Par Faubert Bolivar
A l’occasion du dixième anniversaire de la disparition tragique du comédien haïtien Lobo, le 12 novembre 1997, à Paris
Soumis à AlterPresse le 12 novembre 2007
Le jour, c’était il y a dix ans, pas douze, où, d’un douzième étage, tu as jeté ton corps et ton sang sur l’asphalte glacé de Paris douzième, le chiffre c’est quelque chose pour un peuple magicien, un douze novembre mille neuf cent quatre vingt dix-sept, j’ai versé les larmes de mon corps sur les bancs de la terminale du Collège Jean-Price Mars où le jeune poète Robenson d’Haïti, que sont ces amis devenus, m’avait annoncé la nouvelle de ta mort, incapable, toutefois, de dire à mes camarades qui j’avais perdu, tu n’étais pour moi ni un frère, ni un cousin, même pas un ami ou un amant.
Tu n’ignorais pas que tu étais un modèle pour moi, toute la ville en parlait, et tu as dû me dire une fois de faire mon chemin et de te laisser le tien, mais, tu étais déjà en moi, lorsque j’ouvrais ma bouche, ta voix y entrait, parfois par effraction, souvent par habitude, aujourd’hui encore, je m’en doute, tu pourrais y trouver une petite place, sur une syllabe, une voyelle telle que tu l’aurais dite, une consonne telle que tu l’aurais scandée, lorsque je marchais, tu mettais tes pieds dans mes pas, ta démarche martiale, fuyant son ombre, j’avais honte de te trouver là où je ne m’attendais pas à te voir et m’évertuais à te cacher, mais plus je te cachais plus tu montrais ta tête éclairée par la souffrance.
C’est que j’ai pris part à ta souffrance, à ce que je croyais être ta souffrance, car la souffrance est personnelle comme le salut, je l’ai sentie, cette souffrance qui, parfois, arrache la gorge, et fait crier, Ewa, ou parfois étouffe le cri et fait dire, nan pwen djòl, même si la souffrance est étroite dans le cœur de celui qui souffre j’ai laissé la tienne baigner la mienne et j’ai pataugé dans ta révolte, pataugé seulement, parce que le chemin, tels souffrance, révolte et coeur, est personnel, et le chemin est étroit dans la main de celui qui marche.
Il y a que mon chemin m’a amené à la conscience que je dois vivre chaque matin, contrairement à toi qui a écrit souhaiter te pendre chaque matin, ayant tôt senti le pays qui t’a vu naître, et compris que mon modèle véritable était mon père, feu brave Messalon, celui qui m’a répété et répété que seule l’éducation élève l’homme à la dignité de son être, j’ai choisi la voie royale de l’instruction, aujourd’hui, je suis plutôt fier du choix, je le dis bien qu’ici on n’aime pas trop qu’on soit fier de soi.
Ce qui me fait penser à « Nèg Lakay », Paul Harry comme tu fus Karl Marcel, Petit- Homme comme tu fus Casséus, puissiez-vous aujourd’hui boire à ma santé dans la buvette à vous destinée au coin des artistes, il répétait avant de mourir, poitrinaire a-t-on dit, que tu ne t’es pas tué et qu’on t’a suicidé, j’avoue que je suis sensible à cette interprétation telle celle d’un Artaud martelant que la société a suicidé Van Gogh, et me demande si la grammaire n’est pas le seul obstacle au suicide des uns par les autres, n’a-t-on pas vu dans ce pays des hommes et des femmes prendre table, chaise, fourchette, couteau et bavoir pour découper l’âme d’un frère, rompre le corps d’une soeur, mâcher le rêve d’un ami, moi par exemple, j’ai fait la rencontre d’une femme qui m’aurait, écoute bien oui le mot pour voir la chose, dé-struc-tu-ré, à ce mot la, sérieusement, n’est-il pas préférable qu’on me mange et qu’on en finisse, ô poète !
La déstructure, c’est quoi la déstructure pour un homme, mais vive la déstructure, c’est sans doute ma folie, certainement j’aime la folie, n’est-elle pas la raison même, sauf qu’à la folie du fou qui va nu et sans gîte je préfère la folie du fou qui fout son corps dans son tonneau et à la folie du fou qui roule son tonneau dans les marchés publics je préfère la folie du fou qui bâtit son château, en Espagne au propre ou ailleurs, à Frères, à Paname, un château, du vrai de vrai, avec des murs comme un pare-brise, un pare-choc, et toute la para-structure.
Je ne me tuerai point Lobo, je me suis assez tué que je ne me tuerai point, une connaissance commune à nos deux jeunesses dirait que j’ai atteint l’âge ou la maladie de la vanité, mais à cette connaissance commune à nos deux jeunesses je dirais vanitas vanitatum omnia vanitas, en clair, tout est vanité, c’est-à-dire qu’il me faut de la vanité pour, passe-moi l’expression, vivre royal, je ne veux pas mourir je veux vivre pour faire œuvre, Lobo, je veux faire œuvre de la folie et du crachat, je veux faire œuvre du sang coulé à chaque soleil, œuvre du papa mort comme une bourrique chez l’équarisseur, œuvre de la maman infatigable dans l’amour, œuvre du petit frère aux yeux d’amour et d’espérance bue par la Bagdad, œuvre de la grande sœur aux bras immenses de chaud et de froid, œuvre du pays chaud dans la mourrance.
Fou, foutrement majuscule, c’était le titre d’un texte que je t’avais dédié une fois dans les colonnes du Nouvelliste, il y a quelques bonnes années maintenant, je l’avais terminé en disant que j’aurai le mérite de n’avoir pas choisi mon cul pour mourir, non, je ne mourrai pas dans mon cul, comme c’est la règle, ici, en ce sens, merci pour la folie de toi à moi transmise, la folie de refuser la règle consistant à mourir étouffé dans son cul résigné, la folie pour récuser la raison des chiens de mauvaise volonté, la folie pour, hors des colons et des bonimenteurs, jeteurs de sorts aux dents de mort, dire aux plus jeunes, puisqu’il y a désormais plus jeune que moi, n’écoutez pas ceux qui disent Seigneur, Seigneur, car, non seulement ils ne rentreront pas dans le royaume des cieux, mais, en plus, ils vous pousseront dans l’enfer…Ah ouais !