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Haïti : Il y a dix ans mourait Ansy Dérose

Chanteur-compositeur, artiste-peintre ...

Par Magloire Demesmin

Soumis à AlterPresse le 16 janvier 2008

Port-au-Prince, Janvier 1998 : quel est donc le mort illustre que l’on accompagne ainsi ?

Sommes-nous bien certains, comme le dit la chronique officielle, qu’il s’agit d’Ansy Dérose ?

L’homme à la voix de baryton est passé à l’orient éternel le 17 Janvier 1998, non sans avoir livré un dernier et un ultime farouche combat contre ce mal de notre siècle qu’est le cancer.

Ansy Dérose est un de ces poètes qui croient qu’il n’est de bonne écriture qu’exacte. Faite d’observation de paysages, tandis qu’il mène plusieurs vies à la fois, une autre observe le vent, la mer, le soleil, grande rumeur dans le ciel immobile d’Haïti. [1]

Ses chansons gardent le rythme des saisons, des jours, avec l’odeur du petit mil, l’odeur de l’encens nacré dans les limbes, l’odeur du café moulu, le chant des coqs au petit matin à des heures régulières, les beautés de nos cimes, des champs.

D’un couplet à l’autre, il laisse place à la rêverie aux sensations, aux émotions. D’un trait de plume, il campe des paysages sublimes en métaphores.

Chez lui, le terroir est un théâtre d’où ressort toujours un monde de gaieté, de beauté, de joie etc. En Créole, comme en Français, le poète Ansy Dérose est toujours en majesté avec la magie.

Ses vers, ciselés dans les hauts fourneaux des précisions métaphoriques, suffisent d’ailleurs à le situer dans la grande tradition française des poètes de l’observation, chez qui se mêlent, à la vitesse de la vie, dans une fête du style, paysages, portraits, souvenirs autres maximes.

Aligner soleil, la lune, la mer, dans une demi-phrase, c’est faire preuve d’un talent sûr. Dans cette chanson, où chaque strophe évoque des paysages fameux, les mots claquent comme les vers de Verlaine ou de Rimbaud :

« Mwen wè solèy san fwa

mil fwa nan vi m

Mwen wè lalin k ap benyen nan lanmè

Poutan « Thérèse »

se de zye ou ki limyè m

Lontan, lontan m ap chèche ou

Oui, le poète s’en est allé, par un beau matin tropical, sous un ciel bleu d’azur, d’un soleil étincelant.

Celui, qui a chanté plus que tout autre les problèmes qui tracassent notre malheureux pays, en trouvant les mots justes pour dénoncer ce qui tourmentent notre multitude, était, à lui seul, une conscience nationale.

Ce trésor national avait toutes les qualités qui font de lui, à coup sûr, un immense patriote, un de ceux que l’on doit, à tout prix, ériger en modèle à la jeunesse de ce pays qui en a tant besoin.

C’est sous un soleil radieux que le prince de l’amour a définitivement laissé la scène.

L’infatigable défenseur de la culture haïtienne s’en est allé en laissant plus de 200 chansons, en forme de testament à une société dont il n’a jamais cessé de dénoncer sa cruauté, l’aliénation d’une partie de ses membres, qui préfèrent adorer tout ce qui vient d’ailleurs tout en méprisant ce qui se fait localement.

Jamais, dans l’histoire de la chanson haïtienne, un homme a autant marqué son époque.

Mais, d’Ansy Dérose, il faut dire que chacun de ses albums, depuis les années 1970, est un petit bijou, non seulement d’un point de vue musical, mais aussi sociologique, tant les mots ici claquent dans le vent et trouvent un ton juste dans une société en proie aux démons de toutes sortes.

Parfois, au détour d’une chanson, on s’arrête, le message est limpide, les mots s’envolent et les refrains sont de véritables coups de poing. Le soleil, la lune, la mer reviennent le plus souvent, le tout est mélangé dans une symphonie musicale grandiose, ce qui donne cette musique envoûtante pleine de sensualité.

Le mot engagé est trop faible pour qualifier ses textes.

Dans ces derniers, abondent un patriotisme farouche et un appel permanent à la conscientisation de la société haïtienne, son œil de sociologue aiguisé nous laisse des morceaux tout à fait sublimes.

Mais, en artiste averti, monsieur Ansy Dérose savait qu’il n’avait rien à attendre de la société haïtienne, du moins son testament vaut condamnation du peu de considération que l’on a pour l’artiste en général.

Ce cri de douleur résonne encore comme un tonnerre dans cette chanson où l’artiste parle de ses ressentiments, son désappointement devant la déchéance de son pays et de la société en général.

Le reste, une critique en règle contre cette pseudo élite qui préfère « décorer son salon avec des roses blanches qu’elle importe à prix exorbitant ».

Et l’artiste, de lancer une condamnation sans appel :

« Je dis que c’est cruel

car, il y a des roses noires

en Afrique, au Brésil

et dans notre pays,

ce pays a besoin de ses fleurs »

Monsieur Ansy Dérose n’est jamais en retard d’un combat, surtout la défense de ses collègues artistes qu’il considère comme injustement traités dans un pays où (le moins que l’on puisse dire) l’artiste est méprisé voire inconsidéré.

Une fois de plus, il est prophétique : « Je vis dans un pays où l’artiste n’est rien ».

Tout est dit, joignant le geste à la parole, lorsque, ce 14 septembre 1986, Roger Colas, autre grand disparu à 49 ans, dont le corps gisait dans un « trou égout » aux environs de Delmas, banlieue de Port-au-Prince, pendant plus d’une dizaine d’heures sans la moindre compassion.

Il a fallu un coup de gueule de l’auteur d’ « Anacaona », plein de fiels sur les antennes de Radio Soleil, pour qu’enfin les autorités se dépêchent de faire lever le corps.

Sa prophétie vient de s’accomplir dans une scène horrible, macabre.

Qu’importe ! les artistes ne sont plus les propriétaires de leurs chansons. Ces dernières parlent pour eux, après leurs morts.

En 1997, un an avant sa mort, l’artiste, qui savait qu’il n’avait plus pour très longtemps, nous a laissé un album en forme de testament, dans lequel il crie sa douleur devant les déchéances de son pays, surtout la disparition des valeurs, des êtres, de tout ce qui faisait autrefois l’originalité de ce pays.

Toujours partagé entre un amour obsessionnel pour son pays et le constat de l’échec, il voit, il regarde, il écrit.

Dans son dernier album, justement baptisé « Haïti Mélodie d’amour », l’artiste est désemparé devant la descente aux enfers de notre pays.
Mais son amour est intact.

Haïti, que l’on a connue, est définitivement morte, pour donner naissance à quelque chose que l’on a du mal à accepter.

Dans un pays autrefois, où l’on chantait les beautés des femmes, elles sont désormais victimes de viols en série en tout impunité, les femmes haïtiennes payent un lourd tribut.

Evidemment, celui qui chantait plus que tout autre les beautés et bontés des femmes haïtiennes, fut inconsolable devant tant de cruautés et d’humiliations qu’on les inflige.

Dans « Haïti Mélodie d’amour », monsieur Ansy Dérose est inconsolable, nous aussi. Mais, l’œil est toujours percutant, et l’amour de son pays toujours au diapason :

Ou se solèy

Ou se limyè

Ou se tanbou nan kè mwen

Ou se mapou

Ou se lanmou

Ou se vodou zantray mwen

Ou se badji ’

Ou se maji m’

Ou se zanmi m’, peyi mwen

Ayiti se yon melodi damou

Dans cette même mélodie, le deuxième couplet se fait tout à coup nostalgique devant tant de calamités et la disparition des êtres, des rues, de tout ce qui faisait autrefois Haïti.

Sous sa plume, le constat est plus qu’amer, l’artiste est révolté. Comme toujours, en une phrase, il résume ce qui tourmente notre multitude devant tant de catastrophes qui nous assaillent. Son cri, sa détresse, son désespoir, son lancinant message d’amour, ne trouvent ici aucun écho, le poète se fait imprécateur devant tant de calamités :

Ayiti w fin dezakòde

W ap jwe yon Do ki domaje

W ap jwe yon Re defigire

W ap jwe yon Mi an mizerab

W ap jwe yon Fa, yon Fa fatal

W ap jwe yon La an delala

W ap jwe yon Si si kou sitwon".

Les époques changent, mais l’artiste s’adapte : chaque temps apporte son témoignage, l’œil aiguisé d’Ansy est toujours percutant et sonne juste ce chef d’œuvre des années 1970 :

« Anacaona », un hymne à lui tout seul.

On ne dira jamais assez d’Ansy Dérose qu’il fut un artiste complet : poète, peintre, compositeur, professeur de mécanique, plasticien , etc.

contact : magloiredemesmin@live.fr


[1Ndlr : Ansy Dérose a interprété, pour la première fois en Créole, l’hymne d’Haïti « La Dessalinienne » de Justin Lhérisson, version musicale créole généralement adoptée à partir de 1986