Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 19 octobre 2007
Un an et demi après son élection, le président Préval et son gouvernement se retrouvent au bord d’une crise institutionnelle qui pourrait entraîner le pays vers ce que certains observateurs politiques qualifient déjà de résurgence du présidentialisme autoritaire et autocratique (dérive antidémocratique). Avec l’annonce « non officielle » de la dissolution du Conseil électoral provisoire (CEP), l’Exécutif a lancé un ballon d’essai aux différents acteurs sociopolitiques du pays. Les réactions n’ont pas tardé à fuser : la décision de certains chefs de partis politiques de donner mandat à l’Exécutif pour renvoyer l’actuel CEP est vertement critiquée par leurs collègues de la classe politique. Le Grand rassemblement pour l’évolution d’Haïti (GREH), l’Alliance démocratique pour bâtir Haïti (ADEBAH) et le Parti libéral haïtien se sont opposés à la méthode utilisée par l’Exécutif pour renvoyer le CEP. Ces partis politiques ne sont pas les seuls favorables au maintien du Conseil électoral provisoire : le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (CCIH), Jean Robert Argant, croit le CEP capable d’organiser les élections indirectes et Rosny Desroches, directeur exécutif de l’Initiative de la société civile (ISC), estime qu’une décision consistant à renvoyer le CEP doit être interprétée comme une violation de la Constitution. Soulignons qu’au début du mois d’octobre, plusieurs autres institutions dont l’Église catholique et l’Église protestante avaient réaffirmé leur soutien au Conseil électoral provisoire.
Expression d’un projet autoritaire et autocratique ou d’une dérive antidémocratique de l’Exécutif présidentiel, l’annonce de la dissolution du CEP a semé la confusion et l’absence de transparence de l’Exécutif dans ce dossier, ébranle sérieusement le mince capital de confiance de la population envers le gouvernement en place. La confusion et la suspicion à l’égard de l’Exécutif introduisent-elles le doute sur « la vertu démocratique » du pouvoir de Préval ? Quelles seront les conséquences du renvoi définitif du Conseil électoral provisoire ? Haïti s’éloignera-t-elle une fois de plus de l’instauration d’un véritable État de droit ? Telles sont les questions que nous analyserons dans le texte suivant.
Un ballon d’essai explosif
Surprise, confusion, consternation voire indignation, telles ont été les émotions suscitées par l’annonce de dissolution du Conseil électoral provisoire faite par le ministre Joseph Jasmin [1] le 10 octobre. « La décision a été adoptée au Palais National lors d’une réunion entre le président de la République et les partis politiques représentés au sein de la coalition gouvernementale », a déclaré Joseph Jasmin tout en annonçant que des consultations se poursuivaient avec plusieurs secteurs de la vie nationale en vue de la formation d’un nouveau Conseil électoral provisoire. Cette annonce a déclenché des réactions tous azimuts dans la société haïtienne : le chef de file du Grand Rassemblement pour l’évolution d’Haïti (Greh), Himmler Rébu, a qualifié cette décision d’acte « de lâcheté et de traîtrise » en accusant les chefs de partis politiques d’avoir « livré les conseillers électoraux » [2]. De son côté, René Julien, de l’Alliance Démocratique pour Bâtir Haïti (Adebah), s’est opposé à la méthode utilisée par le pouvoir : « c’est du brigandage », a-t-il affirmé en regrettant que les procédures légales n’aient pas été respectées. La Fusion des sociaux-démocrates, quoique membre du gouvernement a aussi pris ses distances par rapport à la résolution de l’Exécutif. Le porte parole de la Fusion, Micha Gaillard, a précisé que « tous les acteurs politiques présents à la rencontre ne s’étaient pas ralliés au consensus » tout en mettant les protagonistes en garde pour que le pays n’aille pas à l’aventure. [3] Même consternation du côté des acteurs de la société civile : le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (CCIH), Jean Robert Argant, s’est dit « étonné » d’une telle décision qui « serait très grave d’imposer à la nation » ; Rosny Desroches, directeur exécutif de l’Initiative de la Société Civile (ISC), a pour sa part affirmé que si cette décision se concrétisait, elle serait interprétée comme une violation de la constitution. « La démocratie et l’État de droit sont menacés parce que la loi n’est pas respectée », a-t-il déclaré en prévenant le pays contre la formation d’un CEP partisan [4]. Enfin, de leur côté, les conseillers électoraux ont regretté que les divisions au sein du Conseil électoral provisoire aient été utilisées pour déclarer l’organisme inapte à organiser les prochaines joutes. Dans un communiqué daté du 11 octobre, les conseillers ont réitéré leur souhait de parachever leur travail en organisant les élections indirectes prévues par le décret de mai 2005. François Benoît, représentant du secteur privé et trésorier du CEP, a été quant à lui très explicite : pour lui, le CEP, dès sa création, a été infiltré par des « anarchopopulistes » qui « ont le soutien du pouvoir politique ». Il assimile la plainte le visant ainsi que deux de ses collègues à « une manœuvre tendant à ternir leur image ». Il estime que les instigateurs de cette plainte sont « des individus manipulés au plus haut niveau » [5].
Dans cette confusion totale, les questions principales sont les suivantes : pourquoi le Chef de l’État a-t-il lancé ce ballon d’essai ? Quel est le but de Préval ? Pourquoi ne souhaiterait-il pas la tenue d’élections indirectes ?
En premier lieu, rappelons la position officielle de la présidence suite aux multiples réactions suscitées par l’annonce du ministre Joseph Jasmin. Dans une note de presse en date du 12 Octobre, le Secrétariat Général de la Présidence a reconnu les consultations entreprises par le Chef de l’État auprès de différents secteurs politiques et ceux la société civile. Cette démarche, dit la note, « vise à garantir la poursuite de la stabilité politique dans le cadre des prochaines élections ». Même son de cloche du côté du Premier ministre qui souligne qu’il « n’y a pas encore eu de décisions arrêtées sur la situation du Conseil électoral provisoire » [6], tout en annonçant la décision finale du gouvernement dans un bref délai . Que constatons-nous ? La présidence, contrairement à ses dires, n’a pas consulté les différents secteurs politiques et ceux de la société civile. La décision de l’Exécutif a été annoncée suite à une réunion au Palais National avec uniquement des partis politiques or, le Conseil électoral est formé des représentants de neuf secteurs du pays. Ainsi, les églises (catholique, protestante et épiscopale), les secteurs privés, des droits humains, de la Cour de Cassation etc. n’ont pas été consultés.
En second lieu, rappelons qu’au moment même où des députés et sénateurs mobilisaient les membres du CEP et même l’ancien directeur général de cette institution, M. Jacques Bernard, pour juger de l’opportunité d’organiser des élections pour le renouvellement du tiers du Sénat, le Parquet de Port-au-Prince convoquait en septembre dernier certains conseillers électoraux devant le tribunal de première instance pour répondre de leur gestion au sein du CEP. Quelle était donc la pertinence de cette convocation à ce moment précis ? La question demeure même si le Nouvelliste [7] soulignait déjà que « le temps est trop court pour la réalisation de ces élections au mois de décembre, mais aucune force morale ne peut contester cette convocation des membres du CEP pour détournement de fonds, gabegie administrative ou malversations. Si l’Exécutif ou un autre secteur de la société n’est pas favorable à la tenue des élections pour le renouvellement du tiers du Sénat et des élections indirectes pour la formation des assemblées municipales et départementales, cette convocation est une balle en or qu’il faut cueillir au passage » [8]. Mais une balle en or pour qui ?
En troisième lieu, il est intéressant de consulter la dernière prise de position du Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes (RDNP), principal parti d’opposition, qui déclare observer « avec consternation et inquiétude, mais sans surprise, l’évolution de la situation politique du pays ». Sortant de sa réserve, la nouvelle Secrétaire générale du parti, la constitutionnaliste Myrlande Manigat, note « le discrédit dans lequel l’institution toute entière (du CEP) est tombé ». D’un autre côté, écrit Mme Manigat, « le Gouvernement - de déclarations en fausses confidences, d’expressions du respect de l’orthodoxie constitutionnelle en annonces à peine voilées de recours à la raison d’État qui est le contraire de l’État de droit- semble avoir planifié l’issue d’une évolution qui a conduit le pays à la situation actuelle face à laquelle la population se demande, à bon droit, quelles sont ses intentions et quelle stratégie il mettra en œuvre pour les concrétiser ». La Secrétaire générale du RDNP refuse de prendre parti dans ce qu’elle qualifie de « lamentable bras de fer à l’issue duquel le gagnant sera le plus fort, mais non la Loi et les principes ». Toutefois, elle souligne les faits suivants :
1. « Aux termes du Décret du 3 février 2005 publié dans Le Moniteur du 11 février (160ème Année, Spécial No1), le CEP actuel n’a pas de compétence pour organiser les élections pour le tiers du Sénat ».
2. « le Décret, curieusement ne fixe pas un terme temporel mais fonctionnel au mandat du CEP sous la forme d’une référence pratique, jusqu’à la réalisation des élections directes et indirectes, tel que détaillé à l’Article 31. Toutefois, il introduit une faille de procédure à l’Article 30 dans la mesure où la tenue des dites élections, directes et indirectes, est conditionnée par la publication d’un Arrêté présidentiel qui fixe l’objet, les lieux et la date de la convocation ». [9]
Ainsi, pour la Secrétaire générale du RDNP, il s’agit là « d’une alternative délétère car une liberté est laissée à l’Exécutif qui n’est pas contraint d’adopter cet Arrêté dans des délais raisonnables, ou de ne pas le faire, et c’est exactement la situation que la carence du texte, incontournable, a créée, conséquence d’une attitude irresponsable mais sans doute voulue qui a consisté à laisser trainer les choses. Le CEP avait, le 24 mai 2007 acheminé un Projet de loi dans ce sens à l’Exécutif, mais aucune suite, apparemment, n’avait été donnée à la démarche, alors que la Chambre des Députés était encore en fonction ». « Ici encore, on doit dénoncer l’opacité des décisions [10] » conclut-elle.
Dérive antidémocratique : accidentelle ou intentionnelle ?
Certains observateurs politiques, dans leur acharnement contre Préval- qu’ils considèrent toujours comme l’héritier politique d’Aristide et, par là-même, comme un populiste- s’obstinent à croire que le Chef de l’État n’ayant selon eux aucune vision, conduit le pays vers une dérive présidentialiste, antidémocratique due principalement à son ignorance de la responsabilité de l’État et de sa gestion. Pour eux, René Préval risque de plonger le pays dans une crise institutionnelle tout simplement parce qu’il est incompétent. D’autres, et pas des moindres, pensent que Préval est une « marionnette » qui ne pourra pas « même s’il le voulait instaurer un programme populaire (…) car il préside sous l’auspice de l’occupation militaire étrangère (…) Il est clair que Préval ne peut être qu’un otage ou un collaborateur du régime d’occupation de Washington », écrivait pendant la dernière campagne présidentielle le journal Haïti Progrès –qui a pourtant soutenu ouvertement et farouchement le régime d’Aristide. Ce journal avait prévu l’échec de la candidature de Préval : il s’est piteusement trompé. Encore une fois, il nous semble que, comme sous le régime de Jean-Bertrand Aristide, ces observateurs sous-estiment les héritiers de Lavalas. Pour eux, la dérive présidentialiste, antidémocratique qui se profile à l’horizon serait donc « accidentelle ». Et si Mme Manigat avait raison ? Et si, comme elle l’écrit, « le gouvernement avait planifié l’issue d’une évolution qui a conduit le pays à la situation actuelle face à laquelle la population se demande, (…), quelles sont ses intentions et quelle stratégie mettra-t-il en œuvre pour les concrétiser ? [11] »
En premier lieu, rappelons les exigences d’un État de droit. Ce dernier se définit comme un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit [12]. Cette notion, d’origine allemande (Rechtsstaat), a été redéfinie au début du vingtième siècle par le juriste autrichien Hans Kelsen, comme un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée. L’existence d’une hiérarchie des normes constitue l’une des plus importantes garanties de l’État de droit. Dans ce cadre, les compétences des différents organes de l’État sont précisément définies et les normes qu’ils édictent ne sont valables qu’à condition de respecter l’ensemble des normes de droit supérieures. Au sommet de cet ensemble pyramidal figure la Constitution. Or, à son retour de la 62ème Assemblée Générale des Nations Unies en septembre, René Préval a publiquement qualifié la Constitution de 1987 d’être une « source d’insécurité ». Lors d’une conférence de presse à l’aéroport, il a déploré le rythme électoral imposé par la charte de 1987, notamment pour le renouvellement du tiers du Sénat. « Selon le régime de la constitution actuelle, nous devons organiser des élections tous les deux ans pour renouveler le tiers du Sénat », a rappelé le président de la République, indiquant que les scrutins auraient pu se dérouler dans des intervalles de quatre ou cinq ans dans le but d’épargner des dépenses exorbitantes au pays [13].
Malgré ses multiples imperfections, il faut reconnaître que la Constitution organise la vie nationale et , comme souligné par Myrlande Manigat, « une position légaliste commande son application afin de respecter et faire respecter l’État de droit qui est (…) le contraire de la raison d’État à laquelle on a trop souvent recours tout comme à une logique aberrante selon laquelle telle décision est politique et non juridique, comme si la première ne devait pas s’arcbouter sur des principes normatifs » [14]. Or, dans ce bras de fer qui oppose l’Exécutif au CEP, la création d’une Assemblée constituante crédible est déjà obsolète. Certains analystes pensent aussi que René Préval ne souhaite pas les élections indirectes car elles pourraient effriter son pouvoir qui est déjà faible. Or les élections indirectes verront naître les Assemblées territoriales qui assureront notamment la décentralisation du pouvoir central. « Ces élections de fait octroient aux Assemblées territoriales le partage de pouvoirs qui n’étaient que du domaine exclusif du pouvoir exécutif : la nomination des juges de paix, des juges de première instance et des juges d’appel, la participation aux réunions du cabinet ministériel, avec voix délibérative, etc. [15] » De plus, on peut comprendre les réticences de Préval par rapport à sa base, déjà fragile, qui risque de se montrer hostile envers lui.
À travers la voix de Joseph Jasmin, l’Exécutif avait annoncé une résolution du conflit entre le CEP et lui pour le 17 octobre. Au moment où nous parachevons ce texte, nous apprenons que le Président Préval a prôné une réforme en profondeur de la Constitution. À l’occasion de la commémoration du 201ème anniversaire de la mort de Jean-Jacques Dessalines, le Chef de l’État a souligné une fois de plus que la Constitution était « une grande source d’insécurité pour l’avenir d’Haïti. » L’échéancier électoral auquel la Constitution soumet le pays, l’exigence du délai de 5 ans que doit observer un président avant d’être réélu, l’impossibilité pour le président de démettre un Premier ministre qu’il a lui-même nommé, la procédure d’amendement de la Constitution elle-même, voilà, selon le Chef de l’État, autant de vecteurs d’instabilité politique [16].
Réagissant aux propos du président, la constitutionnaliste Myrlande Manigat a souligné que la Constitution ne peut être une source d’instabilité pour le pays. Au contraire, souligne-t-elle, elle en est la boussole et la référence sur le plan juridique. « Le seul facteur juridique ne saurait être cause de cette instabilité » a laissé entendre la Secrétaire générale du RDNP. Madame Manigat a rappelé à tous que les élections pour le renouvellement du tiers du Senat ont été établies depuis deux siècles à travers la constitution de 1806. « Ce n’est pas une invention de la Constitution de 1987 », a-t-elle soutenu. À son avis, ce ne sont pas les élections en elles-mêmes qui pourraient être causes de l’instabilité, mais la manière dont elles sont réalisées. « Les élections, c’est le mode le plus démocratique de consultation de la population, elles ne sauraient être en cause » a-t-elle conclu [17].
Soulignons que selon M. Préval, la charte fondamentale votée le 29 mars 1987 avait entre autres objectifs de faire obstacle à un éventuel retour de la dictature dans le pays. « Vingt ans après, le danger d’un retour à la dictature est en train de disparaître », a-t-il constaté, avant d’exprimer l’espoir que le peuple sera convaincu comme lui de la nécessité de travailler ensemble sur les germes d’instabilité contenus dans la Constitution. Toutefois, après le récent passage destructeur d’Aristide au pouvoir, plusieurs observateurs ne partagent pas l’avis de M. Préval et craignent déjà que les amendements de la Constitution se fassent en faveur de la pérennisation de son pouvoir.
D’autre part, si presque tous les secteurs de la société s’entendent sur le fait que la Constitution doit être amendée, tout le monde s’accorde aussi à dire que ces amendements ne peuvent se faire que dans les prescrits de cette même Constitution. Le Président a proposé la mise en place d’un groupe d’experts haïtiens et étrangers en vue d’explorer des formules appropriées à la réforme de la Constitution ; une suggestion qui ne manquera pas de choquer la population dans un contexte où la réforme de la Justice a déjà été confiée à la MINUSTAH [18]. Pourquoi confier la réflexion sur ces amendements à des étrangers ? Notons aussi que le président Préval a suggéré d’instaurer une Cour constitutionnelle. D’autre part, nous avons fait une lecture rapide du rapport sur la question constitutionnelle des professeurs Claude Moïse et Cary Hector rendu public ce mercredi. Ce rapport ne mentionne pas l’urgente nécessité d’intégrer la diaspora haïtienne dans le développement du pays ni la question essentielle de la double nationalité. Ce document se concentre essentiellement sur la réforme du partage des pouvoirs.
Pourtant, lors de son discours du 17 octobre le Président a aussi déploré l’exclusion de la vie civile et politique du pays des haïtiens de la diaspora à l’origine de 25% du PIB et relevé que même la décentralisation, une « innovation révolutionnaire » de la charte fondamentale est confrontée à des problèmes d’application [19]. Enfin, il faut souligner que le public n’a jamais été informé sur l’identité des membres de cette « Commission » qui s’est penché sur les obstacles constitutionnels : si le nom de M. Claude Moïse avait circulé, il est clair que deux personnes ne suffisent pas à former une commission et que la formation de cette dernière n’a jamais été rendue officielle.
Aristide a tout fait pour détruire les institutions nationales. René Préval contrairement à Aristide, recherche le consensus pour appuyer ses décisions. Il n’en demeure pas moins vrai que le Chef de l’État a provoqué un choc de méfiance et la dérive présidentialiste et antidémocratique qui s’annonce pourrait se concrétiser pour raison d’État comme dans le passé. Rappelons, comme l’a souligné le Professeur et ex-membre du Conseil des sages [20], Christian Rousseau lors d’une entrevue téléphonique qu’il nous accordée cette semaine, que « toutes les crises politiques majeures de ces dernières années ont été précédées de conflit entre l’Exécutif et des institutions majeures : conflit entre l’Exécutif et le Parlement avant le coup d’État de 1991 avec des attaques de Préval contre le Parlement, conflit entre les 2 branches de l’Exécutif sous Aristide-Smarth de 1996 à 1997, conflit entre Exécutif et Parlement, entre l’Exécutif et CEP débouchant sur les élections contestées de 2000 avec encore Préval comme acteur majeur, conflit entre l’Exécutif et UEH [21] sous Aristide en 2002 . » Aujourd’hui, Haïti ne peut plus se permettre d’entrer dans une crise institutionnelle et si par malheur les autorités ne recouvrent pas la raison, elles ne seront pas en mesure de contrôler la situation. Préval comme Aristide ont toujours été des adeptes de la politique de survie et de ce fait, les institutions qui elles, ont besoin de la durée pour construire leur pouvoir, ne font pas partie de leur univers politique. Les adversaires du pouvoir peuvent mettre de l’huile sur le feu et profiter de la situation actuelle pour entraîner la nation dans des polémiques sémantiques avec l’Exécutif concernant le CEP ou la Constitution. S’ils choisissent cette voie, ils participeront à la dégradation de la situation du pays qui est déjà extrêmement fragile. Tout en restant vigilants, il serait plus constructif de souligner, comme l’a fait le Professeur Christian Rousseau lors de notre entretien téléphonique, que « les mesures annoncées risquent de compromettre encore plus la capacité du gouvernement à proposer un plan de développement national pour lutter contre la dégradation accélérée de notre milieu naturel ainsi que de notre environnement économique, social et culturel et pour produire de la richesse dans un cadre de rapports sociaux équilibrés. À la lumière de ce plan le gouvernement pourra éventuellement mettre en évidence les éléments de blocage de la Constitution de 1987. Cela aura une vertu pédagogique et rendra le débat plus rationnel et moins passionnel. »
Un an et demi après l’élection de René Préval, la construction de l’État de droit et le renforcement des institutions démocratiques sont restés au stade de simple promesse. Tout État de droit se caractérise par une justice indépendante et le respect des droits humains. En ce qui a trait à la Justice, le rapport du RNDDH [22] intitulé « L’Ombre de l’État de Droit » est sans appel : « les revendications de justice du peuple n’ont pas été prises en considération par le gouvernement Préval - Alexis. Les efforts consentis dans le cadre de la réforme de la justice sont loin d’aboutir. La dépendance de la Justice vis-à-vis de l’Exécutif s’est raffermie. Des magistrats corrompus réintègrent le système et le Ministère de la Justice est vu comme une institution amorphe. » [23] Dans toute démocratie digne de ce nom, les droits humains apparaissent comme fondamentaux pour la hiérarchie des normes, et sont considérés comme le socle ultime de l’organisation juridique. Or ces droits sont totalement bafoués en Haïti. En témoigne la dernière déclaration de la Plate-forme des organismes haïtiens de défense des droits humains (Pohdh) qui, à l’occasion de la Journée Mondiale de l’alimentation le 16 octobre a affirmé qu’en Haïti, « manger est un luxe [24] ». En témoignent aussi les 7000 familles sinistrées, les 45 morts enregistrés dans les dernières inondations qui démontrent, une fois de plus, que l’État ne rempli toujours pas son rôle de protecteur des vies et des biens. Les inondations de ces deux dernières semaines ont affecté la vie de 700.000 enfants et de 1.4 million de personnes selon Véronique Tavau, porte parole de l’UNICEF à Genève [25]. On tergiverse en politique pendant que le pays s’en va vers la mer, avec des torrents de boue et de cadavres.
Ce 17 octobre, alors que le Président Préval lançait l’idée de réformer la Constitution, les enfants de la patrie de Jean-Jacques Dessalines avaient d’autres préoccupations plus urgentes : ils l’ont manifesté en réclamant la baisse du prix des produits de première nécessité. « La vi a trò chè, fòk pri manje bese [26] », criaient-ils. D’autres manifestants ont, quant à eux, défilé du Pont-Rouge au Champ de Mars, en revendiquant de meilleures conditions de vie et des emplois. Les signes d’impatience de la population commencent donc à se manifester et le Chef de l’État ne devrait pas oublier que cette Constitution a implanté dans la conscience collective le concept de la protection de leurs droits, notamment le droit à l’éducation, à la santé dans un environnement sécurisé. Or ce peuple se retrouve sans recours aujourd’hui face à une misère grandissante et une insécurité qui reprend de l’élan. En tant que Président, René Préval a prêté serment en jurant de défendre cette Constitution. Pourquoi cette précipitation à la changer aujourd’hui ? La réponse à cette question cruciale reste pendante mais c’est d’elle que dépendra l’avenir immédiat de la démocratie haïtienne.
Montréal, le 18 octobre 2007.
[1] Ministre chargé des relations entre l’Exécutif et le Parlement
[2] Radio Métropole Réactions tout azimut contre l’éventuelle mise au rencart du CEP, 11 oct 2007
[3] Ibid
[4] Ibid
[5] Site web de La MINUSTAH en Haïti, Le CEP dans un imbroglio politico-juridique, 17 octobre 2007
[6] Signal FM, La présidence prend ses distances des allégations selon lesquelles le Chef de l’État aurait déclaré le C.E.P Caduc, 13 octobre 2007.
[7] Le plus ancien quotidien d’Haïti
[8] Le Nouvelliste, L’actualité en question, 20 septembre 2007
[9] Myrlande Manigat, Position du RDNP face à la conjoncture, 15 octobre 2007
[10] Myrlande Manigat, Réactions du RDNP face à la conjoncture, 15 octobre 2007.
[11] Haïti Progrès, La candidature de René Préval : Trois Issues, trois échecs ! , Vol 23 no 46, 25 janvier 2006
[12] Définition de l’État de droit par le site gouvernemental vie-publique.fr http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/approfondissements/qu-est-ce-que-etat-droit.html
[13] Le Matin, Selon le Président Préval : « La constitution de 1987 est source d’instabilité », 10 septembre 2007
[14] Myrlande Manigat, Réactions du RDNP face à la conjoncture, 15 octobre 2007
[15] Robert Benodin, Actualités politiques, grandes lignes, 13 octobre 2007
[16] Ladenson Fleurival, Commémoration de la mort de Dessalines / Haïti ou « 201 ans d’instabilité politique », selon le président René Préval, Le Matin, 18 octobre.
[17] Idson Saint-Fleur, Mirlande Manigat n’approuve pas les commentaires du président René Préval sur la constitution de 1987, Signal FM, le 18 octobre 2007
[18] Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation d’Haïti.
[19] Radio Kiskeya, Le Président René Préval dénonce la constitution comme une "grande source d’instabilité", 17 octobre 2007.
[20] Le Conseil des Sages a été formé par une commission tripartite le 5 mars 2004. Il avait un rôle de contrôle et de consultation auprès de l’Exécutif sous le gouvernement de transition de 2004 à 2006
[21] Université d’État d’Haïti
[22] Réseau National de Défense des Droits Humains
[23] RNDDH, L’Ombre de l’État de Droit, 24 juillet 2007
[24] Gotson Pierre, Haïti : Manger demeure « un luxe », AlterPresse le 16 octobre 2007
[25] Radio Kiskeya, Les inondations affectent 700.000 enfants en Haïti, selon l’UNICEF, 16 octobre 2007
[26] « La vie est trop chère, il faut baisser le prix de la nourriture