Par Wilson Décembre
Soumis à AlterPresse le 25 janvier 2007
Il sera question ici d’une modeste herméneutique du carnaval comme "texte" dont le sens et la portée échappent souvent à ceux qui en sont les auteurs depuis quelques années. Le carnaval se donne comme la célébration du paradoxal, l’affirmation du contradictoire, le culte du cercle carré. Le challenge, pour nous, est alléchant : déceler la logique de l’illogique apparent.Pour cela, il nous faudra soumettre cette "banalité bizarre" à un interrogatoire sérieux, elle qui, apparemment, ne se prend jamais au sérieux.
Le monde à l’envers
Le carnaval est essentiellement une manifestation populaire qui symbolise objectivement la société riant et se moquant éperdument d’elle-même, de son sérieux, de son ordre, de son caractère apollinien, mais aussi, de son hypocrisie constitutive. Il fonctionne selon un processus global d’inversion et de transgression à travers lequel le "sens dessus dessous" apparaît comme la récréation ou la " pause gros mots " indispensable à l’équilibre de l’individu ainsi qu’à celui du corps social lui-même. Il s’avère nécessaire d’écarter régulièrement, sous le mode rituel, le risque d’explosion qui, comme une épée de Damoclès, est constamment suspendu sur la tête de toute société du fait même que cette dernière repose sur la négation conventionnelle de l’instinctif, de la frénésie vitale, etc. En d’autres termes, du fait même que vivre en société implique un compromis, un contrat, à l’issue duquel l’individu porte nécessairement le "masque" imposé par l’ordre social, il importe de faire sauter régulièrement le bouchon avant que la bouteille n’explose. " Toute notre brûlante subjectivité, nous dit F.C.Rang, toute notre rageuse incapacité à admettre paisiblement l’ordre protéiforme où nous vivons et respirons, à ne pas nous y sentir au bord de l’asphyxie, à ne pas sans cesse le déchirer en nous déchirant nous-mêmes - fit irruption dans le temps sous la forme d’un saut de bouc, d’une cabriole de carnaval." Michel Feuillet, dans Le carnaval, dépeint en ces termes le scénario classique de cette fête universelle : " La communauté se retrouve cul sur tête ; tout vole en éclats : le bien et le mal, les vices et les vertus, les droits et les devoirs se disloquent en un joyeux chaos. L’ordre social aux hiérarchies bien définies est mis à mal par un égalitarisme inaccoutumé." Le carnaval représente donc une folle, mais joyeuse parenthèse dans le texte trop sérieux de la société.
L’une des fonctions élémentaires du carnaval est donc la libération des pulsions, la liberté provisoire et surveillée qu’on accorde à la libido. Il accomplit, toutes proportions gardées, ce qui chez le sujet Freudien est exprimé à travers le rêve et les sublimations de toutes sortes : il est défoulement, farandole du "ça". C’est la revanche de cette dernière sur le "surmoi" dictateur, avec la complicité de son adjudant officiel, le "moi". D’où l’importance de la symbolique du masque dans la manifestation carnavalesque." Derrière mon loup, je fais ce qui me plaît / Aujourd’hui, tout est permis", chante La compagnie créole. ("Au bal masqué") Le masque est objectivement métamorphose, aliénation volontaire et lucide de soi. C’est le visage de l’individu devenu asocial pour un temps : celui de la réalisation de ses fantasmes les plus oppressants.
Osons dire que le carnaval est "scandaleux" par essence.Car dans sa nature la plus profonde, il est l’occasion de la réhabilitation du " négatif " au détriment du " positif " : Le sujet prend sa revanche sur le "on" ( ou l’inverse ) ; le corps renverse la dictature de l’esprit ; le " beau " plie les genoux devant la " laideur " ; la " petitesse " étouffe la " grandeur " ; l’oppressé l’emporte sur l’oppresseur ; le désordre s’affirme sans complexe dans la négation de l’ordre. Bref…Bagay yo tèt anba ! Mais, il ne faut pas pousser la naïveté jusqu’à croire que ce renversement est gratuit et insensé. De même que, dans la philosophie de Hegel, la dimension passionnelle est définie comme " ruse de la raison ", de même qu’ici le désordre démasqué peut être défini comme ruse de l’ordre. Le carnaval est la cure drastique que se donne le corps social pour mieux se régénérer. Il est, selon le mot de Rang, " une légale suspension des lois ".
L’envers du masque : carnaval, révolte et ressentiment
Il est aisé de constater que tout pouvoir entretient un rapport ambigu avec le phénomène carnavalesque. Cette ambivalence s’explique par le fait que toute manifestation carnavalesque est en puissance occasion de révolte, de levée de bouclier contre le statu quo. Autant le carnaval peut être l’opium du peuple, autant le masque peut avoir l’effet d’un bandeau sur les yeux du peuple, autant ce même carnaval renferme un magma qui n’attend qu’un coup de trop pour entrer en éruption et transformer la fête bon enfant en un bouillonnement populaire subversif et caustique.
"De vaksin, de tanbou
Ayisyen anraje
Dyakout mizè nèg vole
Se plezi san rete
Nan pwen tan pou chodyè monte
Vant ti moun yo mèt kòde
Men demen bann ap pase
Na bliye vant kòde (…)
Si yo voye mayo
Na sispann fè wè zo "
Ce texte pathétique, douloureusement beau, de Beethova Obas ( « Plezi mizè » ), met l’accent sur le côté narcotique du phénomène en négligeant ( sans doute volontairement ) l’autre tranchant. Car ce sont ces mêmes « ayisyen » qui, vant kòde, chantent, déterminés, avec Boukman Eksperyans ( comme ils le font tous les ans avec d’autres ) :
« Pwoblèm k’ap touye’m
Mizè k’anvayi
Ak moun kap mouri
Fòk sa chanje »
Mais, le pouvoir politique n’est pas toujours la seule cible des créations sarcastiques du carnaval. Il existe dans tout carnaval des figures boucs-émissaires avec lesquelles le peuple prend rendez-vous tous les ans. Selon M.Feuillet, " le clou du vieux carnaval de Rome était la course aux juifs." Il ajoute plus loin que " les exemples de carnavals antisémites ne manquent pas (Et qu’) il arrive parfois que " "la fête aux juifs" dégénère en un véritable progrom." C’est sous plusieurs latitudes, l’éternelle passion du juif. Ah ! Ressentiment, quand tu nous tiens ! Le carnaval n’est donc pas toujours si innocent qu’il en a l’air. Le général Charles Oscar Etienne que le carnaval jacmélien a méchamment immortalisé avec une denture horrible en sait quelque chose.
La subversion, plus que le simple sarcasme, est le "côté Mr Hyde" du " carnaval Dr Jekyll ". Il arrive même parfois que l’agressivité ou la rancœur fasse basculer le jeu rituel dans des affrontements violents. Aujourd’hui encore, pendant que les écoles de Samba et les (…) reines de carnaval enflamment le cœur de Rio dans un festival cosmique de percussions, de chants, de danse et de couleurs (Que l’Afrique soit avec vous et en vous, Dr Jekyll !), les favelas de la périphérie sont le théâtre de règlements de compte sanglants (Ainsi soit-il, Mr Hyde !).
D’où la méfiance de tout pouvoir envers cette manifestation culturelle bicéphale qui n’est légitime qu’en tant qu’éphémère.
Un dithyrambe en l’honneur de la vie
" Le dionysisme : identification temporaire avec le principe de la vie" ( F.Nietzsche)
Par delà ces pistes d’interprétation humaines, trop humaines, auxquelles nous nous sommes intéressés jusqu’ici, le carnaval a, plus philosophiquement, la valeur hautement symbolique d’une affirmation de la vie dans ce qu’elle a d’originaire, d’incommensurablement profonde et métahumaine. Dans l’apparente cacophonie du carnaval, c’est la voix de Dionysos qui nous parle en faisant l’apologie de lui-même, c’est à dire de la vie qui se montre telle qu’elle est dans sa plénitude originaire : " La mère primitive éternellement créatrice qui contraint éternellement l’être à l’existence et se satisfait éternellement de l’inépuisable variété des phénomènes." (F.Nietzsche,La Naissance de la tragédie )
Le carnaval est donc la fête de la vie, à travers laquelle la fertilité de la terre et la fécondité des couples, notamment, sont évoquées de façon rituelle.C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre le symbolisme du " marye pou dis " de la tradition carnavalesque haïtienne. Ici l’union d’un soir symbolise la positivité de l’union de (et pour tous) les soirs de la vie.
En outre, pendant la période carnavalesque, en attendant le mercredi des cendres qui, dans la tradition chrétienne, ouvre toute une période (40 jours) de privations alimentaires et de chasteté (il est prescrit aux époux au moins de ne point consommer le plaisir de leur union le mercredi des cendres, les vendredis, et particulièrement le vendredi saint), l’homme embrasse sans réserve " la table garnie" et la sexualité niées par l’ascétisme chrétien. Dans le carnaval, le christianisme est régulièrement stigmatisé pour avoir nié le corps, pour l’avoir sacrifié en l’honneur d’un esprit décharné et pour avoir dénigré la sexualité au nom d’une chasteté difficilement justifiable, mais institutionnalisée dans l’idéal du célibat sacerdotal ou monacal. Le christianisme est stigmatisé pour s’être opposé à ce qu’il y a de plus vital dans la vie, son principe de régénération.
Si curieusement le carnaval précède le carême, c’est qu’il est l’anti-carême par excellence dans les domaines mêmes de l’alimentation et de la sexualité. Le carnaval mange et boit à satiété et parvient à " distiller un érotisme raffiné, suscitant l’imagination des amants…" ( M.Feuillet ) Dans cet esprit, on comprend que nos méringues soient constamment bourrées de sous-entendus qui, de par le statut même du carnaval, rendent absurde et non avenu tout moralisme outré qui les prend à partie. De " Pigeon" du shoogar Combo à " Sikile " des Invincibles de Jacmel en passant par " Madmwazèl eske’ w renmen Coupe ? " du roi Coupé Cloué, nos sanba se sont toujours révélés des virtuoses dans l’art du double sens.
F.Nietzsche (1844 - 1900) qui a porté sa réflexion philosophique sur un plan assurément plus élevé que celui du carnaval, est pourtant le penseur chez qui nous avons une chance de trouver les clefs de compréhension du sens métahumain de cette manifestation culturelle universelle. Très souvent, dans le but de le calomnier, les mauvaises langues emploient le terme de « bacchanale » ( péjoratif dans son sens vulgaire ) pour définir le carnaval. Cette appellation mesquinement péjorative n’est pas pour autant sans intérêt pour qui consent à saisir pleinement l’esprit du carnaval. Dionysos ( Bacchus ) est chez Nietzsche la figure symbolisant pleinement la vie non encore mutilée dans le dualisme socrato-platonique et dans celui de son héritier direct, le christianisme.Dionysos est la figure centrale de la Weltanschauung de la Grèce présocratique. " C’est ici que je placerai l’idéal dionysiaque des Grecs, écrit-il dans les Fragments posthumes , l’affirmation religieuse de la vie dans son entier, dont on ne renie rien, dont on ne retranche rien ( noter que l’acte sexuel s’y accompagne de profondeur, de mystère, de respect )" Il n’est donc pas éxagéré de voir dans le carnaval un ersatz de cet idéal dionysiaque étouffé par la civilisation platonico-chrétienne, avec cette différence que chez les Grecs, le dionysiaque était la sublimation ou la spiritualisation du vital, alors que notre carnaval est dans une large mesure, dans certains esprits, prétexte à un pur dégagement bestial sans valeur rituelle ou symbolique. Les Grecs, quant à eux, étaient "superficiels par profondeur", écrit Nietzsche. Selon F.C.Rang, il ne faut pas confondre le delirium potatorum et les délires dionysiaques qui, pour les Grecs, étaient deux choses absolument distinctes. L’essence du désordre dionysiaque est de nature divinement plus élevée. Ce qui est recherché dans le délire bacchantique, ce n’est pas l’ivresse naturelle qui se donne au gré des circonstances, mais une ivresse proprement spirituelle susceptible de permettre la fusion enthousiaste dans l’énergie originaire. Ce qui semble faire écho à cette conception nietzschéenne du dionysiaque : " Le mot "dionysiaque" exprime le besoin de l’unité, tout ce qui dépasse la personnalité, la réalité quotidienne, la société, l’abîme de l’éphémère ; (…) Une affirmation extasiée de l’existence dans son ensemble, toujours égale à elle-même à travers tous les changements, également puissante, également bienheureuse ; (…) le sentiment de l’union nécessaire entre la création et la destruction."
Comprendre la valeur rituelle du carnaval, c’est nécessairement le vivre comme symbole festif de l’énergie originaire qui, précédant la civilisation, la rendit possible en lui fournissant la matière vitale sans laquelle la mise en forme apollinienne n’embrasserait que le néant. C’est donc affirmer la valeur sacrée de l’animalité, de l’incivilisé, de l’asocial, de l’informe, de l’excès…bref, du fondamentalement vital. La civilisation ayant, par nécessité, tué le rire et l’innocence primitifs pour construire à sa place un échafaudage de formes sérieuses et brimantes, elle ne saurait ne pas être porteuse de frustration, de maladie et de folie. A cet égard, la folie carnavalesque n’a d’autre fonction que de conjurer la vraie folie meurtrière qui résulte directement du fait que l’on se détourne complètement de la spontanéité originelle, du ludique essentiel, et de cette innocence occultés par les entraves sociales et religieuses.
Il s’agit donc de se réconcilier avec le substantiel, le vital immédiat, comme à travers un retour aux sources. Mais ce dernier perd tout son sens et devient dangereux s’il n’est pas symbolique. L’affirmation du fond matériel et animal de l’existence humaine perd sa fonction salvatrice et devient animalité pure et simple si elle n’est pas spiritualisée. Malheur à celui qui ignore ou qui n’a pas compris que le carnaval est nuance ! Il risque fortement d’y perdre son âme (et son corps). Car si le carnaval renverse le rapport dominant=esprit / dominé=corps, ce n’est pas pour instaurer le déséquilibre inverse, mais plutôt pour élever au niveau de la conscience collective, dans la culture, l’affirmation d’une justice vitale : le corps est l’énergie sans laquelle l’esprit n’est qu’une forme vide.
Nier la dimension symbolique du carnaval, nier son esprit, c’est perdre l’occasion de se dépasser sans mutiler la vie.On produit alors l’extrême inverse de l’idéal chrétien. Par conséquent, le dualisme demeure. Or le culte païen qui est sans doute l’ancêtre du carnaval, par delà cet extremisme bête
(bête parce que sans esprit, comme l’autre est fou parce que sans corps), « n’est-il pas une forme de reconaissance envers la vie, de l’affirmation de la vie ? Son représentant suprême, ne devrait-il pas être, dans sa personne même, l’apologie et la divinisation de la vie ? Le type d’un esprit heureusement développé en débordant d’une extase de joie ! Un esprit qui absorbe en lui et rachète les contradictions et les équivoques de la vie. » (F.Nietzsche)
Nous avons soulevé le masque du carnaval pour découvrir le visage radieux de Dionysos. Il nous chuchote un secret : " On ne peut vivre pleinement et authentiquement le carnaval que métahumainement." Puis, il rit aux éclats, remet son masque et danse.