous ceux qui ont quelque peu lu Nietzsche, Freud, Marcuse et leurs héritiers conséquents, c’est que la répression des désirs de l’ivresse, cette terrifiante maîtrise que l’homme a établie sur lui-même, ne saurait être une fin en soi. L’homme qui ne sait plus rire est l’homme dont l’âme est cruellement privée de l’énergie dont elle est accoutumée. Une telle âme s’achemine alors vers de nouvelles crises dans une folie qui ne sera plus symbolique comme l’est celle du carnaval.

Une telle mise en garde concerne peu la culture afro-haïtienne (et, a priori, afro-caraïbéenne en général) dans la mesure où, par delà le fait même qu’elle a conservé le rituel carnavalesque dans son mode d’être originaire d’ivresse libératrice, le dionysiaque définit amplement son rapport affirmatif à la vie qui transparaît le plus manifestement dans le culte des Guédés. Son art en porte souvent le témoignage. A chaque relecture de Hadriana dans tous mes rêves de René Depestre, comme un Obélix immergé jusqu’au cou dans une citerne de potion magique, l’auteur de cet article se retrouve extatiquement transporté dans cette féérie païenne de rire, de danse, de corporéité, de joie terrestre dont la spiritualité afro-haïtienne est porteuse comme pour nous rappeler que ce qui fait le tragique de la vie est aussi ce qui fait sa joie, notre joie. Eros ak Thanatos se marasa.

Pour toutes ces raisons, nous ne pourrions que conseiller la lecture profonde et recueillie de Psychologie historique du carnaval à tout Haïtien qui désire saisir la force et la richesse de la symbolique carnavalesque. Ce livre est le fruit d’une profonde crise religieuse et personnelle de Florens Christian Rang. Au printemps 1904, “arrachant (de lui) l’habit sacerdotal comme une tunique de Nessus “, l’auteur renonce au pastorat et part s’installer en Rhénanie avec sa famille. Il se lance alors dans la lecture croisée de Nietzsche (“Je ne lisais pas Nietzsche, je me lisais” écrit-il pour avouer son affinité intellectuelle avec l’auteur de La Naissance de la tragédie) et des ethnologues de l’Ecole de Cambridge. Psychologie historique du carnaval, texte d’une conférence prononcée en 1909, est le fruit intellectuel de ces lectures ainsi que de la joie qu’il a éprouvée dans sa nouvelle vie spirituelle. Qu’il puisse nous faire renouer avec l’esprit originel de cette fête qui, vous en conviendrez, n’est pas aussi bête que certains esprits superficiels veulent le faire croire. Foi de Jacmélien !

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F.C. Rang, Psychologie historique du carnaval
Ed.Ombres, Toulouse,1990