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Haiti : Une société de privilège contre l’équité

Par Camille Loty Malebranche

Soumis à AlterPresse le 12 janvier 2008

Le droit est le code des prérogatives sans aucune discrimination, garanties aux membres de la société par la loi alors que le privilège est la disposition arbitraire par le pouvoir de grands avantages réservés à des individus considérés spéciaux et donc favorisés par rapport au reste de la société.

L’État de droit étant celui d’un système qui garantirait l’équité à toute la société sans discrimination d’aucun de ses membres, il s’agirait, dans ce cas, de pourvoir à chacun selon ses mérites, tout ce qui lui revient de droit. Sans que la richesse, les origines et l’ethnie ne soient pris en compte au niveau du traitement fait à l’individu.

Le mythe de cet État de droit proclamé dans les préambules des chartes constitutionnelles qui se veulent démocratiques, est hélas retenu dans limbes loin de la réalité étatico-sociale des pays. En société, la liberté demeure la plus fragile des espérances en tant qu’elle est facilement passible d’aliénation c’est-à-dire de déviance et de dénaturation tant par la vision dominatrice des profiteurs de l’ordre économique que par celle bornée des victimes qui n’en ont point l’usage. Il n’y a de libération sociopolitique qu’en pleine connaissance des forces liberticides présentes dans les structures, qu’en plein discernement des risques et des rapports de force que sont les relations entre classes et entre états. Mais cela demeure une utopie, le temps où les peuples prendront conscience de leur possible contre les oppressions subtiles de la démocratie formelle !

Nous savons qu’au niveau de la science et de la technologie, de nombreuses utopies ont quand même vu leur fin heureuse : la conquête de l’espace d’abord aérien puis interstellaire est l’une de ces fins heureuses de l’utopie des hommes cloués au sol avant l’invention de la montgolfière, du dirigeable, de l’avion, de la fusée… Toutefois, dans la complexité de perceptions aussi contraires qu’extrêmes qui caractérisent la liberté sociale, celle-ci devient un concept vertigineux par sa polysémie et les querelles définitionnelles ou idéologiques, car si pour l’individu, l’homme seul, la liberté n’est que le choix de son maître : Dieu ou l’Abandon ; pour la société, elle est rapport à l’autre, l’autre individu, l’autre classe, l’autre ethnie, l’autre société, l’autre entité étatique dans le jeu du plus fort voulant dominer et asservir le plus faible.

Le rapport à l’autre, la différence d’identité aboutit rarement à l’étreinte fusionnelle car l’altérité a pour défaut d’engendrer le choc de la compétition, le conflit voire la dialectique dominant-dominé. La liberté n’est possible que dans un monde où tous, individus et états seraient égaux en droit et privilège, or nous savons que le droit ne garantit point la liberté mais l’équité formelle qui n’est pas nécessairement réelle vu les privilèges des tenants des structures sociales qui, constamment, rongent la conduite équitable de la société.

Nous sommes dans une réalité où l’équité que devrait produire l’égalité juridico-légale est au diable vauvert des chimères humanistes, étant donné le règne des privilèges qui sont en fait ses pires ennemis dans nos sociétés et entre les états sur le plan international. Le privilège est le tombeau de l’équité, l’ironie des dominants privilégiés sur les prétentions des majorités à l’égalité des chances pour tous. C’est la pierre où achoppe l’équité du destin social des individus comme le destin d’émancipation nationale des petits États.

Pour arriver à réduire cette dénaturation du destin des non nantis et faire de l’égalité des chances, une vérité sociale et internationale, il faudrait commencer par combattre et dissoudre les privilèges des grands barons de la société comme des grands états de la communauté internationale. Il faudrait aussi dénier leur influence immorale - parce que contre l’égalitarisme - eux, des corrupteurs qui corrompent respectivement le corps social ou les relations internationales à travers le mensonge idéologique et les diktats de l’économisme.

L’idéologie, dans une société essentiellement de privilèges quoique formellement de droits, est l’antithèse extrême de toute liberté, ce que j’appelle le jeu de l’entraliénation, c’est-à-dire la monstruosité du bourreau qui chosifie sa victime et n’est donc plus humain mais chose de ses méfaits, pas plus que la victime elle-même réifiée qui s’identifie, faute de modèle et d’émancipation psychologique, au visage même de son corrupteur !

Si nous délaissons la somme des privilèges internationaux dont bénéficie un quarteron d’États à l’échelle de l’O.N.U., ne serait-ce que par leur place de membre permanent du conseil de sécurité, pour nous focaliser sur l’intérieur des sociétés, en vérité, sauf exception, l’asservi, le corrompu ne souhaite que le renversement de l’ordre du corrupteur et du maître esclavagiste sans vouloir en finir avec les miasmes de la corruption et de la servitude. C’est cela l’héritage historique des pays ex colonisés, surtout d’un pays comme Haïti qui a connu le colonialo-esclavagisme le plus féroce qui soit !

Leur société se construit sur le modèle du colon parti mais dont les méthodes sont restées ancrées à l’échelle des rapports de classe. Voilà pourquoi, je l’ai toujours dit, la liberté passe ici par l’éducation humano-citoyenne en guise de catharsis pour réformer les mentalités et les comportements, dans le rapport des classes entre elles et des citoyens entre eux. Cela doit s’opérer par le démantèlement de l’État Moloch mangeur de ses fils, toujours en cours au pays. La société haïtienne doit évoluer pour y arriver par l’engagement citoyen, par une société civile organisée loin des vains vœux de chambardements permanents et d’instabilité politique chronique d’une certaine engeance endémique qui cherche constamment l’instabilité et appelle de ses vœux malsains, la répétition des crises de gouvernance au lieu de proposer et d’influencer positivement l’État.

Critique sociale et achoppement de la libération

Il est curieux que malgré toutes les connaissances thésaurisées par ce que Marcuse appelait « la théorie critique de la société », malgré toute l’élaboration discursive des intellectuels et chercheurs en sciences humaines et sociales, malgré Ivan Illich et les antipsychiatres, les individus soient encore dans les chaînes d’une mentalité féodale où la masse se constitue serfs passifs des seigneurs de l’économie et de la politique. Il en est de l’ordre idéologique comme de la caverne de Platon, la pénombre des parois du social et de l’économique, l’urgence de la production, l’injonction de la consommation, la drogue des loisirs sots engoncent l’individu dans un univers d’ombres projetées où il croit vivre la vérité et s’efforce de ressembler aux reflets venus du dehors. Car l’ordre social en est un de prestidigitation idéologique et de rêves vendus à bon marché pour éberluer le populo, prônant un individualisme du succès social de l’homme et une fausse mobilité du destin majoritaire dans une société dynamique dans les formes mais sauvagement statique dans son fond et ses buts finaux de manipulation des masses pour le règne ploutocratique des oligarchies.

L’exil de l’écrit sérieux, la proscription ou la banalisation du discours problématisant les causalités des situations désastreuses comme celle miséreuse de plus des 2 tiers de l’humanité, celle abrutissante de la presse people avec les lacunes d’information et donc de liberté en pleine démocratie des pays du centre par l’ovation du télévisuel avec ses conneries populistes, n’en finissent pas de fabriquer les comportements aux moules des cuistres enrichis du star système et de la presse à sensation. Face à ce désastre humanitaire dont nul ne fait allusion nulle part, il est indispensable qu’un nouvel humanisme, un néohumanisme, soit fondé contre le structuralisme factuel responsable de toutes les aliénations. Néohumanisme qui ne viendra point d’une métaphysique affairiste et opportuniste préconisant la pensée soi disant positive comme panacée à toutes les misères humaines, tout en demandant d’accepter le monde tel qu’il est. Néohumanisme à la fois personnaliste et collectif, qui doit pourvoir les masses des outils de mise en commun de leur sort et destin afin de permettre le mouvement de la libération contre les structures de l’effacement proclamées inattaquables par leurs cossus profiteurs mais ne vivant en fait que par la complaisance et la passivité des majorités victimes de leurs politiques. Réapprendre à l’individu déshumanisé replié sur lui-même, à ces tristes introvertis des mégapoles, le pouvoir de la mise en commun de leur sort et des stratégies de lutte pour en sortir. Apprendre aux individus à rejeter les appels à un zèle et une performance dont ils ne profitent guère des usufruits mirobolants et, où même quand ils en profitent matériellement, c’est contre leur dignité et contre leurs semblables pour l’enrichissement des seigneurs de l’ordre économique.

Alors et alors seulement après que les masses eussent désapprendre pour apprendre, le plus grand miracle social sera possible : celui de la conscience souveraine se substituant peu à peu à la conscience serve ! Miracle de la masse servile jusque là réifiée, réhabilitée en s’appropriant l’humanité par la conscience nouvelle. Mais cette liberté sociale n’est en fait qu’une parcelle de la dignité ontologique de l’homme. Puisque fort heureusement, jamais nul n’est totalement bête ou chose quelque forts que soient les moules abêtissants et réifiants des systèmes de domination de l’homme par l’homme ! L’évolution de l’homme ne va sans doute pas vers l’ultrahumain teilhardien [1], mais elle ne saurait se pâmer dans les constructions systémiques de l’économie et de la politique.

La dialectique du maître et de l’esclave prend l’allure d’une fiction sans référent possible où Hegel [2] fabule, se fourvoie à vouloir démontrer que la proximité du monde réel à travailler, rendrait libre l’esclave et le ferait même dominer le maître trop éloigné de la réalité et donc perdant le contrôle de celle-ci. Car le maître, libre de son temps - cet espace de vie et de tous les possibles de l’homme - se permet de prendre du recul, se distancie du monde, transcende et rationnalise la contingence de condition qui submerge l’esclave, et ainsi arrive à comprendre les mécanismes de la psychologie et de la conscience serve de l’esclave pour planifier la pérennité de sa domination. Le maître, loin d’appréhender la chose de la nature devenue monde par la perception et la conception qu’y imprime l’homme pensant et agissant, saisit l’acteur, c’est-à-dire l’esclave qui transforme la nature, et le réifie pour son propre règne de maître, sa propre suprématie de profiteur ! Ce, depuis le commencement du monde, l’histoire le prouve, et comme une fatalité, les structures conçues comme une kunée les rendant invisibles au moment où ils manœuvrent et manipulent, les maîtres gardent à peu près les mêmes catégories de miséreux travailleurs et ouvriers, esclaves des possédants auxquels appartiennent leur temps, leur corps, leur esprit et leur vie…

L’esclavage donc finit toujours par réifier l’individu, et en aucun cas n’apporte la dignité qui peut le rendre pleinement Personne humaine. Si nous avons fait ce détour vers la question de la liberté, c’est parce qu’un être privé de sa propre volition quant à la menée et l’orientation de sa vie, ne peut être digne de ses vocations humaines. La liberté étant la condition indispensable pour qu’un homme puisse être jugé et évalué à travers l’action.

Il s’agit pour l’instant de réduire les conflits sociaux en réduisant les écarts entre les classes par une économie dirigée sans pourtant faillir à un libéralisme politique respectueux des libertés civiles individuelles. Haïti doit y arriver pour être plus libre et plus équitable demain qu’aujourd’hui.

Je reprends, en terminant, ce leitmotiv civique et humaniste : Je m’implique et nous renaissons, je m’engage donc nous devenons !

Cela sous-tend naturellement la redéfinition de la politique par l’avènement du nouvel homme politique. Car le politique assumé et digne est un agent social du relèvement, un citoyen visionnaire qui met l’utopie en route dans le réel public.


[1De Teilhard de Chardin

[2Hegel in LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT